Les Cultural Studies forment-elles une discipline ? Est-ce important ? Simon During

so 1467378181235 SO | 2020-11-13 09:20

https://www.cairn.info/revue-litterature-2006-4-page-101.htm

Note introductrive : En 1906, Paul Valéry notait, dans ses Cahiers , que « pour apprécier la littérature d'une époque il faut joindre et regarder ensemble tous les modes d'expression de ce temps que l'on considère[1][1]Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, t. VIII, N. Celeyrette-Pietri… ».

Un tel jugement récuse une pratique de l'histoire ou de la critique littéraires réduite au seul examen des textes, et notamment au seul canon. Il exige au contraire du commentateur une vue panoramique du tissu culturel. Mais il ne s'agit pas seulement ici de produire un savoir contextualisé sur la littérature. En parlant d'apprécier l'oeuvre, Valéry noue dans un seul verbe les trois questions du plaisir, de la connaissance et de la valeur esthétiques. Il relie l'appréciation-jouissance, l'appréciation-mesure, qui tentera, par exemple, de comprendre les enjeux d'un discours, et l'appréciation-estimation, dont les marchandises symboliques font l'objet, dans un espace abstrait que lui-même, ailleurs, compare volontiers à une bourse. Or les Cultural Studies , nées au début des années 1960 dans les universités de langue anglaise, auraient pu se réclamer d'un tel programme. Elles se sont en effet attachées à promouvoir l'étude d'un champ symbolique étendu, en privilégiant des « modes d'expression » délaissés (en particulier ceux de la culture dite populaire), et en attaquant les échelles de valeur en place.

Inspirée notamment par les analyses de Raymond Williams, qui, contre l'élitisme de Matthew Arnold, venait d'affirmer que « la culture est l'ordinaire » ( Culture and Society , 1958), cette contestation du canon, auxquelles on ramène souvent les Cultural Studies , aura visé autant à exiger de l'Université une analyse critique des produits que l'industrie médiatique substitue à une « culture du pauvre » jadis « créée d'en bas » (Hoggart), qu'à révéler en son sein les enjeux de pouvoir liés à la constitution de la valeur culturelle.

La production théorique s'y est donc pensée comme un acte engagé : les Cultural Studies ont voulu avoir des conséquences sur l'organisation de la société, une visée en laquelle Thomas Pavel, pourtant très réservé face à leurs résultats, reconnaît un « effort remarquable [pour] conférer aux études littéraires contemporaines le poids et le prestige des débats politiques et sociaux ». Réceptacle de multiples études sur des objets auparavant jugés indignes ou hors cadre du soap opera au clubbing , du sida aux banlieues ?, les Cultural Studies ont unifié ce terrain hétéroclite depuis le champ littéraire, en donnant une extension élargie à la notion de texte, un textualisme qui les distingue de l'histoire culturelle telle qu'elle se pratique en France. Mais elles se sont aussi dotées d'un arsenal d'outils venus de disciplines diverses, pour un résultat que François Cusset dépeint comme la « rencontre d'une récente machine marxiste britannique et d'un parapluie théorique français sur le terrain de la société des loisirs américaine » ( French Theory , p. 125).

Leur apogée, au début des années 1990, a conduit à évoquer un « tournant culturel » des sciences humaines, comparable au « tournant linguistique » qui avait accompagné l'expansion du structuralisme, et dans un livre de 1991, au titre manifeste, Literary into Cultural Studies , Anthony Easthope a pu proposer de remplacer les études littéraires traditionnelles par la nouvelle approche, définie comme l'étude de la totalité des pratiques signifiantes. Mais aujourd'hui, le mouvement semble à la fois moins triomphant et plus installé. S'il répond à l'intérêt de nombreux étudiants et chercheurs pour les objets dont il autorise l'approche, il a perdu une grande partie de son aura contestataire et a subi une série de critiques de poids, mettant en cause sa faible efficacité politique concrète, sa docilité aux productions des mass media , son political correctness jugé moralisateur, et surtout, une absence de « paradigme disciplinaire suffisamment puissant », dissolvant les critères de « netteté méthodologique », au profit d'interprétations invérifiables (Pavel).

C'est précisément ce caractère « indiscipliné » qu'aborde ici Simon During. Auteur d'une introduction aux Cultural Studies , et professeur dans le département d'anglais de l'Université Johns Hopkins, il a illustré, dans Modern Enchantments : The Cultural Power of Secular Magic (2003), l'intérêt de l'approche extensive du contexte culturel recommandée par Valéry, dans la mesure où son étude situe les spectacles de magie à l'intersection du divertissement populaire, de la science et d'arts jugés plus nobles, comme la littérature, mais les articule aussi à l'émergence du cinéma, dont les origines se confondent en partie, on le sait, avec la magie foraine, et enfin les relie à l'évolution plus générale des mentalités (notamment à la vulgarisation de savoirs ou d'inventions scientifiques qui ont trouvé dans ces distractions apparemment frivoles un important vecteur de propagation). L'absence de cadre disciplinaire est-elle à la fois une condition nécessaire pour ce type d'analyse, et une chance pour les Cultural Studies , ou un handicap majeur pour la cohérence de la pensée ? Dans cet article, During reconnaît l'incertitude qui pèse sur les frontières des Cultural Studies , mais il trouve l'occasion d'une réflexion sur la notion même de discipline, tout en revenant sur certains points de l'histoire de ce mouvement.

3Richard Bienacki (dir.), Beyond the Cultural Turn : New Directions in the

4Study of Society and Culture, University of California Press, 1999.

5François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2005. Simon During, Cultural Studies : A Critical Introduction, London-New York, Routledge, 2005.

6Simon During, Modern Enchantments : The Cultural Power of Secular Magic, Harvard, 2002.

7Antony Easthope, Literary into Cultural Studies, London-New York, Routledge, 1991.

8Thomas Pavel, « Les études culturelles : une nouvelle discipline ? », Critique, 1992, n° 545. Raymond Williams, Culture and Society : 1780-1950 [1958], Columbia UP, 1983.

