RÉPÉTITION VS GÉNÉRALITÉ Deleuze // Maria Orlova

so 1467378181235 SO | 2021-03-02 07:01

Deleuze entame son ouvrage en affirmant la différence de nature entre la répétition et la généralité. Cette dernière implique deux ordres : qualitatif, celui des ressemblances et quantitatif, celui des équivalences. Toutefois, ce que Deleuze désigne comme critère de la généralité, c’est l’échange, la substi­tution des éléments particuliers, tandis que dans le cas de la répétition nous avons affaire à une singularité insubstituable. En tant que conduite la répétition concerne toujours quelque chose d’unique. Il ne s’agit pas de l’accumulation des phénomènes particuliers, mais de la puissance universelle d’un seul événement. Ainsi la prise de la Bastille répète déjà toutes les fêtes qui la commémoreront.

Ayant révélé la distinction de la répétition et de la généralité du point de vue des conduites, l’auteur met en valeur celle du point de vue de la loi. La généralité est du côté de la loi qui entend les variations des particuliers soumis à elle. En condamnant ses sujets aux changements, la loi de la nature atteste l’impossibilité de la répétition. Les constantes qu’on découvre dans le cadre d’une loi se transforment en variables au niveau d’une autre, plus géné­rale. Deleuze indique que la répétition dans la nature, si elle s’avère possible, est de l’ordre du miracle. Elle se produit au-delà des lois de la nature, même contre ces lois. Le philosophe insiste sur le fait que la répétition est toujours transgression. Cependant il admet un rapport entre la répétition et la loi en ce qui concerne l’expérimentation scientifique. Celui-ci se trouvant nécessai­re­ment mathématisé suppose un passage de l’ordre de ressemblance à l’ordre d’égalité au sein de l’ordre général. Deleuze marque que la répétition pourrait apparaître dans ce passage, mais il ne s’agit ici que d’une répétition purement hypothétique.

Quant à la loi morale, c’est elle qui semble rendre possible la répétition dans le domaine du Devoir exigeant sa réaffirmation quotidienne, d’autant plus qu’à la différence de la loi de la nature, elle attribue à ses sujets un pou­voir législatif. Ce dernier point a été mis en relief par Kant dont l’impératif caté­gorique ne présente rien d’autre qu’une épreuve de la répétition. Pourtant, d’après Deleuze, tout ce qui a été dit sur la loi de la nature est juste relativement à la loi morale. Le philosophe indique qu’on reste dans l’ordre de généralité, pour cette fois celle de l’habitude qui est la seconde nature. On retrouve ici également l’ordre des ressemblances et l’ordre des équivalences. C’est dans leur cadre que varient des actions et des intentions particulières. De la même façon la répétition n’est possible qu’entre deux généralités : celle de perfectionnement de l’action et celle de l’intégration de nouvelles si­tua­tions à l’habitude. Mais si elle est possible, elle sape la loi morale aussi bien qu’elle renverse les lois de la nature. Deleuze distingue deux manières de faire tomber la loi dans la sphère de la morale. La première, ironique, consiste à remonter vers les principes en dénonçant leur caractère dérivé ; la deuxième, humoristique, suppose la descendance vers les conséquences qu’on pousse jusqu’à l’absurdité. C’est de l’ironie et de l’humour que, selon le philosophe, relève la répétition.

En matière de la pensée de la répétition Deleuze décèle une convergence remarquable chez les philosophes aussi distincts que Kierkegaard et Nietzsche. (D’après lui, il faudrait joindre Charles Péguy à ces penseurs de la répétition). Deleuze dégage quatre points communs aux deux auteurs chez qui la répétition devient la catégorie fondamentale de la philosophie de l’ave­nir. En premier lieu, ils font d’elle quelque chose d’absolument nouveau, une puissance qui enchaîne la volonté autant que la délivre, qui rend malade et qui apporte la guérison. En second lieu, les deux penseurs opposent la répétition aux lois de la nature. Tandis que Kierkegaard nie clairement sa possibilité dans la nature, Nietzsche considère la répétition dans l’éternel retour en tant que l’essence de la nature qui chez lui ne se réduit aucunement au règne des lois. En troisième lieu, ils opposent la répétition à la loi morale. Job et Abraham, les personnages clés de Kierkegaard, incarnent, au point de vue de Deleuze, deux modes, ironique et humoristique, de son renversement. Quant à l’affirmation de l’éternel retour comme épreuve de volonté que propose Zarathoustra, elle dépasse infiniment le formalisme kantien. En quatrième lieu, aussi bien qu’à l’habitude, ces philosophes opposent la répétition à la mémoire. Chez eux l’Oubli devient dans la répétition une puissance positive. Deleuze souligne que tous les deux pensent en termes de puissance. C’est celle de l’inconscient que Kierkegaard et Nietzsche font valoir.

