Le langage des oiseaux. Le devenir-­animal du langage dans les écrits de Walter Benjamin. Akos Herman

so 1467378181235 SO | 2021-03-27 09:38

L’article propose de montrer que les écrits langagiers de Walter Benjamin sont d’autant de tentatives de penser le seuil entre le langage animal et le logos humain. Par les diverses stratégies d’animalisation mises en œuvre, notre langue est renvoyée au lieu où elle prend naissance, où elle s’éprouve toujours comme possible. The article proposes to show that Walter Benjamin’s writings on language are attempts to think the threshold between the language of animals and the human logos. Through the strategies of animalization that the author deploys, language is referred to its place of birth, where it always appears as possible.

Dans son essai sur l’origine du langage1, Walter Benjamin étend le phénomène langagier à toute chose de la nature, qu’elle ressortisse au monde animé ou inanimé. Et pourtant, l’auteur n’y aborde pas le langage animal dans sa spécificité. L’un des rares renvois à une telle manifestation langagière se retrouve dans une note préparatoire des « Thèses sur le concept d’histoire » :

Le monde messianique est un monde d’une actualité totale et intégrale. L’histoire universelle n’existe qu’en lui. Ce que l’on désigne aujourd’hui par ce terme ne peut être qu’une sorte d’espéranto. Rien ne peut lui correspondre tant que la confusion qui remonte à la tour de Babel n’aura été résolue. Il présuppose une langue dans laquelle tout texte, de langues vivantes ou mortes, sera traduit. Ou, mieux dit, cette dernière est la langue en tant que telle. Elle ne se comprend pas comme écrite mais comme ce qui est fêté. Cette fête est dépourvue de toute cérémonie et ne connaît pas de chants festifs. Sa langue est celle de la prose même et elle sera comprise par tout homme, comme les enfants du dimanche comprennent le langage des oiseaux2.

Le fragment en question, comme c’est souvent le cas dans les écrits benjaminiens, n’est pas d’une lecture aisée et s’y trouve, dans un « formidable raccourci », un grand nombre de notions-clés de la pensée de l’auteur. Notre contribution ne pourrait donc viser à traverser toute la complexité de l’extrait – nous nous limiterons seulement à interroger ce que Benjamin entend par le langage des oiseaux.

D’entrée de jeu, le lecteur comprend que l’avènement du monde messianique mettra fin à la fragmentation qui est le lot du langage humain depuis la débâcle de Babel. Le messie interrompra donc ce que Benjamin appelle ailleurs le bavardage3, et l’homme prononcera dorénavant un mot universellement compréhensible.

Mais l’universalité en question n’est pas à confondre avec celle de l’espéranto – celui-ci correspondrait seulement à notre manière actuelle de saisir l’universel et resterait dès lors intouché par la transformation qu’apportera l’absolu. Le projet de Zamenhof, quoique d’inspiration messianique – ne fût-ce que dans son nom – prend l’exact contrepied de la fin dont Benjamin se fait ici le héraut. Une telle langue, née d’une extrême régularisation de la grammaire, que, suivant le dessein de son auteur, quiconque pourrait apprendre sans grand-peine, ne permettrait qu’une meilleure transmission des significations finies de nos langues4. Son universalité s’assimilerait au partage (ou transparence) d’un moyen linguistique, mis en œuvre dans une communication sans accomplissement possible.

Le langage du monde messianique sera tout autre. Comme le langage des oiseaux, que, d’après une légende chrétienne5, les enfants nés le dimanche (Sonntagskinderen) comprennent, il est libéré de toute transmission de significations de cette sorte. Si notre lecture est juste, l’accomplissement messianique se présente ici comme un retour de l’homme à l’animalité. Le langage serait donc reconduit à son immédiateté prélangagière. L’écart entre le signifiant et le signifié, entre le médium en tant que tel et la signification à transmettre (écart qui ronge encore la langue humaine la plus « universelle », l’espéranto) n’est pas encore ouvert à l’origine bienheureuse de l’homme : le langage des oiseaux dit pleinement lui-même, se communique sans intermèdes. Dans cet état paradisiaque, le langage se fait son pur (phonè) qui fléchit, comme le montre Aristote dans ses Politiques (1253a), suivant le plaisir et la peine ressentis.

Cette langue pleine et pure (die reine Sprache6) se présente, dans l’essai « Sur le langage... », ainsi que dans l’extrait que nous venons de citer, comme le faîte de toute linguisticité – elle revient à « la langue en tant que telle ». C’est cette langue que vise, sans pouvoir l’atteindre, toute langue. C’est en cette langue que se traduit toute langue, qu’elle soit morte ou vivante. Or, cette assimilation de la dimension linguistique la plus parfaite à l’autreradical du langage humain ne peut que nous laisser perplexe. Comment le langage humain pourrait-il trouver son accomplissement dans la dimension animale dont il dut justement sortir pour se constituer ? Comment peut-on comprendre que ce soit justement le retour (ou la venue) d’une dimension inhumaine qui permettra de parfaire le parler humain ?

