Des communications comme science de la culture [article] // Raymond Williams // Réseaux. Communication - Technologie - Société Année 1996 80 pp. 97-106

so 1467378181235 SO | 2020-12-11 09:47

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RéseauxDes communications comme science de la cultureRaymond Williams, Jacques Guyot, François Henry

Résumé

En présentant la communication avant tout comme une pratique, Williams plaide pour un dépassement des réticenses qui pèsent encore sur l'étude de nombreuses pratiques culturelles contemporaines. Il réagit contre une orientation de la sociologie vers le concept de « communication de masse » et propose une démarche de recherche qui associe plusieurs disciplines, quitte à ce qu'elles confrontent leurs résultats. Il s'agit pour l'auteur de lutter contre la juxtaposition d'intérêts particuliers qui mènent au découragement général, à l'inertie et au conformisme.

Von considère que cette discipline est plus rigoureuse sur le plan méthodologique que les « cultural studies », mais qu'elle a hérité en partie de leurs préoccupations humanistes et de leur dynamisme. La communication humaine est étudiée de façon sérieuse et intensive depuis les premiers témoignages écrits d'une pensée organisée. Dans la civilisation occidentale, la grammaire et la rhétorique ont formé pendant deux millénaires la base de l'éducation et, bien que les noms aient changé, l'étude du langage et de sa pratique reste prédominante. L'étude des communications - avec ce pluriel si significatif - est en revanche, du moins à première vue, un phénomène moderne. Deux raisons évidentes justifient cette nouvelle définition. Tout d'abord, les institutions de communications ont, dans nos sociétés modernes, une taille et une importance qui, inévitablement, en font des acteurs du social et du politique mais aussi, de plus en plus, de l'économique. Ensuite, il faut mentionner la succession bien connue des progrès techniques en communication, dont les évolutions radicales des possibilités de transmission et de réception, et celles, tout aussi importantes, de reproductibilité et de reproduction. Du fait de ces modifications, notre façon de considérer les problèmes et de les étudier a nécessairement changé. Dès lors, inévitablement, le chercheur en communication pourra prendre plusieurs formes selon son domaine de spécialité. Il sera tantôt sociologue, observateur des institutions et de leurs effets, tantôt ingénieur, intéressé par les technologies et les systèmes nécessaires à la conception, à la compréhension et au contrôle. Parfois il sera spécialiste de la culture (cultural analyst), s 'interrogeant sur le sens et la valeur de tel artefact ou telle famille d'artefacts, qu'il s'agisse de poèmes, de peintures, de films, de journaux, d'architecture ou de mode vestimentaire ; ou alors il sera psychologue, et étudiera les modes élémentaires et complexes de communication interpersonnelle, face- à-face (mais si nous nous parlions toujours face-à-face, en présence l'un de l'autre, le problème serait bien plus simple) ou par l'intermédiaire de machines. Enfin il sera parfois linguiste ou philosophe du langage, travaillant sur les éléments et les structures des actes de parole et de communication. Les problèmes sont si vastes - et pas seulement vastes mais aussi incroyablement subtils et complexes - que nous devrions d'abord, d'une façon générale, nous réjouir de la diversité des points de vue et des disciplines. Mais les choses se passent rarement ainsi. La plaisanterie éculée selon laquelle les chercheurs en communication sont incapables de communiquer entre eux ne fait plus rire personne aujourd'hui. J'espère toutefois que certains ont pris conscience de leur situation et de l'histoire qui les a réunis et divisés en même temps : l'intérêt commun et les habitudes divergentes, mais aussi la nécessité, comme dans toute communication, d'ajouter l'écoute à la parole et l'affirmation. C'est tout ce que l'on peut faire à court terme. En particulier en Grande-Bretagne, les eaux de l'enseignement supérieur sont aujourd'hui singulièrement stagnantes. En effet, si l'on peut continuer à y faire pratiquement tout ce qui s'est déjà fait sans rencontrer la moindre opposition, quiconque propose quelque chose de neuf reçoit des critiques telles que son intégrité est remise en cause ; on ne lui prête plus aucune intelligence ni sensibilité. Car imaginons que quelqu'un fasse la proposition suivante : « II y a telle et telle approche de