La drogue du jazz. Francis Hofstein. L’Homme Revue française d’anthropologie 158-159 | avril-septembre 2001 Jazz et anthropologie

so 1467378181235 SO | 2021-01-08 09:18

La musique est de tous les arts le plus impalpable, le plus insaisissable, parce qu’elle tient sa consistance de l’air. Il est notre milieu et nous sommes insensibles à sa présence, à moins qu’une odeur l’infeste ou le parfume, ou qu’un de ses courants nous rafraîchisse ou nous glace. Nous y trouvons l’inspiration et y exha-lons notre dernier souffle, mais nous n’en prenons réellement conscience quequand il manque.Immobile, l’air est silence, et le bruit naît de sa mise en mouvement. Même la chouette et le hibou, dont les plumes sont disposées de telle sorte que ces oiseaux offrent le minimum de résistance à l’air, le froissent quand ils se déplacent et donnent à entendre la légère turbulence que leur vol provoque. À ce soupir soyeux, les instruments inventés par l’homme répondent par un fracas assourdissant dontla musique se fait l’écho lorsqu’elle croit pouvoir parler son temps.

Alors qu’elle ne veut rien dire, ce qu’expliquent chacun à leur manière Theodor W. Adorno, François Perrier ou Guy Rosolato, et ce qu’affirme Hegel quand il écrit que « la musique possède la plus grande possibilité de s’affranchir non seulement de tout texte réel, mais aussi de toute expression d’un contenu déterminé »1. Elle est par essence affranchie de tout signifié, ce qui m’a permis autrefois, en m’appuyant sur Saussure et Lacan et sur le rapport singulier qu’elle entretient avec le manque, dela définir comme un signifiant pur2.Il n’y a aucune différence avant la lettre entre les musiques, et un système dereprésentation est nécessaire pour qu’elles prennent nom, place, statut, fonction...et pour que, chargées d’une batterie de signifiants et de signifiés et dépouillées deleur pureté, elles participent activement de la culture d’une société donnée.

La musique est à l’état de nature un bruit du corps, que la culture affiche ou dissimule selon la distribution économique et sociale de son érotique. Le jazz est ainsi passédes bas-fonds aux universités, où cette musique de sauvages, cacophonique et obscène, animale et décadente, outrage aux bonnes mœurs et au bon goût, a acquisquelque quartier de respectabilité. Non sans que sa naissance obscure et son origine incertaine, mais sûrement bâtarde, et son identification à un continent noir, lui-même référé au féminin, le marquent du sceau d’une altérité indélébile et, enl’ouvrant sur l’inconnu, suscitent ensemble attrait et répulsion là où musique folk-lorique et musique classique rassurent par leur fixité, réelle ou imaginaire. Cela ne suffit pas à expliquer son pillage systématique, son statut tenace d’artmineur dans la musique, les doutes sur la réalité de son identité. Mais cela explique peut-être qu’il soit plus rarement objet d’étude qu’objet de passion, et donc le jardin secret de nombreux amateurs, qui ne tiennent ni à entamer la rela-tion singulière qu’ils entretiennent avec leur jazz, ni à la partager ou la faireconnaître3. Il est pour eux un plaisir intérieur et ils gardent sa jouissance secrète. Ce n’est pas que pudeur ou égoïsme, mais une forme d’adéquation à un objet particulièrement éphémère, aussi éphémère que l’amour et comme lui dramatiquement impossible à éterniser tel quel.

Le sujet est sans cesse en butte à la perte avec la musique, puisqu’elle ne connaît ni frontières ni limites, et que, non objectivable, elle ne distingue pas le dehors du dedans. « Seule l’intériorité sans objet, la subjectivité abstraite se laisse exprimer parles sons », écrit Hegel4, que, en tant que freudien, je ne suivrai pas quand il dit cette subjectivité abstraite être « un moi entièrement vide, sans autre contenu ». Je dirai plutôt la musique une abstraction que le moi appréhende dans sa subjectivité, c’est-à-dire avec ses pulsions et ses affects. Elle est cette pureté immédiatement corrodée par les sens et la pensée, elle est ce déploiement et cette expansion qui dialectisent l’abstrait et le concret, le spirituel et le corporel, le trivial et le divin, et qui permet par exemple à Burroughs d’écrire que « la musique est d’un grand secours quandon est malade. Une fois, au Texas, je me suis guéri avec de la marijuana, de l’élixir parégorique et quelques disques de Louis Armstrong»5.