Après avoir révélé cette coïncidence frappante Deleuze se demande comment elle est possible compte tenu de la différence énorme entre les idées de deux penseurs. Tout d’abord Deleuze désigne le mouvement comme ce qui importe à tous les deux. Cependant il met en valeur le fait que Kierkegaard et Nietzsche ne cherchent point à donner quelque repré­sen­tation originale du mouvement puisque ils savent bien que la représentation implique toujours la médiation. Au lieu de représenter le mouvement ils visent à le produire dans leur œuvre de telle façon qu’il puisse atteindre directement l’esprit. Cette manière de penser, selon Deleuze, dénote en eux des hommes de théâtre, des metteurs en scène devançant leur siècle. Il affirme que chez Nietzsche et Kierkegaard la nouvelle philosophie se double d’un incroyable théâtre de l’avenir. Les penseurs ne réfléchissent pas sur le théâtre, ils le vivent en tendant à combler l’intérieur vide des masques. Kierkegaard le remplit par la différence absolue du fini et de l’infini et fonde ainsi son théâtre de la foi, alors que Nietzsche dans son théâtre dionysiaque y place la différence absolue dans la répétition de l’éternel retour. Au théâtre de la répétition de Kierkegaard et de Nietzsche Deleuze oppose le théâtre hégélien de la représentation. Celle-ci ne donne qu’un mouvement médiat, rapporté au concept abstrait. Dans le théâtre de la représentation le mou­vement réel s’avère sacrifié au mouvement logique. Le penseur insiste sur le fait que la dialectique hégélienne ne nous propose qu’un faux théâtre où les successions spéculatives et les oppositions masquent l’essence authentique du mouvement dans la nature et dans l’histoire qui est la répétition.

En accentuant les recoupements des idées des deux philosophes Deleuze ne perd pas de vue quand même les différences entre eux. Il est loin de les réduire à la différence de nature des Dieux révérés par l’un et l’autre. Deleuze indique que le théâtre de la foi inventé par le penseur danois valorise le mou­vement spirituel qui s’efforce de dépasser l’ironie et même l’humour. Cepen­dant le théâtre nietzschéen est celui de l’incroyance où l’ironie et l’humour se trouvent indépassables dans le mouvement de la nature. Tandis que Kierkegaard espère obtenir la répétition surnaturelle dans un renou­vel­lement de l’alliance entre le Dieu et le Moi, la répétition dans l’éternel retour s’appuie sur la mort de Dieu et sur la dissolution du Moi. Deleuze qui préfère mani­fes­tement le point de vue de Nietzsche marque que la répétition chez lui se révèle le plus naturel dans la nature.

Deleuze revient à la confrontation de la répétition et de la généralité en ajoutant aux oppositions déjà signalées, celle du point de vue de la conduite et celle du point de vue de la loi, la distinction du point de vue du concept. Il examine d’abord le cas du concept d’une chose particulière, du concept à compréhension infinie. L’auteur montre que cette dernière, en rendant pos­sible la mémoire et la conscience de soi, rend possible la représentation comme médiation qui implique la différence comme la différence concep­tuelle. Il indique, cependant, qu’un concept comprenant une infinité de dé­ter­minations peut toujours être bloqué au niveau de chacune d’entre elles. Sa compréhension peut être artificiellement limitée au profit de son extension. Le concept acquiert alors une généralité ; ce qui signifie qu’aucune chose particulière ne lui correspond plus hic et nunc, qu’il ne s’agit désormais que d’un jeu des ressemblances et des différences conceptuelles.

Ensuite, Deleuze prend le cas d’un concept à compréhension finie qui passe à l’existence spatio-temporelle en obtenant l’extension = 1. D’après lui, le déchirement entre cette extension et l’extension infinie exigée par la com­préhension faible aboutit à ce qu’il appelle une « extension discrète », à un pullulement des individus identiques par rapport au concept. Nous avons affaire ici à une vraie répétition dans l’existence produite par le blocage natu­rel du concept qui, à la différence du blocage artificiel renvoyant à la simple logique, renvoie à la logique transcendantale. Deleuze souligne que la répé­tition dans l’existence met en relief les limites de la puissance du concept. Les atomes épicuriens sont l’exemple d’une telle répétition. À cet exemple l’auteur joint un autre, plus fiable, celui des atomes linguistiques, des mots dont la répétition dans la parole et dans l’écriture forme la puissance authen­tique du langage.