9Hugues Marchal

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11Cet article fait suite à une demande récente : dans le cadre d?une enquête gouvernementale, on m?a chargé d?évaluer les recherches en Cultural Studies menées dans une université australienne. Le mode opératoire de l'enquête exigeait que les enseignants de l'université indiquent les champs sur lesquels ils travaillaient, puis que j?estime la capacité de leurs productions à rivaliser, en termes de qualité, avec les travaux internationaux. Il advint qu?un éventail effarant d?universitaires déclara travailler dans le domaine des Cultural Studies ? des chercheurs en littérature, en anthropologie, en sociologie, en histoire, en art ou en musique, et d?autres encore, affiliés à des programmes d?étude d?aires variées. Cette situation posa un problème pratique, puisqu?il n?y avait pas moyen qu?une seule personne puisse évaluer des recherches relevant de champs aussi divers. Elle me renvoya aussi à une vielle énigme institutionnelle. Je commençais à m?interroger : comment des matériaux d?une telle variété en sont-ils venus à être qualifiés de Cultural Studies ? Quand on parle de Cultural Studies, que peut bien signifier le terme de « discipline » ?

12En y réfléchissant, j?en vins à une conclusion un peu inattendue : le problème n?est pas le flou des paramètres des Cultural Studies, mais plutôt qu?au fond, nous ne comprenions pas bien ce que les disciplines sont, en particulier quand on ne les considère plus seulement comme des subdivisions de la connaissance, mais comme des formes de vie institutionnelles.

13Bien sûr, une littérature abondante traite déjà de la structuration disciplinaire . Tout un courant de travaux s'est penché sur l'histoire de disciplines particulières : souvent menés au sein même du domaine concerné, ils expliquent comment ce dernier en est venu à former un champ de recherche moderne, abrité dans des départements, à partir d?éléments intellectuels jusque-là disparates et d?arrangements institutionnels plus anciens. Par ailleurs, la structuration disciplinaire se trouve depuis de longues années au centre d?un débat qui oppose ceux qui considèrent ses contraintes comme une condition nécessaire à la production d?un savoir ordonné et transmissible, et ceux pour qui les frontières disciplinaires cimentent des orthodoxies, ou, du moins, limitent les possibilités de voir apparaître une analyse originale, et, dans nos domaines, critique. Enfin, au fil des changements d?orientation que l'enseignement supérieur et la recherche ont connus depuis une vingtaine d?années, on a vu émerger au sein du système universitaire global des structures ? programmes, centres, écoles ? inter, trans, sub ou extradisciplinaires, qui ont conduit à parler de « postdisciplinarité ».

14Reste que les descriptions approfondies des disciplines en tant que formes de vie institutionnelle sont rares. Qu?est-ce que j?entends par formes de vie institutionnelles ? Il me semble qu?on peut présenter les disciplines ainsi en les abordant sous trois angles. Premièrement, comme les activités précises qui maintiennent au quotidien chaque discipline dans l'institution ? des conférences à l'enseignement, des commissions de sélection aux publications en revue, des procédures de recherche jusqu?aux styles de subjectivité que certaines disciplines au moins cultivent. Deuxièmement, comme les relations qui prennent place entre les disciplines et les formations externes ? que ces formations soient, par exemple, les visées et les légitimations plus générales que se donne l'université, ou les structures de professionnalisation, ou les attentes des étudiants qui optent pour un parcours préparant à une carrière non disciplinaire, ou encore les bénéfices sociaux réputés dériver d?une activité disciplinaire. Enfin, troisièmement (et ici nous gagnons un terrain plus familier), comme une opération intellectuelle ? qu?il s?agisse d?un arsenal de méthodes, de rationalités et de problématisations distinctes, du topos d?une histoire propre, ou d?un idéal auquel les modalités de reproduction et de légitimation professionnelles, la pédagogie et le travail intellectuel concourent sans friction ni perte, au sein d?unités d?organisation délimitées, au premier rang desquelles viennent les départements autoadministrés.

15Pourquoi les disciplines entendues comme formes de vie institutionnelles ont-elles fait l'objet d?un examen aussi minutieux, sauf sur le dernier de ces trois points ? Avant tout, parce que les disciplines sont très différentes, les unes des autres, et d?un pays à l'autre. La pratique disciplinaire s?appuie sur des activités et des arrangements institutionnels qui constituent un spectre de formalités : il en manque certains dans toute discipline donnée, quelques-uns ne sont valables que pour une discipline, et, mais c?est un point à débattre, aucun n?est partagé par toutes. Il en va ainsi des disciplines qui sont produites au sein d?unités universitaires, mais qui n? exigent pas que ces unités universitaires soient organisées par disciplines : en fait, la correspondance entre discipline et unité devient de moins en moins répandue. Les disciplines peuvent ou non impliquer des corps professionnels. Elles donnent un poids variable à différentes formes de dissémination du savoir : les monographies, la présentation d?affiches lors de conférences, la publication en revue, ou les interventions orales. Elles incluent ou non des récits consensuels peuplés de figures héroïques, narrant leur développement. Elles conçoivent leur apport à la société de manières très différentes. Elles interagissent ou non avec des corps professionnels externes, hors du monde universitaire. Elles impliquent souvent des réseaux informels de patronage et de soutien mutuel, fondés de manière typique sur des relations personnelles anciennes, ou sur un attachement partagé à une tradition intellectuelle donnée, mais à des degrés extrêmement variables. Elles offrent plus ou moins de souplesse en matière de contrôle et de délimitation des méthodes et des objets d?étude. Et le poids que les disciplines donnent à chacun de ces traits, ou la façon dont elles s?organisent autour d?eux, varie d?une nation à l'autre, et, au sein de chaque nation, selon le type d?institutions, puisque ces dernières se distinguent en général par leurs modes de financement, par le type de certification qu?elles accordent, et par leur implication relative dans la recherche.