La succession de sons appelée musique est une fin en soi, et dans son expression, c’est-à-dire son déroulement fini dans l’espace et dans le temps, elle peut ne procéder que de cette suite, si l’on fait abstraction de son émetteur et de ce qui le définit, et de son récepteur absorbé par la musique qu’il écoute et qui l’envahit jusqu’à le dissoudre en elle. Selon Hegel, « Son extériorisation, loin d’aboutir à une objectivité permanente dans l’espace, plane pour ainsi dire dans l’air et montre ainsi qu’elle estune communication qui, au lieu d’avoir un appui solide, n’est portée que par l’inté-riorité subjective et n’existe que pour elle et par elle »6. La musique irait d’une intériorité à une autre, puisque son extériorisation, « à peine née, se trouve abolie par lefait même de son être-là et disparaît d’elle-même »7. Objet sans épaisseur, voué àune disparition immédiate, la musique n’existe qu’à la condition du sujet. Lui seul peut nommer musique le bruit de la brise dans les roseaux, le choc d’unemain sur le bois, le frottement d’un doigt sur une corde. Lui seul dit la différence entre le souffle du vent et le souffle de l’homme qui, confondu à la voix, est cette vibration du réel que nous appelons musique8.Le corps vibre avant l’air. Il vibre spirituellement, pensée innée et acquise duson, et il vibre physiquement, chant ou geste qui extériorise la musique et ladonne à entendre et à voir. Entre son commencement et sa fin, musiciens et auditeurs vivent ensemble une aventure dont la durée échappe à nos unités de mesure. Le temps de la musique est un temps subjectif et sa jouissance ne va pas sans une régression où le corps disparaît, qu’il soit immobilisé par une écoute intellectualisée ou envahi et emporté dans le mouvement par le rythme et la mélodie. Mais le corps est toujours la limite, la butée réelle où se différencientplaisir et jouissance, qui le détruit quand elle l’excède. On peut prendre comme exemple l’utilisation de la cortisone par un chanteur enroué ou aphone, obligé d’assurer un concert. Elle lui rend sa voix, mais comme elle supprime les symp-tômes de son mal et la sensation de la douleur, c’est-à-dire la perception de son corps, elle autorise le chanteur à sortir du registre habituel de son chant et l’ex-pose au danger d’une lésion que l’usage répété du remède peut rendre définitive. À se trouver dans une jouissance sans limite de son larynx, c’est le plaisir de chan-ter qui est mis en danger, comme à chaque fois que le corps paye nos excès.

Aussi est-ce lavé de son usage des toxiques que John Coltrane donnera à sa musique toute sa portée. La drogue est grande consommatrice d’énergie, alors détournée de son but, tandis que la levée des inhibitions que permet l’alcool necompense pas la diminution de l’acuité psychique et physique. Le toxique prend ses forces à l’individu et le prive des moyens de création qui doivent beaucoup à une énergie pulsionnelle dont l’angoisse est une forme d’expression. Inemployée par le sujet, cette force de vie devient une force de mort, et si les drogues la consument, elles ne la distraient pas longtemps, comme en témoignent les affres répétitives du manque.

Quand un musicien joue, il devient musique. Sa matérialité physique s’abolit dans l’expression musicale, il est dans l’air, parti, entre plaisir et jouissance, et le moment même où son corps est le plus engagé dans l’invention de sa musique est celui où il s’en perçoit le plus libre, le plus dégagé, le plus indépendant. Qui connaît ou a connu cette immersion peut témoigner de l’étonnant rapport que la musique institue entre la présence et l’absence, entre un sentiment de plénitude qui engage en totalité le sujet et un oubli tout aussi total de la réalité du monde, là comme dans l’enfance confondu au moi. Même en ce cas, le musicien joue sans assurance, et son retour sur terre et les commentaires qui l’accompagnent ne confirment pas nécessairement ses sensations et sa conviction. La musique – mais heureusement bien moins que la drogue, pas du tout conviviale – réserve ses surprises, où souffrance et grand bonheur se rencontrent également, dans une gradation qui va de la petite griserie à la grande ivresse, du mauvais soir où rien ne vient à la nuit bénie qui passe en une minute.La frustration accompagne l’artiste dans sa relation à son art comme dans ses rapports avec le monde, peuplé, selon les musiciens interrogés à Chicago dans lesannées 40 et 50 par Howard Becker, de consommateurs ignorants, de critiques incompétents et de producteurs vénaux.