La dimension prélinguistique en question est l’objet de réflexion principal de Benjamin dans son essai « Sur le langage...». En se plaçant dans une tradition biblique, l’auteur y interroge l’origine de la langue humaine – en d’autres termes, le moment de basculement du « langage » animal plein au parler simplement humain.

Comme nous l’avons montré, l’essai de Benjamin intègre le monde entier dans un panlogue universel. Créée à partir du verbe divin, toute créature participe au mouvement langagier de la Genèse. L’auteur distingue cependant le langage des choses du langage humain. Ce dernier est, en effet, un langage au deuxième degré (Sprache der Sprache) : sa tâche consiste à recueillir le langage muet des choses dans le médium sonore qui lui est propre.

« À qui se communique la lampe ? »7 demande Benjamin. Elle se communique à l’homme qui, dans le nom, prononce l’essence linguistique des choses. À son tour, l'homme passe sous le crible : « À qui se communique-t-il ? ». La réponse de Benjamin est moins claire. Si, dans un premier temps, il affirme que « dans le nom l’essence spirituelle de l’homme se communique à Dieu »8, l’auteur déclare simultanément que le langage humain ne connaît « ni objet, ni destinataire de la communication »9. Comment comprendre cette ambiguïté ?

Est-ce l’absence de toute adresse qui, paradoxalement, aurait assimilé le langage adamique à une invocation de Dieu ? Dans ce qui suit, nous tenterons de comprendre ce retrait du mot humain d’une communication intersubjective qui, dans le même geste, l’ouvrirait à une transcendance. Suivons donc les analyses d’Émile Benveniste pour saisir avec plus de précision la nature de ce langage paradisiaque.

Dans un article intitulé « De la subjectivité dans le langage »10, le linguiste français montre que toute assomption individuelle du discours dépend d’une série d’indicateurs de l’énonciation, dont avant tout les pronoms personnels je – tu. Ceux-ci « ne renvoient ni à un concept ni à un individu. » L’auteur écrit :

Il n’y a pas de concept ‘je’ englobant tous les je qui s’énoncent à tout instant, dans les bouches de tous les locuteurs, au sens où il y a un concept « arbre » auquel se ramènent tous les emplois individuels de arbre. Le je ne dénomme donc aucune entité lexicale. Peut-on dire alors que le je se réfère à un individu particulier ? Si cela était, ce serait une contradiction permanente admise dans le langage et l’anarchie dans la pratique : comment le même terme pourrait-il se rapporter indifféremment à n’importe quel individu et en même temps l’identifier dans sa particularité ? On est en présence d’une classe de mots, ‘les pronoms personnels’, qui échappent au statut de tous les signes du langage. A quoi donc je se réfère-t-il ? A quelque chose de très singulier qui est exclusivement langagier : je se réfère à l’acte de discours individuel où il est prononcé et il désigne le locuteur. C’est un terme qui ne peut être identifié que dans ce que nous avons appelé ailleurs une instance de discours et qui n’a de référence qu’actuelle11.

Le pronom « je » indique donc le discours dans son avoir-lieu même. En dehors d’une énonciation individuelle, privé de son actualité, il n’est qu’un « nom vide ». Dans le discours, le locuteur qui prononce le je s’approprie la langue toute entière. Seulement, l’originalité de Benveniste est de montrer que la constitution de la subjectivité dans le langage est toujours déjà dialogique : « La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. »12

Je ne puis donc dire je sans impliquer l’autre, le tu, dans mon discours, sans que celui-ci soit doté d’une adresse. Le je n’est pas un nom propre, ni un nom général, et pourtant, grâce à la réciprocité entre le je et le tu, il peut, dans chaque instance de discours, renvoyer à une subjectivité réelle – qu’Agamben, dans son écrit « La communauté qui vient », désigne sous le terme de « singularité quelconque » – nous reviendrons encore sur cette notion.

La relation dialectique je-tu apparaît donc comme la condition de possibilité sine qua nonde toute prise de parole. Poser le je dans une quelconque antécédence, pour y opposer ensuite un tu, serait ainsi complètement erroné. Pour Benveniste, le monologue même est nécessairement dialogique13. Ainsi, Walter Benjamin, par le simple geste de priver le parler paradisiaque de ses structures d’adresse, opère une désubjectivation de la langue. « Il n’existe donc, écrit-il, aucun locuteur de langages si l’on désigne ainsi celui qui se communique par ces langages. »14

Dans un article intitulé « Structure de relations de personne dans le verbe »15, Benveniste montre que la « corrélation de personne » ou de subjectivité, qui revient au rapport je-tu (et, par amplification, au nous-vous) s’oppose à la troisième personne il, définie simplement comme la non-personne. Celle-ci n’est jamais impliquée dans l’énonciation même, on ne peut s’y référer que comme à un extérieur ou absent. Or le langage paradisiaque de Benjamin est justement un « discours » prononcé à cette troisième personne.