la recherche en communication ; serait-il envisageable, dans le cadre d'un département, d'un colloque ou d'un programme interdisciplinaire, de rassembler, ne serait- ce que physiquement, ces approches, mettons pour les cinq années à venir, et de voir si cela nous apporte quelque chose ? » Non seulement il commettrait une faute de goût et une erreur de jugement, mais il verrait venir à lui, tels des soldats ou des fantômes en armes, les littéraires de service insistant sur l'importance suprême de tenir la sociologie à l'écart, et les sociologues de service faisant la remarque inverse. Et c'est l'une des expériences en communication les plus marquantes de notre temps dans le domaine de la communication que d'entendre la pointe de mépris qui peut être ajoutée lorsque sont prononcés les mots « sociologie » ou « littéraire ». Mais heureusement, tous les hommes, tous les universitaires même, ne réagissent pas ainsi. Quelles que soient les difficultés rencontrées, le travail doit être fait et dans certains endroits il a déjà commencé. L'approche que je vais présenter est celle des « cultural studies », terme anglais pour désigner les « sciences de la culture ». Ici, la communication est avant tout une pratique. Le chercheur en communication est ouvert à tout ce que la base de cette pratique peut lui apprendre : le détail des processus langagiers et gestuels, dans l'expression et l'interaction, et naturellement tout caractère général sous-tendant les structures et conventions humaines. Il est également ouvert aux effets sur ces processus et caractères de technologies spécifiques qui vont, puisqu'il s'agit de recherche moderne, du livre imprimé et de la photographie aux médias électroniques spécialisés en passant par la télévision et le cinéma. Au sein d'une culture vivante, une grande partie de ces processus a déjà été naturalisée, et ceux qui ne l'ont pas été sont identifiés comme des modernismes conscients et isolables, si bien que sans cette ouverture aux processus taux, la plupart des analyses seraient naïves ou seraient au mieux limitées aux conventions culturelles encore non étudiées. Néanmoins, la recherche s'intéresse à la pratique. Elle attire à elle une proportion, désormais nettement grandissante, d'étudiants dont la discipline est l'analyse des artefacts culturels. Depuis des siècles, on a trouvé des moyens de disserter, de façons différentes et souvent controversées, sur la poésie, la peinture, l'architecture, la chanson, le roman, le cinéma, la musique symphonique, la presse écrite, la publicité, le discours politique, la mode vestimentaire ; autant de pratiques culturelles que l'on peut séparer en artefacts pour une étude plus spécifique, mais qu'il nous faut aussi considérer comme les pratiques de communication - ou plus précisément la partie spéciale de la communication qui a survécu parce qu'elle a été conservée d'une manière ou d'une autre d'une population spécifique ou d'une classe de population spécifique à un moment donné et à
une époque donnée. De nombreuses disciplines traitant de ces artefacts ont connu un développement remarquable. Elles peuvent, dans un contexte universitaire, être séparées les unes des autres, et s'écarter de cette idée centrale que ces artefacts ont été fabriqués par des hommes réels en des endroits réels et dans le cadre de relations sociales significatives. D'une façon plus cruciale, du fait qu'elles se focalisent sur les artefacts, ces disciplines, dès lors qu'elles prennent une forme universitaire et qu'elles adoptent une démarche historique, ont tendance à transformer toutes les pratiques en artefacts, et victimes de cette illusion, se croient dispensées, au nom de l'excellence des résultats passés, de l'étude des pratiques contemporaines comparables. Ainsi par exemple, pendant très longtemps, l'étude de la littérature à Oxford n'a pris en considération que les classiques d'avant 1830, car la pratique de nos arrière-arrière-grands-pères et de leurs embarrassants descendants était bien trop turbulente et incertaine. Ainsi encore l'étude de l'histoire de la langue anglaise à Cambridge s'arrête en fait à cette période de la fin du Moyen-Âge le langage est devenu celui que nous écrivons et parlons aujourd'hui et que nous continuons à faire évoluer. Et le problème est aussi qu'une pratique doit pour mériter l'attention devenir un artefact, qui plus est un artefact comme on en trouve habituellement dans les bibliothèques et les musées. Un pamphlet politique du xvne siècle