Ces musiciens, pris dans « un sentiment d’appartenance à une catégorie particulière de personnes »9 et confrontés à une demande qui ne correspondait pas forcément à leurs exigences et à l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes et de leur musique, disaient tolérer « des comportements étranges chez un collègue »10, sans s’apercevoir qu’« à renforcer le statut d’extériorité du musicien », ils entraient dans « un cycle de déviance croissante »11. Réflexe de caste et d’exclusion où, au nom d’une différence, d’une étrangeté liées à son art, le jazzman obtenait la reconnaissance de sa déviance au lieu de celle de sa musique. Et se voyait assigner une place dont il pouvait certes jouir sans partage, mais dans un face à face avec lui-même forcément destructeur. Le manque apparaît en même temps que l’extérieur, que le dehors, quand moi et non-moi se séparent, instaurant une distance entre le sujet et le monde. C’est dire si sa survenue est inéluctable, puisque nul humain ne peut échapper à cette séparation, dont la mère est l’agent et le père garant, que la musique comble lorsqu’elle envahit l’espace, et que la drogue nie, en tentant répétitivement et vaine-ment de l’annuler12.

Entre fini et infini, plus que les autres arts, la musique est une école du manque. Son abstraction, sa présence tissée d’absence donnent au musicien une familiarité avec cette angoisse du vide, du rien que connaissent certains écrivains devant la page blanche, devant ce moment inaugural où une idée, une forme, unfantasme trouvent un commencement de réalité. Leur développement, leur réalisation ne sont pas sans risque, mais ce risque est narcissique et donc entièrement dans un rapport à l’autre si redouté qu’il bloque, diffère ou détourne la mise en œuvre. Sans autre, c’est-à-dire sans altérité, il n’y a pas d’échange, ni dedans ni dehors, sinon quand les effets d’une substance donnent l’illusion du mouvement. Aussi, lorsqu’on n’est pas, comme Henri Michaux, capable de ramener de ses voyages intérieurs quelque bagage réellement utilisable, le danger est grand que le moyen devienne une fin. La drogue prend fonction de suppléance et masque le manque d’être, comme la technique le manque d’invention.

Quand le sujet s’absente au point que deviennent imperceptibles sa pulsation et son rythme singuliers (son swing), la musique s’éteint, fermée sur le fini d’une interprétation dont cette répétition-là ne sort pas de la redite plus ou moins mécanique. Alors qu’il n’y a pas de fond à la musique et donc pas d’interprétation dernière d’une composition. Compositeurs de l’instant, sommés d’inventer sans cesse leur musique, les jazzmen le savent bien, qui se promenèrent longtemps sur un fil où il n’était pas sûr que l’angoisse se transforme chaque fois en plaisir. Elle est à cet instant l’arme de la sublimation, tandis que l’activisme de la pulsion de mort change de sens, donnant par exemple à l’art « le pouvoir d’adoucir par une figuration théorique les destinées les plus cruelles et les plus tragiques,et même d’en faire un objet de jouissance »13.La formule s’applique à merveille au musicien de jazz : il doit son évasion à la musique qui le libère et lui donne son statut, mais il demeure un objet de jouissance. L’esclave est affranchi du maître et des travaux de la plantation, mais non de la production d’un art où le représentent et se représentent la négritude et ses signifiants de mort, de magie, d’animalité. Là où les Noirs américains inventaient une nouvelle forme esthétique, la société mesurait leur existence et leur visibilitéà leurs gains et, dans un retour aux origines de ce mot, identifiait leur talent àl’argent. L’argent est « le signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification » selon Jacques Lacan14, mais à jouer le jeu, les jazzmen eurent le vif avantage de la participation aux agapes d’une société de consommation fondée sur une alternance du vide et du plein, et sur une dialectique du manque avec laquelle leur musique les avaient tout à fait familiarisés.

Avec sa manière singulière d’être-là (selon Schopenhauer, la musique parle de l’être quand les autres arts n’expriment que l’ombre15) et de n’exister que dans l’exact moment d’une extériorisation dont la consistance n’est pas réellement mesurable, la musique ouvre sur un infini où elle manque comme objet. L’avoir relève de l’impossible et met son amateur entre frustration et privation quand il veut joindre au plaisir de l’écoute la jouissance de la possession. Il rejoint ainsi le toxicomane dans sa quête et ses défis et, comme lui, s’engage sur un chemin sans bornes. À cette différence près : quel que soit son poids de corps, la musique demeure de l’air, quand la drogue est une substance qui a le pouvoir de modifie ren profondeur le fonctionnement de son usager.