C’est un discours qui n’a pas lieu en tant que discours, un événement linguistique qui n’a aucune événementialité. En l’absence du je, le langage ne peut jamais être actuel. Le locuteur est dissous et, au lieu de parler, il subit le langage, il est parlé par celui-ci.

Benveniste, dans ses « Problèmes de linguistique générale », ne cesse d’insister sur l’écart fondamental qui travaille le langage entre plan sémiotique et plan sémantique, entre, en d’autres termes, la langueet la parole. Cette non-coïncidence du signe et de la parole ne peut être comblée de quelque manière que ce soit : « Le monde du signe est clos. Du signe à la phrase, il n’y a pas de transition, ni par syntagmation, ni autrement. Un hiatus les sépare »16. Or, dans le langage paradisiaque de Benjamin, cet écart est résolu – ou, plus précisément, nous nous y trouvons encore en deçà d’une telle béance. C’est un langage du pur signe et rien d’autre.

Chez Benveniste même, l’on retrouve quelques références à un tel « discours » non discursif – seulement, loin de constituer la « règle », comme cela semble être le cas dans la conception benjaminienne du langage paradisiaque, il s’agit d’accidents linguistiques relativement isolés. Jean-Claude Coquet répertorie un certain nombre d’occurrences où l’on peut se demander « si l’actant ainsi ébranlé est encore en état d’assumer un acte de langage »17. Tel est, par exemple, le cas du juron, qui est une « parole qu’on ‘laisse échapper’ sous la pression d’un sentiment brusque et violent, impatience, fureur, déconvenue ».18 Benveniste est ici très proche de Benjamin, qui, dans sa « Critique de la violence » insiste sur l’immédiateté propre à la colère. Cette dernière ne serait plus ancrée dans la logique de la communication. Au contraire, elle « n’est pas moyen mais manifestation»19, elle emporte le sujet pour l’effacer sans restes.

Le langage paradisiaque est donc, comme la manifestation de la colère, un flux irrésistible, un langage qui n’est pas (encore) dans le vouloir-dire, qui n’est pas encore habité par quelque intention de communication que ce soit. Il est plein en tout moment et constitue une manifestation immédiate de l’affectivité.

La relation je-tu constitue le nœud de l’énonciation « dont dépendent, écrit Benveniste, à leur tour d’autres classes de pronoms, qui partagent le même statut. Ce sont les indicateurs de la deixis ; démonstratifs, adverbes, adjectifs, qui organisent les relations spatiales et temporelles autour du ‘sujet’, pris comme repère : ‘ceci, ici, maintenant’ et leurs nombreuses corrélations, ‘cela, hier, l’an dernier, demain’, etc. Ils ont en commun ce trait de se définir seulement par rapport à l’instance de discours où ils sont produits, c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’y énonce »20.

Réduit au plan purement sonore, le langage anti-discursif benjaminien ne pose plus l’espace ni le temps. Dans cet il tonitruant, règne une saturation et une halte infinie.

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Le langage des oiseaux n’est autre que la terreur de l’« éternel retour du même », le monde le plus inhumain qui soit.

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Mais cette origine animale n’est en vérité saisissable pour l’homme que dans sa perte. Le lecteur attentif de Benjamin remarque qu’Adam même faillit à cette immédiateté. Le langage de ce dernier est déjà travaillé par la négativité et, quoique toujours au Paradis, il est d’emblée chassé de celui-ci. Benjamin écrit :

Traduire le langage des choses en langage de l’homme, ce n’est pas seulement traduire le muet en parlant, c’est traduire l’anonyme en nom. Il s’agit donc de la traduction d’un langage imparfait en un langage plus parfait ; elle ne peut donc s’empêcher d’ajouter quelque chose, à savoir la connaissance21.

Le passage du muet à la voix, à la place de la fluidité escomptée, subit nécessairement un accroc. La voix semble déjà prise dans la logique de la supplémentarité dont Derrida caractérise le signe dans sa Grammatologie22. D’une part, en effet, la voix est un substitut du langage silencieux des choses. Elle tient lieu de leur parole muette et est censée les représenter. Cependant, qui dit suppléance dit inéluctablement supplément. L’écart entre le langage des choses et le langage humain ne peut être comblé que moyennant quelque chose d’extérieur qui s’y surajoute. Dans le texte de Benjamin, cet ajout n’est autre que la connaissance.

Peter Fenves, dans ses lectures de Benjamin, met en évidence qu’au Paradis même le langage est fissuré, travaillé par la signification – qu’en l’occurrence Benjamin nomme « la connaissance ». Pour le Benjamin de « Sur le langage... », la nomination d’un nouveau-né doit procéder d’un geste linguistique pur, elle doit être entièrement purgée de toute « signification inauthentique ». Or, comme le remarque Fenves, ce commandement n’est pas respecté dans le récit de la Genèse :

Benjamin reconnaît implicitement [la] [...] transgression [...] dans le cas d’Eve : ‘Celle-ci, cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair, à celle- ci il sera crié femme Isha :oui, de l’homme Ish celle-ci est prise [v23]’. Rien ne change à cet égard après l’expulsion du paradis : Eve, par exemple, nomme son premier-né Caïn, comme reconnaissance de son ‘gain’ (qanithi)23.