mérite une attention rigoureuse ; pas une émission d'un parti politique actuel. Il existe donc, au nom des normes, une réticence à l'égard d'un grand nombre de pratiques culturelles contemporaines. Mais en plus, du fait des habitudes de pensée introduites par ce biais (la conversion de pratiques en artefacts, de processus d'expression et de communication véritables en objets isolables) plusieurs méthodes d'analyse reposant sur l'examen des pratiques - entre autre la reconstitution du processus de fabrication de l'œuvre, l'étude des relations sociales qui encadrent une pratique donnée, l'étude des pratiques adjacentes qui ont mené à des artefacts distinctifs mais possèdent toujours un lien avec la pratique étudiée - sont moins pratiquées, voire délaissées. Alors la discipline voit son champ d'investigation réduit, et perd le contact avec la vie. On parle de « cultural studies » parce qu'il s'agit d'étudier les pratiques et les relations entre ces pratiques. A l'origine, la culture était elle-même une pratique : amener le blé à maturité ou amener l'esprit à maturité. L'émergence du sens moderne du mot « culture » (le passage de pratiques culturelles particulières à un processus ou un état général) est significative : les pratiques individuelles furent considérées comme les parties solidaires d'un progrès ou d'un développement général. Au xviiie siècle, l'idée de culture a pris le sens séculier de développement général de la personne, démontrant à cet égard une remarquable avance sur les notions métaphysiques de civilisations ayant recours à la providence et à l'irrationnel. Mais on s'est heurté immédiatement au problème principal de toute nouvelle rie de la culture : celui des relations entre les différentes pratiques, à l'intérieur de ce que l'on considère néanmoins comme un développement général. Le premier aspect de ce problème était l'emploi du mot « culture » pour désigner tout développement général de la personne - dans le style populaire des histoires universelles qui décrivaient l'évolution des civilisations - et l'autre usage, presque contemporain, du même terme « culture » pour désigner le développement spécifique d'un peuple particulier, c'est-à-dire une culture nationale. Cette difficulté persiste, et reste toujours d'une grande importance théorique en anthropologie et en histoire. Mais au-delà de cet aspect du problème apparaissaient des difficultés plus grandes encore. La pensée idéaliste supposait que l'élément directeur de ce processus général était l'esprit ou la conscience (bien que dans ses formes tardives il s'agirait d'un esprit humain et non divin). Marx contesta cette idée : il identifiait l'élément directeur - voire, pour lui, l'élément déterminant -, comme étant la production matérielle et les relations sociales qui en découlent. Ce conflit théorique a également toujours beaucoup d'importance. Pour ce qui nous concerne, il sous-tend toute question sur la relation entre les pratiques, et si ces questions ne sont pas résolues, les recherches sur la communication ne peuvent mener très loin. Cet argument sur la relation entre les pratiques est à l'origine du nouveau concept de « science de la culture » et de toute une partie de la sociologie moderne. Dilthey, par exemple, s'est penché sur la distinction entre les sciences naturelles et les « sciences culturelles », comparant leurs champs d'investigation respectifs, leurs méthodes expérimentales et le rôle de l'attitude du chercheur. Les distinctions qu'il a établies sont, je crois, toujours fondamentales, bien qu'elles laissent de nombreuses questions sans réponse. Weber a encore plus largement étudié le problème, et s'est intéressé continuellement aux relations entre les pratiques culturelles et sociales fondamentales. Il s'est avéré que son hypothèse sur les affinités électives - qui se présente parfois sous la forme plus moderne de « correspondances » et de « structures homologues » - fournissait un juste milieu séduisant en analyse culturelle ; juste milieu, semble-t-il, entre les théories idéalistes naïves et les théories, plus naïves encore, du déterminisme matérialiste. Aujourd'hui l'ensemble de ce domaine de recherche, auquel plusieurs milliers de personnes ont contribué, est tout à fait ouvert, actif et généraliste. Il a été le lieu de controverses violentes, voire mesquines, et c'est compréhensible. Mais dans l'esprit et la démarche qui l'animent, ce domaine présente un visage complètement différent du nôtre, monde de petits cultivateurs préoccupés uniquement par leur lopin de terre ; mais s'ils s'en préoccupent, c'est déjà quelque chose, car d'autres sont plus occupés à la construction de murs et de barrières et à planter d'invraisemblables panneaux destinés à écarter les intrus, ou encore à exploiter le désir naturel des jeunes gens à obtenir une qualification et un diplôme, par la définition intéressée d'une discipline et des séductions qui lui sont propres