16En un mot, la plupart des discours sur les disciplines se rapportent à un idéal disciplinaire : ils présupposent une cohérence des structures institutionnelles, des organisations professionnelles, des méthodes d?analyse, des sujets et des objectifs pédagogiques, qui ne se réalise pas de façon consistante dans les faits, et ils adoptent une logique selon laquelle, plus une discipline sera formelle et consciente d?elle-même, plus elle y gagnera en prestige. Sur un plan conceptuel, cette idéalisation de la structuration disciplinaire a été rendue en partie possible par le fait que les disciplines sont perçues au quotidien comme des « fins-en-soi fonctionnelles » : elles remplissent une multiplicité de tâches et de fonctions très complexes, qui peuvent les protéger d?un examen de leurs fins sociales, d?autant plus que la plupart d?entre elles peuvent invoquer la connaissance pour la connaissance. Pourtant, cette idéalisation du concept de discipline est aussi un moyen de masquer le désordre et la multiplicité des structures et des objectifs qui occupent la vie universitaire.

17Les problèmes liés à la structuration disciplinaire semblent prendre une importance particulière dans les Cultural Studies, parce que ce champ d?études a émergé dans les sciences humaines à un moment où la politique universitaire se consacrait de moins en moins à la maintenance de l'idéal disciplinaire. Certes, les Cultural Studies elles-mêmes ne se sont pas perçues ainsi : si on s?en tient à la version des faits la plus répandue, elles furent fondées, à Birmingham, en 1963, dans l'intention d?étendre une discipline spécifique, la littérature anglaise. Mais elles ont entamé un parcours institutionnel réussi sous les espèces d?un mouvement anti-disciplinaire ? c?est bien entendu ce qui donne toute sa force à la question : « les Cultural Studies forment-elles une discipline ? ». De plus, leur structuration disciplinaire a été spécialement informée, et bousculée, par le jeu qui associe les nations et les différents systèmes universitaires nationaux, puisqu?elles ont émergé dans une époque de globalisation.

18Néanmoins, dans la perspective que je viens d?esquisser, il semble que la question du caractère disciplinaire des Cultural Studies en recoupe une autre, plus évidante : « qu?est-ce qu?une discipline, au fond ? » Dans ma conclusion, je compte brièvement aborder ce recoupement en mettant l'accent sur la relation entre les Cultural Studies et l'idéal disciplinaire. Mais pour offrir une idée concrète des enjeux de cette relation, et pour tirer parti de la circonstance à l'origine de cette étude, je présenterai d?abord trois exemples tirés du passé des Cutural Studies, du moins tel qu?on peut, à grands traits, le reconstituer. J?espère ainsi montrer que l'argument que j?avance est fondé : en sciences humaines, le caractère central de la notion de discipline est exagéré. Non seulement on peut imaginer le mode de vie disciplinaire sans faire référence à une notion idéale de la discipline, mais cette vie s?avère largement orientée et mise en forme par des forces extradisciplinaires, comme, en particulier, l'image que l'institution se donne des étudiants, les exigences de la pratique et de l'auto-reproduction de la profession, ou les interactions entre les systèmes universitaires nationaux, la gestion et le financement des établissements d?enseignement supérieur. De plus, selon moi, les débats sur la structuration disciplinaire détournent l'attention de ces éléments.

Professional education

19En 1809 parut la seconde édition de Professional Education, de Maria et Richard Edgeworth. Seul le nom de Richard apparaissait sur la page de titre, bien que le texte eût été composé par Maria, et révisé par un disciple de Bentham, Étienne Dumont . C?est un document capital, car il marque un moment où la professionnalisation (professionalism) commence à devenir la norme sociale pour un petit segment de la société. Sous l'influence probable de la bureaucratisation des élites dirigeantes dans la Russie et la Prusse absolutistes, et pour réagir, certainement, au mépris que Burke, dans ses textes contre la Révolution française, avait exprimé à l'encontre des professions indépendantes (professions) (en particulier les hommes de droit et les médecins), les Edgeworth définissent précisément comme professionnelles les positions sociales non salariées, et sans effort physique intense, qui vont du monarque au marchand ? dans la mesure où (1) elles exigent une formation, (2) elles permettent une indépendance économique et intellectuelle, et (3) elles contribuent à la productivité nationale et à la prospérité de la société dans son ensemble . Ici, en fait, les professionnels servent de médiateurs entre un égalitarisme restreint, désormais réputé fonder la sphère politique, et la spécialisation et l'emphase sur la productivité exigées par une économie de plus en plus capitaliste et orientée vers le marché.

20Comment produire des professionnels ? Les Edgeworth présentent la famille comme l'unité la mieux apte à fabriquer le caractère éthique attendu. Professional Education reprend, via une tradition lockéenne, les pratiques éducatives jésuites qui font de l'élève une page vierge, constituée de pures potentialités. Sur ce point, les Edgeworth s?écartent de l'approche de Bentham : il est certain que Professional Education n?encourage pas ses technologies d?auto-apprentissage fondées sur la décomposition des comportements en petites unités déterminables, prises dans des mécanismes reliant avec précision la performance à des récompenses ou à des punitions. C?est ici l'émulation, et un contrôle subtil, presque masqué, de l'environnement éducatif, plus qu?une formation disciplinée, qui s?avéreront efficaces sur les élèves. Dans cet esprit (et ce sera aussi le cas pour les Cultural Studies institutionnalisées), l'éducation s?éloigne des auteurs classiques, de l'apprentissage de la langue et de l'acquisition du goût, au profit de savoirs et d?aptitudes utiles socialement. La littérature, par exemple, est recommandée pour autant qu?elle est « intéressante » ? c?est-à-dire pour autant qu?elle engage les lecteurs dans les intérêts de la société en tant que tout, et qu?elle favorise un comportement sociable et bienveillant de la part des professionnels indépendants (100-101).