Le nom propre paradisiaque semble déjà contaminé par la description. Inéluctablement donc, le langage, même à son état le plus « pur », épouse une structure prédicative ; il est déjà engagé dans un processus de connaissance et de communication. Adam ne peut donc simplement participer au mouvement langagier, recevoir la langue telle qu’elle se donne à lui. Il doit nommer de l’extérieur. Face à lui les choses sont réduites au silence et il ne peut les approcher qu’indirectement, par le truchement des représentations conceptuelles d’un je.

Le silence originaire, le fait que l’homme doit parler (et non pas simplement se laisser parler par la langue) implique qu’au Paradis même, la dimension éthique du langage est déjà ouverte. Le mot d’Adam est déjà une « parole qui juge » à laquelle « la connaissance du bien et du mal est immédiate »24. Benjamin est ici très proche d’Aristote :

Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t- on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantage et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il y a en effet une chose propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls eux aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et d’autres notions de ce genre25.

La voix de l’homme est donc, par définition, au-delà de la phoné animale pure. Elle ne peut jamais être pure présence à elle-même. Elle est, au contraire, d’emblée travaillée, comme le dit Derrida, par le jeu des différences ; elle est depuis toujours contaminée par la négativité du gramma. L’écriture ne se surajoute pas à une voix préconstituée – la signification, le gramma est un élément constitutif de la Voix humaine même.

Dans « Le langage et la mort », Agamben montre que la Voix de l’homme ne peut retentir qu’à condition du retrait de la voix animale. Cette dernière fonde le langage, mais seulement au négatif : elle doit disparaître pour que le langage humain ait lieu26. La Voix de l’homme présuppose donc la mise à mort de l’animal, son cri au moment de rendre le souffle27. Or, comme le montre Agamben, la Voix est en même temps la disparition et paradoxalement la mémoire de cette mort. Dans la mesure où l’écriture a investi la Voix humaine, elle est vouée à la répétition infinie du geste négatif de ses origines.

Mladen Dolar, dans « La Voix et rien d’autre », nous propose une analyse des écrits de Lacan où cette perte de la voix est étudiée à l’échelle de l’individu. Le cri d’un nouveau-né est le premier signe de la vie et semble se trouver encore en deçà de toute discursivité, dans une expression immédiate de la faim ou de la douleur. Cependant, selon Lacan, dès que le cri est entendu, il se transforme rétrospectivement en adresse. Suivant le jeu de mots de l’auteur, le cri pur devient un cri pour, une demande d’attention ou de réaction, incommensurable avec la phonè animale pure. Il serait donc illusoire de vouloir saisir la voix avant le discours – Lacan attribue cette erreur à Piaget. Certes, les enfants ne s’adressent pas à un interlocuteur défini, mais cela n’empêche pas que leur cri soit déjà adressé : ils « parlent » à la cantonnade, donc à quiconque voudrait bien les entendre28.

L’idée de rétrospectivité que Dolar propose permet, d’après nous, de saisir le nœud même de l’articulation (qui est davantage un lieu de désarticulation) entre la phonè animale et la Voix de l’homme. L’entrée de la langue dans la signification a toujours déjà eu lieu, toute approche donc de ce fondement inhumain de la langue humaine ne peut se faire que dans l’après-coup – rétrospectivement.

Dans l’introduction du même ouvrage, Mladen Dolar propose une analyse de la parabole benjaminienne de l’automate joueur d’échecs. Celle-ci nous permettra une approche encore plus précise de ce que nous entendons par la Voix humaine. Voici l’extrait de Benjamin en question :

On connaît l’histoire de cet automate qui, dans une partie d’échecs, était censée pouvoir trouver à chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. Une marionnette en costume turc, narghilé à la bouche, était assise devant une grande table, sur laquelle l’échiquier était installé. Un système de miroirsdonnait l’impression que cette table était transparente de tous côtés. En vérité, elle dissimulait un nain bossu, maître dans l’art des échecs, qui actionnait par des fils les actions de la marionnette29.