J'évoque l'esprit des sciences de la culture parce que je m'intéresse à ses héritiers qui vont en changer les méthodes mais hériteront tout de même de leur vigueur et de leur projet humaniste. Si mon propos est empreint d'une certaine émotion, c'est parce que, jusqu'à une période assez récente, ici en Grande-Bretagne, un pays doté d'une riche tradition dans ce domaine, on a manqué un certain nombre d'occasions de reconstituer les « cultural studies », au centre desquelles, selon moi, devrait se trouver une forme de « recherche en communications ». Les occasions ont été manquées principalement à cause d'un conflit d'attribution. Les chercheurs en communication issus de la tradition des « cultural studies » ont été considérés avec circonspection et finalement on les a identifiés comme appartenant à la famille des littéraires. On peut en partie expliquer cette erreur. Pour les raisons déjà évoquées, la recherche en littérature avait été réduite par endroits à l'analyse spécialisée d'artefacts isolés. On a y même atteint un stade critique dans le processus de réduction du champ d'investigation. La littérature elle-même, en tant que concept, s'était distinguée pendant la Renaissance du domaine plus général du discours écrit et oral ; une spécialisation directement liée à l'apparition du livre imprimé. A la fin du xviii et au début du xixe siècle, on a poussé plus loin la spécialisation : la littérature qui avait jusque-là englobé toutes les formes d'écriture se spécialisa, à quelques exceptions et chevauchements près, en une littérature de fiction (on commence à peine à saisir les complications théoriques nées de cette restriction). Lorsque la recherche littéraire moderne est entrée dans l'université, la spécialisation s'est encore accentuée : la littérature est devenue la partie des œuvres de fiction jugées « bonnes » ou « sérieuses ». Ainsi, pour les chercheurs en question, le domaine d'étude naturel, défini par un intérêt pour tout discours écrit ou oral, s'était vu spécialisé et même restreint aux œuvres fictionnelles imprimées d'une certaine qualité. Naturellement, lorsqu'on examinait bien la chose, on constatait que la plupart de celles-ci avaient été écrites dans le passé. Aujourd'hui, disait-on, il n'y avait plus que la télévision et toutes ces absurdités, si bien que la littérature, par moments, en vint à ressembler à l'oiseau qui vole en cercles de plus en plus resserrés pour finir par disparaître tout à fait. Or, avec une telle définition, la discipline avait assurément rendu étranges certains de ses disciples. Pas étonnant qu'on les regardât de travers. Mais qui étaient ceux qui les dévisageaient ? Je me rappelle les reproches essuyés par un de mes amis alors qu'il s'était essayé à l'analyse culturelle, sous prétexte que c'était une intrusion ignorante et injustifiée dans la sociologie. Ces reproches émanaient des praticiens d'une discipline qui dans ce pays n'avaient à l'époque pas mené une seule étude en analyse culturelle proprement dite, et ne manifestaient pas la moindre intention de vouloir s'y essayer. Il y avait une zone centrale de chevauchement, plus ou moins bien reconnue et négociée, entre ces « cultural studies » aux contours incertains et les sciences soit spécifiquement sociales, soit à l'opposé spécifiquement esthétiques. La pratique de l'analyse esthétique apportait assurément une capacité à l'analyse détaillée et prolongée d'œuvres culturelles concrètes. En revanche, l'application de ce type d'analyse et de déduction à des questions sociales et culturelles générales était sujette à caution. intervenaient d'autres disciplines plus adéquates pour vérifier, ou mieux encourager les initiatives. L'étude des institutions culturelles ou des effets culturels ne pouvait pas être correctement traitée par l'analyse esthétique. Mais pour toute une génération ce problème était lié à une notion qui se trouvait être partagée par ceux qui approchaient la communication moderne depuis ce que l'on appelait la culture lettrée, et par des chercheurs orthodoxes en sciences sociales