21Professional Education appartient ainsi au passé des Cultural Studies, dans la mesure où l'ouvrage rend normale l'activité professionnelle éduquée, dans le cadre d?un égalitarisme politique et séculaire limité, dans la mesure où sa promotion de l'indépendance promet l'autonomie de la critique académique, et dans la mesure où le livre ne se soucie plus de disséminer un capital culturel. Pourtant, la connaissance elle-même n?y est pas transformée en profession ou en discipline. Dans le schéma des Edgeworth, l'enseignant-chercheur n?est pas lui-même reconnu comme un professionnel. Il y a pour cela deux raison partielles : le couple ne peut imaginer la recherche savante autrement que comme un ornement pour des hommes de qualité, dont l'activité professionnelle s?oriente vers des fins plus productives, ni penser que l'enseignement pourrait offrir assez d?indépendance ou exiger assez d?aptitudes techniques pour devenir une profession. En fait, le mot de discipline garde ici ses deux acceptions plus anciennes : (1) le contrôle de la conduite de l'élève, et (2) la formation de disciples, mais le troisième terme du triplet discipline/disciple/structuration disciplinaire ? la structuration disciplinaire en tant que telle ? manque.

22En fait, il semble pour finir que les Edgeworth évitent de poser la question de la structuration disciplinaire de l'instruction parce que, pour eux, le professionnel idéal n?est autre que le gentilhomme campagnard anglais. C?est à lui qu?échoient le plus haut degré d?indépendance, la plus grande capacité à encourager la productivité économique, et le plus de pouvoir pour réformer la société. Il est difficile de lire Professional Education du point de vue des sciences humaines actuelles, si on ne comprend pas que cette figure du gentilhomme campagnard anglais nourrit les figurations de soi éparses autour desquelles elles tournent : elle conditionne l'image de l'« être complet » qui sert d?horizon classique à la pédagogie humaniste (ou, si l'on veut, à l'« éducation esthétique ») ; elle conditionne l'autonomie que réclame un professeur titulaire, et elle inclut les prétentions usuelles de la critique culturelle au contrôle, à la certitude théorique et à une maîtrise de champ. Cette situation prête à deux analyses également séduisantes. Soit elle incite à repérer, chez les spécialistes de sciences humaines, et surtout dans le cas des Cultural Studies, une tension qui oppose leur professionnalisme discipliné, instrumentaliste et spécialisé, et cet héritage de « gentilhomme campagnard anglais », qui les conduit à considérer que leur champ est occupé par des sujets en position de maîtrise, complets et indépendants. Soit on estime qu?en fait, les visées, les désirs et les stratégies d?autolégitimation du champ ne cessent d?être présentés comme s?il était contrôlé par de tels individus ? et organisé pour les produire, les questions de structuration disciplinaire s?avérant périphériques.

Richard Hoggart

23Mon second exemple relève plus directement des Cultural Studies. En 1963, quand on offrit à Richard Hoggart un poste de professeur au sein du département d?anglais de l'université de Birmingham, il accepta à condition de pouvoir fonder, à un niveau doctoral, un Centre for Contemporary Cultural Studies (Centre d'études de la culture contemporaine). Hoggart comptait accepter des étudiants venus de disciplines variées, mais considérait le futur centre comme une extension du département d?anglais. Pour lui, le centre allait offrir un lieu où élaborer « la lecture la plus attentive et la plus sensible possible des oeuvres littéraires, dans l'idée que, lue en soi et pour soi, toute oeuvre pourrait jeter un éclairage unique sur la culture au sein de laquelle elle a été composée. Le centre, cependant, devait privilégier la culture contemporaine, et pour cela, un espace séparé était nécessaire. Mais quand Hoggart prend en considération l'orientation contemporaine du centre, il présente différemment ses intentions, rappelant cette fois moins Leavis que le mouvement Mass Observation des années quarante. Le centre, écrit-il, serait également attentif aux « connexions entre la vie quotidienne et les habitudes des gens, et les documents qu'ils lisent ou regardent, et entre leurs réactions à ces documents et ce que pourraient être leurs réactions à des expériences moins éphémères » (94). Pour finir, les études littéraires gagnaient également ici un avantage, puisque dans les faits, leurs modes élaborés de distinction critique se voyaient étendus à la littérature populaire, aux émissions radiophoniques ou télévisées et au cinéma. Ainsi, selon Hoggart, le centre avait-il deux buts : fabriquer une subjectivité littéraire capable de faire peser sa sensibilité critique sur tout l'éventail des textes et des expériences produits au sein de la culture contemporaine, et mener des recherches (un terme que Leavis, par exemple, refusait) sur les relations unissant institutions culturelles et vie quotidienne. Désormais, l'« être complet » et plein de maîtrise typique du gentilhomme campagnard peint par les Edgeworth ne peut plus être obtenu que par et comme une subjectivité spécifiquement littéraire, et donc partielle ce qui nous ramène au paradoxe central des sciences humaines.

24Hoggart se vit autorisé à établir son centre à condition d?attirer des financements privés. Il les obtint d?Allen Lane, le propriétaire des éditions Penguin, et reçut aussi de l'argent des éditions Chatto Windus et de l'Observer (90). Une annuité de 2500 livres, durant 7 ans, permit de donner à Suart Hall une charge de cours ; puis la donation Lane fut utilisée pour publier les Working Papers du centre [8][8]Pour plus d?informations sur ce point, voir Ted Striphas, «…. Lane et Hoggart se connaissaient parce que le premier avait publié The Uses of Literacy, de Hoggart, en 1957. Cependant, facteur plus important sans doute, Hoggart avait été le témoin clé produit par Lane lors du procès pour obscénité de L?Amant de Lady Chatterley, en 1960 ? un événement qui fit date aux yeux de beaucoup, non seulement parce qu?il marqua un relâchement du contrôle gouvernemental sur les représentations de la sexualité, mais aussi parce qu?il battit en brèche l'hégémonie de classes britannique. Comme Noel Annan devait le dire par la suite, « le chargé de cours du primaire, venu de Leicester, hors du cénacle (c?est-à-dire Hoggart), l'emporta sur un procureur général sorti d?Eton et Cambridge [9][9]Noel Annan, Our Age : Portrait of a Generation, New York,… ». Et certes, le témoignage de Hoggart, qui s?appuie sur Leavis, démontre admirablement le pouvoir de persuasion qu?avaient alors à la fois l'analyse textuelle de Leavis et sa thèse selon laquelle, en régime capitaliste, la langue anglaise s?était dégradée (ce qui permettait d?expliquer à la cour pourquoi Lawrence avait eu besoin d?utiliser le mot fuck). Le triomphe de Hoggart, en cette occasion, allait lui permettre de devenir un membre de l'establishment libéral, et de poursuivre la carrière fulgurante d?un professionnel fort distingué, quoique attaché, publiquement, à ses racines prolétaires. Il finit par atteindre les niveaux les plus élevés de certaines administrations culturelles, notamment, durant cinq ans, à l'Unesco.