À la recherche d’autres types de blocage naturel, Deleuze suppose un concept à compréhension indéfinie (ou virtuellement infinie). Puisque son extension est aussi indéfinie ce concept peut toujours subsumer des objets identiques. Le penseur insiste sur le fait que dans ce cas le concept demeure le même pour des objets distincts ce qui démontre l’existence des différences non conceptuelles. Deleuze se réfère ici à Kant qui dans le paradoxe des objets symétriques a accentué l’existence des déterminations purement spatio-temporelles ou oppositionnelles. Deleuze affirme que ces déter­mi­na­tions relèvent de la répétition qui se manifeste comme la différence sans concept. Il est important, de son point de vue, que les concepts à com­préhension indéfinie sont les concepts de la nature. Il les qualifie d’aliénés, puisque c’est l’esprit se représentant la Nature qui les forme et les rapporte à des objets, qui sont eux-mêmes privés de mémoire. Tandis que la Nature répète, l’esprit se trouve capable de soutirer quelque chose de nouveau de cette répétition.

Deleuze indique encore un exemple du blocage naturel. Cette fois, il s’agit d’un concept à compréhension infinie doté de mémoire mais dénué de cons­cience de soi. Dans ce cas il y a une représentation mais elle n’est pas recon­nue, il y a un souvenir à qui manque l’élaboration. D’après Deleuze, un savoir, tel que celui-ci, ne présente que la répétition de son objet. La répétition se manifeste ici comme l’inconscient du libre concept, l’inconscient de la repré­sentation. Le refoulement a été désigné par Freud en tant que la cause du blocage de ce type. Dans la perspective freudienne on peut formuler le prin­cipe du rapport inverse entre la répétition et la conscience. Selon ce principe, on répète d’autant plus son passé qu’on a moins conscience de s’en souvenir.

Deleuze revient au théâtre de la répétition. Il note que cette dernière appa­raît toujours deux fois : sous son aspect tragique et sous son aspect comique. Le héros sur la scène répète parce qu’il « ne sait pas qu’il sait ». Un savoir qui le met en mouvement agit en lui en tant qu’une représentation bloquée. Dans le théâtre de la répétition ce savoir est représenté dans l’espace scénique de telle façon que le héros ne se le représente pas. Il le joue jusqu’au moment de « reconnaissance » où la répétition et la représentation se réunissent enfin sans se confondre.

Ayant considéré les trois types de blocage naturel liés aux concepts no­mi­naux (à compréhension finie), aux concepts de la nature et aux concepts de la liberté, Deleuze constate que dans tous ces cas, ce qui permet de faire révéler la répétition c’est l’identité absolue du concept qui embrasse des objets distincts. On obtient ainsi la définition de la répétition comme une dif­férence sans concept, mais cette définition est de toute évidence négative. Dans tous les trois cas l’explication s’appuie sur l’insuffisance du concept ce qui ne peut pas satisfaire le philosophe qui cherche une force positive qui permettrait de rendre compte du blocage naturel autant que de la répétition.

En poursuivant cet objectif il s’adresse de nouveau à la psychanalyse. D’après lui, la découverte cruciale du freudisme était celle de l’instinct de mort qui dans Au-delà du principe de plaisir s’est avéré mis en rapport avec les phénomènes de la répétition. Dans le sillage de Freud, Deleuze affirme que, paradoxalement, c’est dans cet instinct que consiste le principe positif ori­gi­naire de la répétition. La question se pose aussitôt, celle de la forme que prend la répétition alimentée par l’instinct de mort. Il s’agit du rôle des dégui­sements dans la répétition. Sur ce point le freudisme classique et la théorie de répétition deleuzienne divergent. Le fondateur de la psychanalyse s’en tenait au modèle d’une répétition brute et nue que des déguisements et des variantes sont censés recouvrir, tandis que Deleuze les désigne comme les éléments constitutifs de la répétition. Il insiste sur le fait que la répétition ne se dissimule pas sous les masques, mais se forme d’un masque à l’autre, qu’elle est inséparable des déguisements. En mettant en valeur le caractère sym­bo­lique de la répétition le philosophe renverse le rapport du « nu » et du « vêtu » dans ses manifestations. Chez Deleuze, c’est une répétition nue, celle du Même, un cérémonial obsessionnel par exemple, qui sert d’enveloppe extérieure pour une répétition se déroulant dans une dimension trans­cen­dan­tale que fournit l’instinct de mort.