Dolar nous apprend que l’histoire du trucage en question fut popularisée par « Le joueur d’échecs de Maelzel » d’Edgar Allan Poe. Si c’est bien Johann Nepomuk Maelzel qui fit le tour de l’Amérique dans les années 1830 avec cet engin réputé imbattable, celui-ci fut en vérité inventé par un officier autrichien Wolfgang von Kempelen, en 1769. Mais le joueur d’échecs n’était pas le seul centre des préoccupations de son inventeur. Au contraire, Kempelen était passionné par le projet d’une machine qui puisse parler. En 1780, l’Académie royale des Sciences de Saint-Pétersbourg proposa un prix pour la construction d’une machine qui puisse reproduire les voyelles. La contribution de Kempelen, appelée simplement die Sprech-Machine, était composée d’une boîte en bois reliée d’un côté à une sorte de cornemuse, servant de « poumons », et de l’autre côté à un entonnoir en caoutchouc, qui tenait lieu de bouche. Bien que les entrailles de l’engin aient été visibles à l’œil nu et qu’aucun détail du fonctionnement n’ait été dissimulé, sa mise en marche ne manquait jamais de saisir les spectateurs d’un « sentiment magique » ou de « consternation » que Dolar qualifie d’étrangeté :

Il y a de l’étrangeté dans l’intervalle qui permet à la machine, par des moyens purement mécaniques, à produire quelque chose de si uniquement humain comme la voix et le discours. C’est comme si l’effet pouvait s’émanciper de son origine mécanique et se mettre à fonctionner comme un surplus – en effet, comme un spectre dans la machine ; comme s’il y avait un effet sans cause propre, un effet dépassant sa cause explicable – et c’est là l’une des propriétés de la voix à laquelle nous ne cesserons de faire retour30.

Le Parleur de Kempelen ne doit cependant pas être étudié de manière isolée. Au cours des années 1780, l’inventeur faisait le tour des villes européennes importantes, pour mettre en spectacle, de manière conjointe, et la machine à parler et le joueur d’échecs. La première « merveille » devait contribuer à la réussite de la seconde. La machine à parler contient en effet la vérité de l’automate. Une machine à apparence humaine ne devient crédible que si elle est précédée d’une machine qui s’assume comme telle (qui affiche ses propres mécanismes) tout en produisant un effet de Voix, c’est-à-dire l’illusion d’une intériorité.

Selon nous, c’est dans l’entre-deux de ces deux machines que se trouve le site même de l’apparition de la Voix. Nous avons déjà montré que celle-ci correspond à la perte du langage des oiseaux qui désormais ne peut s’approcher que rétrospectivement. La Voix n’a donc pas d’origine – elle ne peut être dérivée de quelque cause que ce soit. Elle a, dans ce sens, toujours déjà eu lieu. Mais la Voix « n’est pas encore [pour autant] l’expérience de la signification »31. Si elle est déjà rongée par la négativité, elle n’est pas encore engagée dans ce que Benjamin appelle la communication. Elle naît justement dans le mouvement de rétrospectivité que nous essayons de décrire. En d’autres termes, elle est entre le devenir-humain de l’inhumainle Parleur – et le devenir-inhumain (qui est davantage un « retour ») de l’homme – le nain qui se déguise en machine, dans le joueur d’échecs.

C’est cette situation d’entre-deux de la Voix qui est en jeu dans le traitement benjaminien de la légende de la tour de Babel. Nous avons vu que la Chute proprement dite, c’est-à-dire l’inéluctable médiateté de la langue, a déjà eu lieu au Paradis même et qu’il est impossible de remonter à un état prélangagier bienheureux. Benjamin ne renonce pas pour autant à l’idée d’une déchéance linguistique. L’essai sur le langage permet, en effet, de penser la Chute dans la Chute, c’est-à-dire une aggravation supplémentaire de la condition linguistique déjà précaire de l’homme. Benjamin écrit :

Après le péché originel, qui, en permettant que le langage serve de moyen, avait posé les bases de sa pluralité, il n’y avait qu’un pas à franchir jusqu’à la confusion des langues. [...] L’asservissement du langage dans le bavardage, aboutit presque inévitablement à l’asservissement des choses dans la folie. [...] C’est dans cet abandon des choses, qui fut l’asservissement, que naquit le projet de la tour de Babel et, en même temps, la confusion des langues32.

Cette confusion supplémentaire peut être comprise grâce aux analyses de Derrida dans « Des tours de Babel ». Le philosophe présente la transgression humaine et la punition divine qui s’ensuit de la manière suivante :

Les punit-il d’avoir voulu construire à hauteur de cieux ? d’avoir voulu accéder au plus haut jusqu’au très haut ? Peut-être, sans doute aussi, mais incontestablement d’avoir voulu ainsi se faire un nom, se donner à eux-mêmes le nom, se construire eux-mêmes leur propre nom, s’y rassembler (‘que nous ne soyons plus dispersés...’) comme dans l’unité d’un lieu qui est à la fois une langue et une tour, l’une comme l’autre. Il les punit d’avoir ainsi voulu s’assurer, d’eux-mêmes, une généalogie unique et universelle33.

À travers le projet de Babel, les Sémites nient la pluralité inhérente à la langue. La construction revient ainsi à l’oubli de la Chute première : dans un mot qui est, qu’ils le veuillent ou non, rongé par la négativité (sans aucune possibilité de correspondre à elle-même), les hommes entendent prononcer un nom unique et immédiat. Derrida continue son analyse :

En cherchant à ‘se faire un nom’, à fonder à la fois une langue universelle et une généalogie unique, les Sémites veulent mettre à raison le monde, et cette raison peut signifier simultanément une violence coloniale (puisqu’ils universaliseraient ainsi leur idiome) et une transparence pacifique de la communauté humaine. Inversement, quand Dieu leur impose et oppose son nom, il rompt la transparence rationnelle mais interrompt aussi la violence coloniale ou l’impérialisme linguistique34.