25On peut aussi estimer que Lane investit dans le Centre for Contemporary Cultural Studies parce qu?il comprit que l'édition éducative en sciences humaines allait prendre une importance croissante pour les éditions Penguin. Après tout, l'année où Hoggart avait sollicité son concours, le rapport Robbins avait frayé la voie à une augmentation radicale des lieux d?enseignement supérieur au Royaume-Uni . Ses recommandations avaient un fondement moins culturel ou économique qu?égalitariste : il avait montré que le QI exigé d?un élève du secondaire pour entrer dans le supérieur dépassait de 20 points pour le public celui qu?on exigeait dans un établissement privé. Le centre de Hoggart était conçu pour former les enseignants de ces futurs étudiants, tandis que la maison d?édition de Lane avait besoin de ces mêmes étudiants comme acheteurs.

26Dans ce cadre, Lane pouvait en outre proposer de tisser des liens plus étroits avec le système universitaire qu?au travers de son don à Hoggart. Quelques années après la création du centre, craignant la menace qu?une édition de plus en plus vouée au commerce faisait peser sur la survie de Penguin, il se tourna de nouveau vers Hoggart pour qu?il l'aide à vendre son affaire à un consortium d?universités. Malgré l'intérêt de certaines institutions, ce projet échoua, sans doute parce que les universités refusèrent de satisfaire les exigences de Lane en matière de capital provisionnel.

27Le contexte dans lequel Hoggart établit le centre de Birmingham vaut d?être remis en mémoire, car il nous rappelle que les Cultural Studies britanniques, à l'origine, dépendirent de capitaux privés, et furent liées à des entreprises commerciales. Elles émergèrent d?une interaction entre l'université et les industries de la culture. Par ce biais, elles s'inscrivaient dans l'ordre social économiquement productif et professionnalisé envisagé par les Edgeworth. Aussi la question de leur caractère disciplinaire ne fut-elle pas centrale, au début. Ce n?est que plus tard, quand Stuart Hall en vint à définir le projet des Cultural Studies de manière nouvelle, que cette question devint cruciale.

28Hall a rendu compte de manière diverse des objectifs du centre, mais dans sa description la plus détaillée, il a lui aussi noté que le centre ne s?est d?abord pas défini en des termes disciplinaires, mais a accueilli un « mixage » de disciplines. Il s?agit plutôt d?une « intervention », caractérisée par des formes particulières d?« engament » politique, et par une capacité à ignorer ce que Hall nomme le « détachement scolaire ». Hall estime que le centre en vint à comprendre que l'engagement politique était sa fonction principale parce qu?il apparut, dans une « conjoncture » particulière, que des interventions critiques sur les liens entre société et culture, à condition d?être suffisamment bien théorisées, pouvaient être « décisives ». La meilleure manière de définir cette « conjoncture » qui distingue la vision que Hall et Hoggart est une date : 1968. L?image et la compréhension que Hoggart a du Centre sont antérieures à 1968 ; celles de Hall sont postérieures.

29L?impact de 1968 a trouvé sa plus claire expression dans les essais écrits par Perry Anderson à cette époque. Il estime que la Grande-Bretagne est en crise, mais que l'« agitation étudiante » y est comparativement muette, parce que les traditions révolutionnaires y manquent, alors que par opposition au paisible Royaume-Uni, l'activisme étudiant est en train d?écrire l'histoire en France et aux États-Unis. Pour Anderson, influencé par Gramsci, cette situation exige de restructurer l'enseignement supérieur, « contre la culture réactionnaire inculquée dans les universités et autres écoles », puis d?élaborer une « cartographie » du « terrain culturel », puisque la tiédeur des combats de gauche au sein de l'enseignement supérieur britannique ne doit pas être mise sur le compte de l'origine de classe des étudiants, mais sur celui de leur « formation culturelle [13][13]Perry Anderson, English Questions, Londres, Verso, 1992, p. 48. ». Pour en revenir à Hall, c?est parce que le Centre souhaitait avoir un effet « hors du cercle du débat intellectuel » que les Cultural Studies se trouvaient

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dans une situation nécessairement délicate par rapport aux divisions et aux branches existantes du savoir et des normes scolaires légitimés au sein de l'éducation supérieure. Ainsi marquées dès leur origine, les Cultural Studies ne pouvaient être simplement vues comme une discipline ou une sous-discipline académique de plus. Cette position empêcha leur absorption et leur naturalisation dans la division sociale du savoir. Elle rendit l'entreprise problématique dès le départ aux yeux des pouvoirs supérieurs ? avec, pour le projet tout entier, des conséquences quasi fatales en plusieurs occasions [14][14]Stuart Hall, « Cultural studies and the Centre : some….

 

31Hall met en péril l'avenir du centre en jetant par-dessus bord son objectif initial à savoir, produire sous la tutelle du département d'anglais, des sensibilités critiques et éduquées, à travers toutes les classes, en réaction à la culture commerciale (américaine) contemporaine. Il prend ce risque afin d?opter pour la participation politique et l'antidisciplinarité, dans un contexte où (à ses yeux) la culture avait besoin de toute urgence de critiques et d?analyse, puisqu?elle avait neutralisé et placé hors du jeu la dynamique de lutte de la jeunesse et des classes des années soixante.