En accentuant une fois de plus la différence entre la répétition et la re­pré­sentation, Deleuze indique que certaines expériences par leur nature ne peuvent pas être représentées, mais seulement vécues dans la répétition. C’est la répétition qui détermine le refoulement. Le principe du rapport inver­se entre la répétition et la conscience ne paraît plus fiable. Deleuze rappelle que Freud lui-même savait bien de sa pratique thérapeutique que la simple prise de conscience d’un souvenir bloqué ne met pas fin à la répétition. L’opération capable d’assurer la convalescence, c’est le transfert qui présente la figure de la répétition. C’est elle qui rend malade et qui guérit, qui enchaîne et qui sauve, poussée par l’instinct de mort qui lui communique un sens immanent dans lequel la terreur et le mouvement libérateur sont unis.

En quête de l’essence de la répétition qui échappe à l’explication par l’identité du concept Deleuze prend le cas qui se situe à la frontière des concepts de la nature et des concepts de la liberté, celui de la répétition d’un motif de décoration. Le philosophe marque que si on ne prend en consi­dé­ration que l’effet du travail artistique, ce dernier semble consister dans la juxtaposition des exemplaires identiques d’une figure. Cependant, en réalité, de telle création est un processus dynamique constitué par un déséquilibre, une instabilité, une dissymétrie qu’y introduit l’artiste. Le philosophe souligne que ce qui est juste pour la causalité artistique, l’est pour la causalité en général : elle possède la possibilité d’avoir moins de symétrie que l’effet. Cette possibilité logique se réalise dans un processus physique de signalisation, dans des signes qui comprennent déjà une différence interne.

Le cas de la répétition d’un motif décoratif nous révèle le manque de sy­métrie comme la vraie positivité du processus causal. L’examen de la causa­lité artistique permet à Deleuze de discerner deux types de répétition. Il y a une répétition statique qui ne porte que sur l’effet abstrait de l’œuvre. La répé­ti­tion de ce type relève d’un concept identique et n’admet qu’une diffé­rence externe. La répétition du second type est celle-ci dynamique qui con­cerne la cause agissante et implique une différence interne. Deleuze insiste sur la dis­tinc­tion radicale de ces deux types de répétition qui sont des ordres diffé­rents. Le premier est de l’ordre de la représentation médiatrice, le second est de l’ordre de l’Idée créatrice. Cette distinction est corroborée par les études sur la symétrie et sur le rythme qui de la même façon font valoir l’inégalité essentielle de deux types de répétition. Elles attestent une fois de plus que la répétition du Même (la répétition nue) n’est toujours qu’un masque pour une répétition plus profonde qui la constitue et constitue elle-même dans son déguisement.

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Deleuze se demande ensuite, si l’explication de la répétition par l’identité du concept est efficace dans le domaine des concepts nominaux. En prenant la rime en qualité d’exemple de la répétition verbale il indique que celle-ci comprend dans ce cas la différence entre des mots, qu’elle insère cette diffé­rence dans l’espace engendré par une Idée poétique. Cependant la répétition d’un même mot est considérée par le philosophe en tant qu’une « rime géné­ra­lisée », qu’une répétition réduite. Il désigne deux manières de telle géné­ra­lisation incarnées par Raymond Roussel et Charles Péguy, deux grands répé­ti­teurs de la littérature. La méthode de Roussel est centrée sur les phénomè­nes d’homonymie, la répétition chez lui cherche à inscrire le maximum de dif­fé­rence dans l’intérieur des mots à double sens. Péguy pro­cè­de tout autrement en s’occupant de la synonymie. Il s’agit dans ce cas des différences minuscules dans la répétition qui créent peu à peu l’espace intérieur des mots. Deleuze signale que les deux écrivains tendent à substi­tuer à la répétition par insuffisance du concept nominal une répétition par excès d’une Idée linguistique.

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Il est évident que la répétition joue le rôle principal dans l’apprentissage, pourtant Deleuze affirme que ce n’est pas la reproduction du Même qui présente son ressort. Selon lui, apprendre ce n’est pas reproduire une repré­sentation en mouvements, mais répondre à un signe. Le philosophe met en valeur le fait qu’il y a toujours une différence entre le signe et la réponse qu’il revendique. Ainsi les mouvements du nageur se distinguent des mouvements de la vague. On apprend à nager en appréhendant ces mouvements comme des signes, en créant l’espace de la rencontre avec ces signes. C’est dans cet espace que se forme la répétition qui comprend la différence. L’apprentissage implique nécessairement une rencontre avec l’Autre. À cause de l’hétéro­gé­néité qu’il déploie Il contient toujours des images de mort.