et politiques. Cette notion, cette idéologie si tant est qu'il en existe une, était celle d'une « société de masse », et reposait sur des hypothèses et une expérience approfondie dans les domaines sociaux, politiques et culturels. Et ainsi il se trouva que la recherche en communications fut profondément et presque irrémédiablement déformée, à partir du moment on lui donna le nom confidentiel de « communication de masse ». « Communication de masse » : il semble que ce terme se soit introduit dans tous les discours et dans les écoles les plus diverses, pour décrire et le plus souvent annoncer le contenu des programmes de recherches d'un département ou le sujet d'une conférence. Il faut maintenant proscrire ce terme. Son emploi est non seulement désastreux parce qu'il limite le champ de la recherche en communications à quelques domaines spécialisés comme la télévision et le cinéma, ou encore à ce que l'on appelle à tort la littérature populaire, alors que l'on doit toujours s'intéresser à l'ensemble des discours écrits et oraux. Il a aussi des conséquences catastrophiques dans la définition qu'il induit des « mass média ». La métaphore de la « masse » nous a envahis dans son sens le plus restrictif, celui du grand public, et a ensuite complètement empêché l'analyse de situations, conventions et formes de communication moderne plus spécifiques. Mais en outre, cet emploi a eu un effet persistant. Si la plupart des gens appartiennent à la masse, ils sont par définition stupides, instables et influençables. Le sexe et la violence ne sont pas seulement des forces latentes, ils inondent leur cerveau. Il semble que la seule question qui vaille d'être posée, qu'il s'agisse du jazz, de la télévision ou même du football (ils avaient provisoirement laissé la politique de côté) était de savoir si oui ou non cela corrompait les individus et si oui, pourquoi. Il en résulte qu'il est toujours plus facile d'obtenir des moyens pour mener des études sur l'influence - peut-être devrions-nous plutôt parler de corruption - de la télévision et d'autres médias que pour n'importe quel autre type de recherche. La majorité de ce que l'on qualifie de sociologie de la communication est en fait constituée de ce genre d'étude des effets, et du reste certaines de ces études sont tout à fait valables, mais il nous faut cependant préciser, comme le ferait toute personne formée à l'observation précise des comportements humains, que mettre en évidence et prouver
scientifiquement les effets constituent l'une des questions les plus ardues que l'on puisse aborder. Car, encore, il y a corruption et corruption. J'aimerais voir mis en place un système de subventions parallèles : pour chaque enquête sur la consommation télévisuelle ou autre travail de ce genre, on attribuerait des moyens équivalents pour une étude sur la production. Les institutions les plus éminentes, ou du moins les grandes institutions de communication moderne, exigent un suivi constant et intensif. Jusqu'à présent, cela s'est fait de façon partielle et épisodique. Et je crois aussi pouvoir ajouter qu'il me paraît hautement significatif que les informations les plus détaillées existant sur les habitudes de lecture (et d'un certain nombre de comportements associés) en Grande-Bretagne se trouvent dans les études et les rapports très spécifiques de l'« Institute of Practitioners in Advertising » (1) : une forme de recherche pour le moins intéressée certes, mais une recherche qui surclasse largement n'importe quel travail universitaire entrepris dans ce pays en ce domaine. Des recherches globales sur les institutions, leurs productions, leur public, et les relations entre ce public et l'institution, devront être menées en s' appuyant sur les méthodes en sciences sociales, dont l'exemple et les résultats apprendront beaucoup au spécialiste de la culture. A cet égard d'ailleurs, la suspicion classique des chercheurs des « cultural studies » peut trouver une justification, et ne pourra être dépassée que par des initiatives pratiques communes. Mais bien entendu, il ne s'agit pas des seules recherches possibles en analyse culturelle, qui n'a pas uniquement pour vocation de décrire, d'analyser et de généraliser des travaux spécifiques. On a ici tendance à approfondir et à élargir les analyses esthétiques détaillées. Mais les vrais problèmes se posent quand on en arrive à la forme. Les questions de forme en communications sont aussi des questions sur les institutions et sur l'organisation des