32La fonction du centre n'est pas de politiser les étudiants. Pour Hall, les étudiants du centre ne deviennent pas politiques à la suite des cours qu'ils suivent, c'est-à-dire par la dissémination pédagogique de la critique ; ils sont déjà politiques. Ce que le centre offre plutôt, c?est un espace au sein duquel étudiants et enseignants collaborent pour maîtriser un appareillage théorique capable de cartographier la scène culturelle (qui est aussi, selon les termes de cette théorie, une scène économique, politique et sociale), de façon à permettre à la gauche de tirer avantage de la « crise présente » et de formuler une stratégie pour le socialisme. Ainsi, pendant les deux décennies qui suivirent 1968, durant ce que Hall a ensuite appelé son « aisance théorique » , le centre allait promulguer des théories, des théories et encore des théories (la sémiotique, Althusser, Gramsci, Foucault), dans un effort pour trouver les outils permettant de contrôler la conjoncture, sans ressentir le besoin de se discipliner en termes académiques ou professionnels. De fait, ces théories importées pour la plupart de France et d?origine universitaire, étaient le produit de systèmes scolaires qui ne possédaient pas eux-mêmes de départements, ou de « disciplines idéales » au sens américain ? le rôle d?encadrement d?un champ d?études étant après tout dévolu, dans le système européen, à des chaires particulières regroupées dans des facultés souples et vastes. L?espoir de voir la bonne théorie rendre possible une intervention politique effective dépendait de la nature non disciplinaire des théories qui soufflèrent sur les Cultural Studies après 1968. Et, malgré tout son engagement politique, en abandonnant la subjectivité littéraire, en acceptant l'instrumentalisation, en insistant sur les responsabilités sociales, les Cultural Studies de Hall peuvent être présentées comme un retour au projet post-révolutionnaire des Edgeworth (qui, souvenons-nous, fut le produit d?un fossé similaire entre France et Angleterre). Cette fois, l'indépendance héritée, la maîtrise et l'activité sociale du professionnel des Edgeworth se sont muées en l'élan vers le socialisme d?un critique-théoricien prolétaire ou petit-bourgeois, employé salarié de l'État ayant reçu licence de produire selon ses propres termes un savoir critique.

33Hall, dans ses souvenirs des premières années du centre, omet de mentionner l'interaction entre savoir, pédagogie et commerce ? le rôle de Lane et Penguin se perd dans les lointains ? et du même coup s?effacent aussi les décisions politiques qui ont approuvé l'expansion par l'État du secteur dans lequel ses étudiants et lui gagnaient leur vie. Au début des Cultural Studies, le système éducatif était couramment et simplement considéré comme un outil d?hégémonie. Bien entendu, les Cultural Studies ne trouvèrent jamais la théorie qui leur eût permis d?exploiter la supposée fragilité politique de la conjoncture : plus tard, Hall lui-même expliqua que le champ était marqué par une tension productive entre ses travaux intellectuels et ses engagements politiques. L?ultime effet de ce tournant théorique fut de fournir une série de modèles analytiques, dont aucun ne fut capable de prendre le commandement du champ, mais qui, toutefois, construisirent un cadre intellectuel pour des réflexions et des textes, convertirent une petite fraction du corps étudiant aux promesses de la critique académique, et fournirent le capital intellectuel requis par la construction des carrières. Rétrospectivement, il semble que Hoggart, qui se montra prêt à collaborer avec le gouvernement ? par exemple, dans son travail au sein du Pilkington Commitee, chargé de donner à la télévision commerciale des structures visant à une programmation « de qualité », ou comme directeur de l'Advisory Council on Adult Education (Conseil consultatif pour l'éducation des adultes), ou en tant que membre influent du Arts Council, ou encore à l'Unesco, au moment où cette organisation conceptualisait la notion de « droits culturels » ? ait eu sur la vie culturelle britannique un impact au moins aussi important que n?importe lequel de ses collègues radicaux et théoriciens. En tout cas, la division entre engagements politique et commercial semble bien plus au centre des Cultural Studies que la question de leur nature disciplinaire.

Média et communications à Melbourne aux environs de l'an 2000

34Mon dernier exemple n?a aucune importance historique ? il s?agit de mon expérience à la tête du département d?anglais de Melbourne, aux environs de l'an 2000. Dix ans plus tôt, Dipesh Chakrabarty, David Bennet et moi avions inauguré un programme de Cultural Studies. Je ne peux pas parler au nom de David ou Dipesh, mais mes motivations étaient mêlées. J?avais fini par croire que la valeur de la sensibilité littéraire européenne, ma propre formation, baissait, et ce, pour des raisons que je pouvais comprendre et, en majorité, respecter. Par ailleurs, d?une manière peut-être plus décisive, j?avais accepté la condition de base du tournant de la nouvelle gauche dans les Cultural Studies : le fait de placer l'étudiant en position d?agent autonome, plutôt que de le marquer selon des manques et des potentiels (entre autres raisons, et non des moindres, la diversification croissante de notre corps étudiant m?y poussait). Tel que je me l'imaginais, l'étudiant n?était pas par essence un être politique, mais un agent capable de choisir sa propre relation à l'institution universitaire, et la progression de ses cours, même si je désirais moi aussi un espace scolaire soucieux de justice sociale, et souhaitais présenter aux étudiants des modalités de critique culturelle et sociale. Foncièrement, de mon point de vue, puisque les étudiants voulaient étudier la culture contemporaine, avec des motivations et selon des modalités très diverses, il était de notre responsabilité de satisfaire cette demande plutôt que de tenter de la contrôler. Nous établîmes donc notre programme, en invitant des collègues de nombreux départements à nous rejoindre, sans contraintes disciplinaires, tout en obligeant les étudiants qui souhaitaient que le programme apparaisse comme leur sujet principal à suivre un cours d?introduction aux différentes théories qui s?étaient répandues depuis le Centre de Birmingham et ses descendants.