L’hybris à vouloir mettre le langage hors de ses gonds, à nier la nécessaire « rétrospectivité » qu’implique tout rapport à toute plénitude, justifie donc la punition de Dieu. Or, si nous réfléchissons bien, la confusion ne demande pas l’intervention de Dieu. Elle a déjà eu lieu dans le geste même qui nie la Chute. Babel, dans ce sens, est l’entrée dans le monolinguisme ; l’oubli de l’altérité. Il revient à la langue qui précipite l’homme dans la confusion car elle se leurre sur sa plénitude et empêche d’entendre la parole de l’autre. L’universalité de cette langue ne dépasse donc en rien celle, complètement imparfaite, de l’espéranto – en d’autres mots, elle ne fait qu’absolutiser le bavardage.

La « transparence pacifique » que promet la langue babélienne recèle une « violence coloniale ». Loin de permettre de nommer le monde, elle s’y imposerait, viserait à le « mettre à raison ». Dans la conception de Benjamin, une telle fermeture violente du langage, que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « catastrophe », n’est pas un événement langagier qui se situerait dans un avenir lointain. Au contraire, la catastrophe de Babel a déjà eu lieu et ne cesse d’avoir lieu. Elle correspond à une tendance qui est, semble-t-il, inhérente à la langue. Le philosophe, devant ce cours implacable des choses, ne peut que se faire avertisseur d’incendie et, tel l’Angelus novus de Klee, tenter de contrer la tempête irrésistible qui ne laisse derrière elle que des ruines.

Entré dans la sphère de la signification, le langage épouse nécessairement une structure prédicative qui fait violence à l’être dénommé. Agamben écrit dans la « Communauté qui vient » :

Le mot ‘arbre’ désigne indifféremment tout arbre, dans la mesure où il pose la signifiance universelle propre à la place des arbres singuliers ineffables (terminus supponit significatum pro re). Dans d’autres termes, il transforme les singularités en membres d’une classe, dont la signification est définie par une propriété partagée (la condition de l’appartenance ε). Le succès de la théorie des ensembles dans la logique moderne naît du fait que la définition d’un ensemble est simplement la définition de la signification linguistique. La compréhension d’objets singuliers distincts m dans un tout M n’est rien d’autre que le nom35.

La signification linguistique se construit par la subsomption du particulier sous un concept général. Inévitablement donc, la structure prédicative du langage qui connaît, structure dont l’homme ne peut aucunement se dépêtrer et qui parasite le langage dès ses origines, fait violence au monde, réduit le singulier au même. Le langage humain qui communique est donc d’emblée dans le projet espérantiste : il tend à nier la pluralité au profit d’une généralité – qui ne peut cependant jamais être qu’incomplète.

Pour sortir de cette violence, il faut faire retour à la Voix, désactiver, en d’autres termes, le mouvement de signification. Dans un fragment intitulé « Le squelette du mot », Benjamin met en œuvre justement une telle stratégie de sauvetage langagier :

Il est étrange, écrit-il, qu’à l’occasion, lorsqu’on considère un mot à plusieurs reprises, l’intention visant sa signification se perde pour faire place à une autre, à une intention visant ce qu’on est fondé à nommer le squelette du mot. (On peut conventionnellement désigner le squelette d’un mot quelconque, du mot ‘tour’ par exemple, de la façon suivante ‘-tour-’.)36.

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REPETITION // PERTE DE SIGNIFICATION

« L’altération intentionnelle » que Benjamin décrit survient lors de la répétition d’un même mot. À force de le prononcer, celui-ci perd sa signification. Le mot se vide et se voit extrait de la communication. Il n’est désormais plus que ce que Benjamin appelle un simple « complexe sonore ». Et Benjamin de continuer, dans son essai « Sur le langage... » : « Il n’y a plus de contenu du langage ; comme communication le langage communique une essence spirituelle, c’est-à-dire une communicabilité »37. Le mot est réduit à un «–signe–», c’est-à-dire à un moyen qui est sevré de sa propre fin. Il ne communique plus rien, mais il reste néanmoins habité par une intention de communication épurée. Le squelette du mot, comme site même de la Voix, n’est autre qu’une communication de la communicabilité, un simple « vouloir-dire »38 ouvert sur tout dire.