relations sociales. En voici un exemple. Quand je me suis mis à lire des ouvrages de sciences sociales et politiques, à peu près au même moment je commençais à m' intéresser aux communications, j'ai trouvé une formule qu'on m'a dit être un classique des sciences de la communication : « Qui dit quoi à qui et avec quel effet ? » Après mes études littéraires, cette formule m'impressionnait favorablement : II me semblait encourageant qu'il y ait un « qui » et un « à qui » ainsi qu'un « quoi » ; quant à la notion d'« effet », c'était naturellement déjà notre préoccupation à tous. Mais à l'usage, je remarquais ce que l'on pourrait appeler l'affaiblissement du « quoi », un problème qui apparaît incidemment dans de nombreuses études en communications, la relation (entre le « qui » et le « à qui » impliqués par la situation de communica- (1) Institut des praticiens de la publicité (NDT). tion) peut faire oublier la contenu réel de la communication, alors qu'en fait la relation et le contenu doivent être considérés comme inséparables. Pour qui possède une expérience de la littérature, le « quoi » est irréductible, et joue un rôle. Il mérite donc un examen précis, en tant que moyen de comprendre pleinement le « qui » et le « à qui », et aussi sûrement en tant que moyen de comprendre l'« effet ». Et je pense que c'est ce qui m'a amené à remarquer dans la formule « Qui dit quoi à qui avec quel effet » la plus incroyable des omissions : il y manquait le but. Mais personne ne semblait se poser la question : « Dans quel but ? » Je sais à présent que cette exclusion de l'intention était caractéristique de toute une phase de la théorie sociale fonc- tionnaliste, en communication comme partout ailleurs. Mais d'abord j'ai remarqué cette exclusion parce que personne n'était capable de fournir des réponses sur le « quoi » ou de donner une réalité concrète aux variables abstraites « qui » et « à qui », ou encore d'aborder la question de l'« effet » sans recourir inconsciemment à l'idée de manipulation, sans que l'intention - pas nécessairement l'intention consciente, mais l'intention contenue dans le « quoi », l'intention directrice, constitutive d'un tout qui est toujours plus qu'un simple objet - qui est au centre de la pratique de la communication, ne soit sérieusement et continuellement examinée. J'ai donc modifié la formule, dans un article paru dans une revue consacrée aux sciences sociales ; mais cette modification serait survenue de toute façon, car des gens nouveaux arrivaient qui allaient franchir de nouvelles frontières. D'une certaine façon nous ne faisons que commencer. C'est dans cet esprit que je propose, à travers un exemple, mon idée de ce que devrait être la recherche en communication. Récemment je me suis fait la réflexion que le débat télévisé (comme on en voit en Grande-Bretagne dans les émissions Panorama, Midweek et Nationwide) est désormais pour une majorité de la population le principal véhicule d'une argumentation formelle dans le domaine politique et social. Lorsque je fais cette remarque, je m'attends à la réaction classique des gens fort cultivés, et je me demande combien d'entre vous l'ont déjà entendue : c'est de l'ordre du : « Mais va-t-on ? » Mais ce n'est pas comme cela que je vois la chose, tout simplement parce que je me réjouis du fait qu'aujourd'hui tant de gens aient au moins un accès minimum aux grands débats de société. Je ne considère pas qu'il n'y ait pas matière à étude ; bien au contraire, même lorsque je m'accorde à y trouver des limites et des erreurs, j'y vois malgré tout un objet de recherche. Et la manière de conduire ces recherches, par exemple, me semble relever de la recherche en communication. Tout d'abord, il faut aborder la question par l'intermédiaire des sciences sociales et politiques. Même les personnes d'un niveau d'études élevé connaissent relativement peu de choses sur les structures sociales qui forment le cadre de ces débats : c'est-à-dire les relations entre les services de recherche, de rédaction et de production ; les relations entre les départements des institutions télévisuelles ; les structures de ces institutions et leur relation avec d'autres institutions. A partir de l'examen de ces relations, on peut établir une description factuelle, une analyse, et poser des questions d'ordre social : la comparaison critique entre différents modèles d'institution, différents modèles de public, et différents modèles de représentation, pour ne citer que ces exemples évidents.