35Une fois arrivée la fin des années 90, les conditions avaient changé. Des techniques de management nouvelles, hyper-benthamiennes, de nouveaux modèles de financement et de nouveaux objectifs sociaux, visant à pousser la productivité économique nationale, gouvernaient le système universitaire australien. Des exigences d'efficacité et des demandes de comptes à rendre, motivées par les efforts du gouvernement pour élever la proportion des élèves du secondaire à entrer dans le supérieur, sans augmenter les financements publics, avaient conduit à réunir, souvent sans logique intellectuelle bien évidente, des institutions autant que des départements. Je gérais un budget déterminé par une formule qui allouait les fonds en fonction d?une performance quantifiée en combinant un certain nombre de variables. Chaque étudiant, chaque texte publié par un enseignant, chaque thèse soutenue, chaque dollar récolté au titre des fonds de recherche, avait une valeur pécuniaire, en théorie au moins, si bien qu?il était possible de calculer exactement combien chaque enseignant gagnait et de déterminer s?il était une source de profit pour le département. Dans cette situation, le problème des mécanismes à la Bentham devint évident : nous étions amenés à traiter en elles-mêmes ces mesures de performance, plutôt que les buts qu?elles étaient destinées à encourager, creusant ainsi le fossé structurel qui sépare les comportements quantifiables pris en compte par le modèle et les résultats que le modèle a été conçu pour atteindre.

36En même temps, on commença à croire que le département ne pourrait éviter les difficultés budgétaires qu?en attirant des étudiants prêts à payer des frais de scolarité élevés, et comme les règles alors en vigueur rendaient presque impossible d?accueillir en littérature ou en Cultural Studies des étudiants dont les droits d?inscription ne fussent pas pris en charge par l'État, il fallut pour cela mettre en place des programmes destinés aux étudiants étrangers venus d?Asie. C?est ainsi que je passai quelques années à construire une petite entreprise éducative. Il apparut qu?un programme Média offrait la meilleure option pour attirer les étudiants dont nous avions besoin, et nous avons commencé à demander des financements pour le mettre en place. Avec l'aide de consultants en management, nous avons composé un business plan, mené des études de marché auprès de recruteurs d?étudiants à Kuala Lumpur et Singapour, principalement, et auprès d?employeurs potentiels, à la fois en Australie et en Asie, et ainsi de suite. Nous avons élaboré un programme. Nous avons lancé des appels d?offres pour la création des matériaux de marketing. Les intérêts d?ordre disciplinaire occupaient une place marginale dans ce projet, et le contenu des cours était largement déterminé par notre business plan. Une fois les financements assurés, nous avons recruté en Grande-Bretagne un sociologue des médias pour qu?il dirige le programme, le reste de l'effectif étant en majorité composé d?enseignants à temps partiel, parmi lesquels figuraient beaucoup de professionnels de cette branche, qui travaillait dans des champs non disciplinaires, ou semi-disciplinaires, comme les relations publiques ou le journalisme. Le programme fut un succès : le niveau exigé pour l'intégrer était plus élevé que pour un diplôme de lettres, et de nombreux bons étudiants, qui sinon auraient étudié dans les humanités, s?y inscrivaient, tandis que les effectifs se trouvaient sans doute particulièrement touchés dans les Cultural Studies, que leur position entre les lettres pures et appliquées rendaient vulnérables.

37Je ne pense pas que l'épisode que je raconte ici marque d?une étape inévitable dans l'évolution de l'ensemble des sciences humaines. Il est local et modelé par des politiques et des conditions institutionnelles particulières. Cependant, plusieurs de ses traits méritent qu?on s?y attarde. Il révèle l'importance des relations entre la pédagogie et l'économie politique d?une institution universitaire des relations qui, le plus souvent, semblent abstraites quand on les observe depuis l'intérieur d?établissements riches et stables. En particulier, depuis Melbourne, on a le sentiment que les professeurs des grandes universités de recherche aux USA ont le luxe de choisir d'ignorer les instruments de base et les buts sociaux de l'enseignement supérieur. Là, l'éducation et, de fait, la critique, ont été fétichisées, au sens où elles ont été perçues comme indépendantes des conditions économiques requises pour les produire. Au moins, l'universitaire entrepreneur cadre moyen, assailli par ses angoisses budgétaires, a-t-il été délivré de cette sorte de fausse conscience.

38Deuxièmement, cet épisode montre comment la mondialisation soumet les structures disciplinaires traditionnelles à de nouvelles pressions. Il est certain que reconnaître que les universités australiennes conduisaient une activité d?exportation non négligeable a conduit au sein de ce système la pédagogie, et du coup, jusqu?à un certain degré, la recherche, à se plier de plus en plus aux demandes des étudiants d?Asie ? en quête, le plus souvent, de formations professionnalisantes. Davantage, l'épisode met en lumière ce que les exemples précédents avaient suggéré : la pédagogie universitaire et professionnelle est depuis longtemps structurée par des espoirs, des peurs, des décalages, des imitations, des découvertes, et des formes d?exploitation, qui interviennent entre les nations ? en particulier parce que, entre autres raisons, les systèmes universitaires nationaux, les cultures intellectuelles, la conception des fins de l'éducation, et les structures disciplinaires diffèrent considérablement.

39Au risque de nous répéter : dans ce bref parcours de trois moments, choisis arbitrairement dans l'histoire des Cultural Studies, et aux contours assez souples, il est remarquable de voir que la question de la discipline joue un rôle très mineur. À un seul moment, la politique de la discipline devient centrale : quand Hall remodèle le centre de Birmingham. En fait, ce parcours a soulevé un ensemble de question qui sont bien plus fondamentales que la notion de discipline pour tracer les contours des Cultural Studies. Parmi elles : comment une pédagogie conçoit-elle ses étudiants et comment se rattache-t-elle à eux ? quels objectifs guident tel ou tel projet pédagogique ? quelles sont les relations entre théorie, recherche et enseignement ? Et le plus platement : comment l'argent qui finance l'enseignement et la recherche est-il gagné ? Ou pour aborder cette matière par un autre biais, en revenant à l'événement qui m?a fait d?abord réfléchir à la notion de structuration disciplinaire : si nous nous demandons pourquoi tant de membres de cette université que j?étais chargé d?évaluer ont déclaré relever des Cultural Studies, l'explication ne se trouvera pas en cherchant une formation disciplinaire, qu?ils partageraient, mais en examinant les calculs qui les ont conduit à répondre de cette manière (et les structures institutionnelles soutenant ces calculs).