Partant des objets répétés sous le même concept, Deleuze s’avance vers un « vrai » sujet de la répétition. Pour saisir la singularité dans ce qui se répète il nous propose de tenir compte de la distinction entre deux formes de la répétition qu’il développe. C’est le rapport à la différence qui constitue, de son point de vue, le critère essentiel de cette distinction. En maintenant sa définition de la répétition comme différence sans concept, Deleuze indique qu’il existe deux cas de telle différence. Dans le premier, elle est extérieure au concept et tombe dans l’indifférence de l’espace et du temps. Dans le second cas, la différence est intérieure à l’Idée, elle forme un mouvement qui crée l’espace et le temps dynamiques de l’Idée. Le premier cas de la différence non conceptuelle correspond à la répétition nue, celle du Même. L’identité du concept ou de la représentation l’explique complètement. Dans l’autre cas, nous avons affaire à la répétition qui dépasse le concept, qui comprend la dif­fé­rence et se comprend elle-même dans l’altérité de l’Idée. Cette répétition est le cœur et l’intériorité secrète de la première qui ne demeure que sa cou­verture. C’est cette répétition profonde qui assure le blocage des concepts. Elle ne préexiste pas à ses masques, mais se constitue en train de se déguiser en constituant simultanément la répétition nue. Elle se manifeste toujours tra­vestie, elle implique des déguisements et des déplacements de sorte qu’on pourrait tenir le terme même de répétition, dans son cas, pour une simple métaphore. Cependant Deleuze indique que les exemples considérés la révèlent en tant que l’esprit et la lettre de la répétition, en tant que son sens intime.

Deleuze signale que la distinction entre deux formes de répétition qu’il ne laisse pas de mettre en valeur se trouve profondément liée à la distinction entre la généralité et la répétition qu’il a accentué au début du texte. Il nous montre que si on n’appréhende les phénomènes de la répétition que sous l’aspect de la reproduction du Même, il est impossible de comprendre le blocage naturel des concepts et de discerner la répétition de la généralité. Pourtant la découverte de l’intérieur propre de la répétition permet de revaloriser l’ordre de la généralité. D’après Deleuze, ses lois sont dérivées des différences qu’implique la répétition vêtue. En reconnaissant l’importance des lois générales le penseur note qu’il faut toujours se rendre compte que sous leur domaine un jeu des singularités persiste quand même. C’est à partir de ce jeu répétitif dans la nature et dans la vie morale que les lois générales doivent être comprises. Deleuze affirme que l’ordre du général est établi par l’inadéquation de la différence et de la répétition dans ce jeu. Toutefois, en se référant à Gabriel Tarde, il souligne qu’il y a dans la nature autant que dans l’esprit l’effort secret pour l’établissement d’une adéquation de plus en plus parfaite entre elles, pour l’établissement de la répétition authentique.

Deleuze montre en évoquant la doctrine de Leibniz que le problème des rapports entre la différence et la répétition ne semble être empiriquement résoluble que si on pose une telle différence comme conceptuelle et la répé­tition comme une différence extrinsèque relativement au concept. Cependant il insiste sur le fait qu’une différence interne et en même temps non conceptuelle, est possible dans le cas d’un espace dynamique déterminé du point de vue d’un observateur dont cet espace est inséparable. Cette diffé­rence est intérieure à l’Idée et extérieure au concept comme représentation d’objet. Deleuze remarque que la distinction est travaillée autant dans la doc­trine leibnizienne que dans la doctrine kantienne ce qui rend inutile leur opposition. Chez les deux philosophes une conformité entre l’ordre des diffé­rences extrinsèques et l’ordre des différences intrinsèques est assurée par le rapport entre l’élément différentiel intensif qui effectue la synthèse du con­tenu et le processus interne d’une continua repetitio qui engendre l’espace du dedans.

En revenant aux définitions initiales Deleuze constate, encore une fois, leur insuffisance. Il est évident que quand on définit la répétition comme diffé­rence sans concept on laisse de côté son explication positive, on ne saisit point ainsi son essence. Pourtant la définition de la différence en tant que dif­fé­rence conceptuelle à première vue semble valoir comme son concept authentique. Mais Deleuze signale, qu’en réalité, en procédant par cette réduction, toute la philosophie de la différence d’Aristote à Hegel n’a pas pu élaborer son Idée propre. À partir de ces deux problèmes, celui de l’idée de la différence et celui de l’essence positive de la répétition, Deleuze va déve­lopper ses recherches qui doivent élucider les rapports des deux notions.

Pour citer cet article

Référence électronique

Maria Orlova, « RÉPÉTITION VS GÉNÉRALITÉ »Philosophique [En ligne], 19 | 2016, mis en ligne le 30 août 2017, consulté le 02 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/942 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophique.942