Ce procès par lequel le langage se voit désinvesti de son contenu communicationnel renvoie de près aux réflexions de saint Augustin sur les langues mortes – d’après Agamben, c’est chez le père de l’Église que la notion même d’une langue éteinte apparaît pour la première fois dans la pensée occidentale39. Dans un passage exemplaire de la Trinité (X.1.2.), Augustin se penche sur le mot latin temetummot passé d’emploi, qui signifie, à l’origine, le vin ou autre boisson intoxicante. L’homme qui entend ces trois syllabes ne peut les comprendre. Il sait cependant que le mot n’est pas simple bruit. Il est signe et renvoie donc bien à un sensqui, bien qu’indisponible dans le présent, est à chercher, à apprendre. Agamben écrit :

Ce passage isole l’expérience du mot dans lequel il n’est plus simple son (istas tres syllabas) et pas encore signification, mais l’intention pure de signifier. Cette expérience du mot inconnu (verbum incognitum) dans le no-man’s-land entre le son et la signification est, pour Augustin, l’expérience amoureuse comme la volonté de connaître : l’intention de signification sans signifié, ne correspond, en fait, à la compréhension logique, mais au désir du savoir (‘qui scire amat incognita, non ipsa incognoita, sed ipsum scire amat’). (Ici il est important de noter que le lieu de cette expérience qui révèle la vox dans la pureté originaire de la signification [voler-dire] n’est autre que le mot mort : temetum.)40

Tout au long de son œuvre, Benjamin met en place de telles stratégies d’inhumanisation de la langue. Comme dans le cas de la parabole du jouer d’échecs, il s’agit de mécaniser, de fragmenter, de mortifier le langage communicationnel. Il s’agit, en d’autres termes, de reconduire le langage à ses limites, au seuil jamais franchissable de ses origines animales. Par là, comme nous le verrons encore en détail, il s’agit de se replacer toujours sur la scène de la naissance de la langue. Une de ces stratégies les plus paradigmatiques, sur laquelle un grand nombre de commentateurs se sont penchés, est la traduction.

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La traduction benjaminienne n’est pas à prendre dans son acception habituelle. Son objectif n’est nullement le transfert du sens. Au contraire, « la traduction est une forme »41, un exercice qui vise à délester le langage du sens étranger qui l’alourdit. « C’est ce que réussit avant tout, dit Benjamin, la littéralité dans la transposition de la syntaxe ; or, c’est elle, précisément, qui montre que le mot, non la phrase, est l’élément originaire du traducteur. Car si la phrase est le mur devant la langue de l’original, la littéralité en est l’arcade »42.

La traduction française de Maurice de Gandillac risque aisément de confondre le lecteur. Le choix du terme « littéralité » pour « Wörtlichkeit » ne rend pas avec précision qu’il s’agit d’une traduction à faire « mot par mot ». Le traducteur ne cherche pas une littéralité dans le sens, mais au contraire s’engage à mettre à risque ce sens.

Traduire « phrase » pour « Satz » ne facilite pas non plus la compréhension. Le lecteur du seul texte français aurait quelques difficultés à saisir l’opposition entre la « syntaxe » et la « phrase ». Rappelons à ce propos les observations de Paul de Man :

‘Satz’, en allemand, ne signifie pas seulement ‘phrase’, dans un sens grammatical, mais il signifie également ‘proposition’ – Heidegger va parler de la proposition du fondement (Der Satz des Grundes) ; ‘Satz’ est la proposition, la proposition la plus fondamentale, la signification – le mot qui signifie le plus [...]43.

L’extrait de Benjamin affirme donc que c’est le sens qui constitue le mur devant la langue de l’original et que seule « l’attention aux mots » en est l’arcade.

À la fin de « La tâche du traducteur », Benjamin élève la traduction interlinéaire du texte sacré en modèle de toute traduction authentique. Celle-ci permet justement d’illustrer la transposition « mot par mot » de la syntaxe :

יהוהבללכי־שםבבלשמהקראעל־כן!!!lèvre JHWH mêla parce que là ‘Babel’ son nom cria sur quoi כל־הכל־הארץעל־פנייהוההפיצםומשםארץ!!! toute la terre sur les faces JHWH dispersa et de là toute la terre

Cet exemple de traduction interlinéaire que nous proposons met en évidence à quel point la stratégie linguistique en question dynamite le sens et mortifie inévitablement la langue qui traduit. La syntaxe étrangère ainsi transposée annihile le contenu communicationnel de notre langue. Les propositions sont tournées sens dessus dessous, l’ordre même des mots devient hésitant et le sens se dissipe. Dans cet intervalle entre le son et le sens – dans ce moment de halte éphémère –, le langage n’est que Voix pure, une ouverture sur l’indéfini, le sens à venir.

La sphère d’entre-deux qu’est la Voix humaine correspond donc au plus haut degré de linguisticité que le langage humain peut atteindre, à son état paradisiaque. Or, contrairement à ce que laissait suggérer le récit de la Genèse, le langage d’Adam n’est pas perdu une fois pour toutes ou confondu à jamais dans l’épisode de Babel. Certes l’homme ne peut demeurer dans la Voix – la « signification inauthentique » l’emporte toujours. Cependant, moyennant diverses stratégies, dont le paradigme est celui de la traduction, l’homme peut, dans une tâche qui est à recommencer sans relâche, faire retour vers le Paradis. Il s’agit, en d’autres termes, de déconstruire toujours et derechef son langage pour essayer de se placer en amont de la catastrophe babélienne.