Conclusion

40Si nous revenons à la question de la discipline comme forme de vie institutionnelle, à la lueur de ce type d?exemples il apparaît clairement combien la notion de structuration disciplinaire est indéfinie, et, pour cette raison, combien les politiques académiques fondées sur elle sont marginales. Ce que les débats sur la structuration disciplinaire mettent en jeu, c?est la corrélation entre le degré de formalisation d?une discipline et les restrictions de son contenu. Mais cet enjeu devient de moins en moins pressant, tout simplement parce que des formations disciplinaires informelles poussent les plus formelles vers la sortie, parce que les disciplines universitaires les moins liées au travail extra-universitaire perdent leur attractivité pour les étudiants, au profit de disciplines où de tels liens sont plus marqués, et parce que les instances qui dirigent les universités sont de moins en moins soucieuses de la vitalité des disciplines.

41Davantage, comme l'indiquent mes exemples, dont aucun, bien sûr, n?est tiré des États-Unis, ces derniers font figure d?exception par le type de mélange disciplinaire que permet leur système universitaire. Dans leurs universités d'élite, les traits formels de la structuration disciplinaire dominent. Les disciplines sont abritées par des départements (mais tous les membres d'un département ne partagent pas nécessairement, même là, une unique discipline). Elles tendent à disposer des corps professionnels qui organisent une grande conférence annuelle et qui fixent les procédures de recrutement. Elles reçoivent des financements pour maintenir des champs subdisciplinaires, selon des mécanismes qui n?accordent pas ou peu d'attention aux indicateurs de performance ou aux évaluations externes comme celles qui sont menées de manière routinière en Australie ou au Royaume-Uni. Cela signifie qu'au sommet du système global, l'idéal disciplinaire semble réalisable.

42Nous voici à présent en mesure de tracer le cadre de travail disciplinaire dans lequel se situent les Cultural Studies. Primo, les traits de structuration disciplinaire sur lesquels elles se fondent sont moins formels qu?informels. À l'échelle mondiale, il existe assez peu de départements de Cultural Studies, et les unités universitaires qui adoptent le nom de « Cultural Studies » abritent plus d?enseignants issus de discipline diverses que les unités nommées, par exemple, « histoire ». Elles sont exposées à la fragmentation, tandis que des champs de savoir orientés vers plus de professionnalisation ne cessent de les cannibaliser. Et elles n?ont pas de corps professionnel global. Elles ne possèdent pas non plus un récit de leur propre développement qui fasse l'objet d?un consensus. Leurs archives, selon les termes choisis, sont extraordinairement vastes. Elles ne se sont engagées à suivre ni un ensemble précis de méthodes ou de théories, ni des objectifs particuliers (sont-elles commerciales, populistes ou critiques ?), bien qu?elles répètent un ensemble limité de problématisations, qui, on l'a vu, concernent aussi bien des visées sociales que des cadres analytiques. En fait, les bases des Cultural Studies se trouvent dans leur florissant réseau de journaux, de conférences et de relations personnelles, dans leur lignée d?universitaires charismatiques et dans une diffusion mondiale qui tout à la fois permet cette informalité disciplinaire, et en résulte. Et elles disposent d?un lien relativement solide avec le monde du travail, puisque, de manière plus transparente que les sciences humaines traditionnelles, elles sont en mesure de fournir des diplômés aux industries de la culture dont la part ne cesse de croître au sein des économies les plus développées. Tout cela les aide à trouver une légitimité dans les universités-entreprises post-disciplinaires. Mais c?est moins net aux USA, parce que l'idéal disciplinaire y conserve son emprise sur l'imagination savante. C?est pourquoi là ? avec, admettons-le, quelques importantes exceptions ? les Cultural Studies en sont venues à désigner, soit une méthode particulière dans l'étude littéraire (à peu près ce qu?on appelait auparavant le « matérialisme culturel »), soit l'étude de la culture populaire, soit des travaux universitaires relatifs aux politiques identitaires.

43Permettez-moi de clore par quelques conclusions déguisées en suggestions. Les Cultural Studies ne sont pas forcées d?accepter les normes de la structuration disciplinaire formelle, ni l'idéal disciplinaire, tels que les défend l'élite du système, aux États-Unis, même si la structuration disciplinaire informelle, pleine d?énergie et flexible, qui leur a permis de fructifier, pourrait gagner à créer davantage d?institutions bureaucratisées, pour aider leurs étudiants à entrer dans le monde du travail ou pour protéger les jeunes universitaires contre l'exploitation et leur fournir des plans de carrière. En revanche, les Cultural Studies ne peuvent pas entrer en résistance contre la structuration disciplinaire, puisque, pensé comme mode de vie institutionnel, ce concept est assez lâche et varié pour ne rien exclure. D?un point de vue très général, il importe moins aux Cultural Studies de se poser des questions sur leur statut disciplinaire que de chercher à configurer leurs relations avec, d?une part, les étudiants et, d?autre part, la société. Peser ces relations conduit à se demander si les Cultural Studies sont d?abord d?orientation critique, ou professionnalisante et commerciale, ou (pour reprendre les termes de l'approche des Edgeworth), si elles sont d?abord soucieuses de l'indépendance et de l'ouverture de leurs étudiants, destinataires d?une promesse implicite de maîtrise et d?efficacité socio-culturelle, ou si elles privilégient la spécialisation et la fonctionnalité de ceux qu?elles forment. Mais comme mes exemples le montrent, les réponses à ces questions ne sont pas dans les mains de ceux qui pratiquent les Cultural Studies.