Et ici nous entrons dans un domaine les modèles conscients et inconscients devraient être analysés et distingués. Prenons par exemple le modèle de l'animateur dynamique, et la richesse des questions à propos de son rôle dans cette situation précise - des questions que l'on pourrait appréhender, entre autres, par l'analyse de notions comme l'animation et la présentation, la distribution de la parole et les règles de l'interview, ou de notions plus anciennes comme le médiateur et le modérateur. On pourrait traiter certaines de ces questions à l'aide des outils connus de l'analyse sociale ; d'autres exigeraient un autre type d'analyse. Un spécialiste du langage aurait de toute évidence beaucoup à apporter : sur le plan descriptif, comme pour l'analyse de la pragmatique ; mais également sur le plan critique, en prêtant attention aux formes du discours : la diction et le langage imagé, mais aussi les stratégies élémentaires de la conversation, les points de rencontre et les tactiques de fuite, les modes de questionnement et de réponse, les questions rhétoriques et les non-réponses, tout un ensemble pour lequel nous possédons des outils d'analyse tout à fait pertinents si nous souhaitons les utiliser. Il nous faudrait aussi quelqu'un qui soit sensibilisé à l'analyse dramatique, à l'effet produit par le regroupement physique de personnes pour ne citer qu'un exemple, et à l'influence sur les groupes de l'environnement spécifique de la télévision, sur le plan interne, dans le studio, et dans le cadre très différent de l'émission telle qu'elle est diffusée (en direct ou en différé). Nous devrions prendre en compte l'importance du cadrage, des gros plans, des changements d'angle, du montage... une analyse certes technique, mais primordiale dans cette situation de communication. Il nous faudrait encore une compréhension des impératifs liés à l'usage des technologies, et l'opinion des professionnels qui utilisent la technologie en question sur ces impératifs, opinion concomitante mais pas exactement similaire. Pour un travail approfondi, il faudrait utiliser les techniques mises au point par les spécialistes en psychologie expérimentale, qui analysent avec précision les interactions verbales et non verbales ; en fait, en combinant ces analyses avec l'analyse des codes dramatique et cinématographique, on obtiendrait des résultats très instructifs. Et il faudrait aller plus loin et inclure l'autre partie de la situation de communication : les téléspectateurs. Il ne s'agirait pas ici uniquement d'étudier les effets et les influences durables, mais de trouver des moyens plus précis de les enregistrer et de les analyser pendant que le processus s'opère. On pourrait ainsi décrire toutes ces méthodes l'une après l'autre, mais la plupart des questions vraiment intéressantes ne se poseraient qu'au moment nous mettrions nos résultats en commun, ou plus vraisemblablement au moment nous nous disputerions autour de la proposition, par exemple, que le débat télévisé n'est pas simplement un événement politique mais qu'il s'agit aussi d'une forme culturelle, et que cette forme révèle de nombreuses relations apparentes et cachées. Ce travail sera accompli car je pense que nous sommes assez nombreux à vouloir travailler dans ce sens pour survivre aux intérêts particuliers, au découragement général, à l'inertie et au conformisme d'une certaine idée de la culture contemporaine ; survivre en fait pour annoncer une conspiration à visage découvert : par une nouvelle approche, par l'essai et l'erreur mais toujours ouvertement et publiquement, nous accomplirons ce travail parce qu'il doit être accompli. Traduit de l'anglais par Jacques GUYOTet François HENRY