Musique et drogue ne manquent pas de points communs, fusion entre le moi et le monde, ivresse du jeu et de l’alcool, oubli de soi dans la création musicale et dans l’héroïne, rapport à la régression et à la jouissance, temps sans durée et espace sans limite, médiation entre les hommes et les dieux, dont l’une et l’autre parleraient la langue... Mais là où la musique est invention, la drogue est consommation, où le toxicomane oublie ce qui lui reste de culture dans un retour fusionnel, incestueux à un paradis artificiel déserté. Le musicien vidé par le jeu et le mélomane comblé par le concert maintiennent leur présence au monde dont le drogué s’absente, parce que son toxique a changé son mode de vie.

Quand l’être n’y est plus, manque ce plus d’humain qui donne à l’interprétation d’une chanson ou d’une partition sa dimension d’inouï, de jamais encore entendu, quelle que soit la familiarité de l’interprète et de l’amateur avec cette œuvre. Peut-être était-ce cela que visait André Hodeir avec son « improvisation simulée »16, qui proposait un cadre à la fois sécurisant et stimulant au musicienlibéré de ses clichés et redites, et chargé non plus d’improviser plus ou moinslibrement, mais d’impulser au rythme et à la mélodie la spécificité de sa person-nalité ? À l’image des grands interprètes du répertoire classique.Défaut d’être et défaut d’autre n’empêchent pas la musique, mais laissent deviner, sous l’éblouissement de la première écoute, la vacuité d’un lyrisme de façade ;sous la revendication hautaine d’une solitude créatrice, la douleur de demeurer incompris ; ou encore, sous le dénigrement d’une musique hermétique, le regret de ne pouvoir y entrer. Aussi ne faut-il pas bouder son plaisir et, par exemple,noyer sous un savoir élitiste ou ségréguant ses goûts, ses dégoûts et ses élans. Prosélyte certes, mais pas comme un toxicomane. Le jazz est une contrée suffisamment vaste pour que chacun y trouve une place et son compte, et d’ailleurs, bien que les drogues fassent partie de la volée de signifiants qui le représentent, il n’y en a pas de spécifique au jazz.

Alcool fait maison pour les bluesmen du Sud profond et, à défaut, bière et vin, whisky de contrebande et cannabis dans les villes de la prohibition, héroïne et cocaïne au temps du be-bop, tabac pour tout le monde, l’usage des toxiques dépend des circonstances, des moyens et des modes, et son association avec le jazz est d’abord un cliché que le cinéma et la popularité de Charlie Parker, de Chet Bakerou d’Art Pepper ont largement contribué à propager. Car l’ensemble de la société américaine est infestée par les toxiques, puisqu’elle repose sur une idéologie de la satisfaction et donc de l’éradication du manque qui ne peuvent qu’encourager leur diffusion.

Excessive parce que sans histoire, l’Amérique montre là son mauvais côté, où ses idéaux de réussite et de liberté cachent mal sa méfiance d’une culture qui ne serait pas de rapport. Malgré le jazz, le western et le polar, malgré Faulkner, Saul Bellow ou Herman Melville, l’Amérique fait mine de n’aimer que le concret – ce qui se touche, se compte, se comprend – et de laisser les arts au vieux monde, dont elle supporte mal le rapport à l’abstraction. La chose prime l’objet, et l’objet le sujet,dans un déplacement qui instaure une civilisation du déchet dont l’être humain peut comme n’importe quoi d’autre occuper la place.Les interdits ont pour fonction de forcer la violence des hommes dans des voies conformes aux lois édictées par la cité. C’est une tâche ardue, où l’éducation est essentielle et l’art une issue. Sur son territoire, l’homme peut laisser libre cours à ses recherches, provoquer, choquer, détruire pour construire, explorer autant qu’il le peut le domaine choisi et son matériau, dont la transformation produit un objet, l’objet d’art. Bien qu’il ne soit qu’un reste, le déchet d’une pulsion qui a évidemment manqué son but, notre société le récupère et le sacralise, commuant en idole la trace d’un mouvement créateur parti ailleurs dès que l’objet est tombé de lui et donc du sujet, qu’il soit peintre, sculpteur, écrivain ou musicien de jazz.