Le langage humain est tel un no-man’s-land, une zone d’indistinction entre deux extrêmes. Il n’est plus le langage des oiseauxet se trouve inéluctablement au-delà de la distinction entre le signifiant et le signifié. Mais il est nécessairement en deçà du retour final du langage des oiseaux. À ce moment où la parole de Dieu, prononcée à la troisième personne, se fera retenir, l’écart constitutif de notre langue sera clos une fois pour toutes.

Pris entre deux « discours » prononcés par un il, le langage de l’homme est nécessairement médiat. Mais, bien qu’il soit voué à la séparation, Benjamin lui reconnaît une « magie propre » – il est habité par ce que l’auteur appelle ailleurs une « faible force messianique ».

Dans ce monde même – provisoire – le langage humain peut déjà atteindre un véritable dépassement messianique ; prendre donc part à une véritable universalité. Cette magie a lieu dans le geste même où le langage reconnaît ses limites et fait retour à sa situation d’entre-deux. Bien que l’homme ne puisse plus prononcer le langage des oiseaux, il peut, dans la déconstruction incessante des significations inauthentiques de son parler, se mettre au seuil de l’animalité, au site même où sa langue a lieu ou prend naissance. Sa langue devient ainsi animale ou, plus précisément, s’engage dans un mouvement de devenir-animal. La parole qui s’animalise ainsi a le même statut sémantique que ce qu’Agamben attribue aux pseudonymes qu’il relève dans les écrits de Robert Walser. Ce dernier aurait été fasciné par l’idée de « ne pas prononcer quelque chose absolument ». Ainsi, dans sa prose, tout mot semble être précédé d’un invisible « pseudo » ou « soi-disant » – chaque geste de nomination est en même temps une tentative de désactivation du sens44.

Parler en ne parlant pas permet de sortir de l’opposition entre le singulier et le général – opposition que nous avons identifiée comme l’origine de la violence linguistique en tant que telle. Dans ce lieu d’indistinction, le nom est en même temps radicalement singulier et même temps absolument quelconque45. Suivant la logique que nous avons relevée dans notre analyse du pronom je, le pseudonyme en même temps désigne et implique la possibilité d’un tu, d’un autrement dire possible. Et c’est justement parce qu’elle ménage cette ouverture, parce que, en d’autres termes, elle implique une mise à mal constante de la représentation conceptuelle, qu’elle peut – quoique seulement médiatement – atteindre l’universel, dire le singulier en tant que tel. Tel est la magie de notre langage.

Nous nous sommes donné pour tâche, au début de notre contribution, de mieux comprendre l’accomplissement messianique de la langue, entendu comme le retour du bienheureux langage des oiseaux. Il s’agissait d’une parole non-discursive, saisie de toute communication intersubjective et qui, par là même, constituait une invocation de Dieu. Nous avons montré qu’une telle langue immédiate est hors de la portée de l’homme dont le langage est toujours déjà logé dans la séparation. Benjamin semble donc, après tout, s’accorder avec Benveniste : il n’existe aucun dépassement de l’écart entre le signe et la phrase.

Cependant, tout comme le linguiste français, Benjamin thématise des événements linguistiques où la langue se désubjectivise. Il ne s’agit pas d’un retour simple à ce qui précède la langue, mais seulement au seuil d’indistinction qui le sépare de son altérité animale.

L’interruption éphémère du processus communicationnel fait raisonner la Voix, que l’on peut désormais comprendre comme la dimension inhumaine de la langue. Ici, l’intentionnalité humaine se retire et laisse surgir une intentionnalité inhérente au langage. Dans la zone trouble qu’est l’entre-deux de la Voix – que, de façon tout à fait oxymorique, Benjamin persiste à appeler « le pur langage » (die reine Sprache) – le langage se découvre habité par un vouloir-dire propre et indéfini. Au cœur du langage humain gît donc l’ouverture infinie vers un sens à venir.

S’engager dans le devenir-oiseau de la langue implique donc de se défaire de la corrélation de personnes (ou l’adresse) qui est constitutive de toute discursivité pour montrer qu’à ses fondements même, le langage est travaillé par la transcendance : l’appel d’un sens absolu, de Dieu.

Ces invocations n’ont cependant aucunement pour but de réduire le langage au silence, de précipiter la fin ultime de toute linguisiticité – fin qui ne pourra advenir que grâce à une intervention verticale. Au contraire, c’est grâce à ces coupures dans le flux langagier que celui-ci peut continuer, que la confusion, qu’est la conséquence de la fermeture babélienne, peut être évitée. La langue est renvoyée à ses origines, au lieu où elle prend naissance, là où elle s’éprouve toujours et encore comme possible. L’animalisation de la langue ne vise qu’à arracher la possibilité d’encore plus de langue, à assurer qu’elle puisse poursuivre dans l’entre-deux du je et du tu.

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