Ce sont ces déchets que le collectionneur amasse et parfois idolâtre. Là est sa drogue, où, pour ce qui concerne le jazz, on peut distinguer le collectionneur de musique du collectionneur de disques, de livres ou d’objets. Le premier court les concerts et partage avec les musiciens l’émotion et la déception, la réussite et le ratage. Le souvenir lui tient lieu d’avoir et la réalité éphémère du concert suffit àson bonheur. Il ne confond pas musique vivante et musique morte et il n’achète pas les disques pour leur rareté, leur marque, la date de leur édition ou la couleurde leur étiquette – comme The Cat, le collectionneur que croquait et moquaitGene Deitch17 dans The Record Changer– mais parce qu’il ne veut pas cesser d’écouter la musique qu’ils recèlent. La disparition des inventeurs capitaux du blues et du jazz l’y oblige de toute manière, et il ne s’en prive pas, mais ce serait une frustration de devoir se passer du concert ou du club. La présence physique des musiciens, la demande sensible du public, l’attente et les effets de leur rencontre donnent à l’air une vibration, à l’ambiance une densité, à la musique une sensualité qui m’ont toujours rendu incompréhensible qu’un amateur de jazz ne sorte jamais de chez lui.

La musique inerte fait appel à un érotisme de l’image, de l’imagination, voire du virtuel de la messagerie rose, différent de l’érotisme du contact, de la présence, de la peau. L’écoute ne peut être la même dans la réalité du concert et dans l’intimité de son salon de musique. Elles sont complémentaires, ne serait-ce que parce que la seconde permet la distance, le jugement sur des réactions, des sensations que le concert amplifie, et une répétition de l’écoute où évoluent et se réévaluent dans l’un et l’autre sens tant la connaissance que le plaisir. Avec le disque et l’objet qui n’est pas de jazz mais le représente, l’amateur se confond avec n’importe quel collectionneur et présente tous les signes de cette toxicomanie particulièrement utile à la préservation et à la conservation du patrimoine de l’humanité. Le jazz n’y tient guère de place, en France du moins, où n’existent ni musée, ni maison, ni fondation comme par exemple en Allemagne ou en Belgique, mais où nombre de collectionneurs, en amassant jalousement ses produits et ses déchets, en recueillent la mémoire, en constituent l’iconographie et permettent, avec les musiciens, d’en écrire l’histoire.

Le collectionneur est un chasseur. Il rassemble des fragments dont la dimension fétichiste le rattache au corps imaginaire de la mère. Il y retrouve le drogué, qui n’en a jamais quitté le sein, mais là où celui-ci se détruit, celui-là construit ou plutôt reconstruit l’espace totalisant de sa petite enfance, sans être totalement dupe. Car il sait vite l’infini d’une collection et l’insatiable de sa quête, quel que soit le champ de son accumulation. Heureux quand sa recherche l’ouvre et le questionne, l’enseigne et enrichit son savoir, et ne le ferme pas sur une avidité de l’avoir où le musicien lui-même ne serait plus qu’un objet de collection. La musique a des auteurs mais pas de propriétaire. Seuls ses supports, ses images et ses objets sont à acquérir, mais ils ne la remplacent pas, et elle demeure insaisissable.

Là, au lieu de cette absence, devant cette abstraction, se rencontrent le musicien, le toxicomane et le collectionneur, qui ne se reconnaissent pas. Sauf cumul, leur manque ne se recoupe pas et on ne peut pas considérer le jazz comme une drogue pour ses musiciens. Il réclame d’autres enjeux, d’autres investissements, une autre passion. Celle-ci anime aussi l’amateur et le drogué, mais la représentation signifiante change à chaque fois.

La drogue peut servir de recours et tromper le manque, avant que la dépendance au toxique s’installe, brouillant la différence entre jazzman et toxicomane. Quand le premier entre en musique, il quitte un monde où il retourne quand il en sort. Il s’y est certes abandonné et son investissement l’entame.Il y perd quelque chose et parfois sa musique, mais conserve ses potentialités. Le second n’est pas seulement affecté par son entrée dans la drogue mais déplacé. Et son plaisir, jamais renouvelable, petit à petit se confond à la jouissance. Son ivresse est incommunicable et son enfouissement dans la consommation de drogue le coupe de toute relation qui ne concerne pas son ou ses produits d’élection.

Là où le musicien échange, le toxicomane clôture et devient bientôt insensible à tout ce qui ne passe pas par la médiation de la drogue, musique comprise.Là où le jazz divise, sépare et invente de l’autre, la drogue unifie et totalise, dans une fusion où son usager, objet désormais sans altérité, anticipe son état de cadavre. Il meurt de sa course à l’avoir, un avoir sans consistance, quand la qualité primordiale du jazz, dont témoigne son histoire, tient à son être.

https://journals.openedition.org/lhomme/110