Daniel Fabre et Jean Jamin / Pleine page. Quelques considérations sur les rapports entre anthropologie et littérature

so 1467378181235 SO | 2021-01-05 17:56

Résumé

Les rapports entre anthropologie et littérature (en particulier la littérature romanesque) peuvent s’étudier suivant trois orientations. La première considère l’anthropologie comme un dispositif d’écriture et, par conséquent, comme relevant de la narrativité. La deuxième consiste à prendre la littérature comme une sorte d’anthropologie intuitive, mais quelle est la valeur analytique qu’il convient d’accorder à cette proposition ? La troisième envisage la littérature comme une source de données ethnographiques, mais de quelle nature sont-elles et quel peut être leur apport ? Tout en examinant les ressemblances et différences entre ce qui relève de la monographie et du roman, notamment « régionaliste », l’article propose une quatrième orientation, qui non seulement prend l’art romanesque comme objet d’une enquête ethnologique au même titre que les mythes, rites et artefacts, mais perçoit en lui comme un apport épistémologique à la pensée anthropologique.

++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++

Un premier état de cet article a été présenté, sous forme de deux communications prononcées par les auteurs au Museon Arlaten à Arles, en décembre 2011, dans le cadre de journées d’étude sur « La littérature régionaliste » organisées par le Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (Lahic), et placées sous la direction de Sylvie Sagnes, que nous remercions de nous avoir permis de les réunir et reformuler.

Une anthropologie de la littérature est-elle possible ? Pour convenue qu’elle soit, et malgré la préposition gloutonne « de » vouée désormais à introduire de multiples autant qu’insolites compléments de nom qui diversifient sinon dispersent l’approche anthropologique1, la question est à double sens par le fait même que cette préposition peut s’entendre aussi comme un article partitif.

Outre que l’anthropologie, notamment française, a toujours eu partie liée avec la littérature depuis ses commencements, et qu’elle s’est alors tracée une généalogie pour le moins prestigieuse – de Montaigne à Rousseau en passant par Montesquieu et Voltaire, sans oublier les préromantiques et romantiques qui porteront un regard soutenu sur les gens du peuple, les sans-grade, ou sur les « derniers »… des Mohicans, des Natchez ou des Bretons, témoins de la fin historique de leur monde (Fabre 2011 ; Fureix 2012) –, une anthropologie de la littérature serait aussi celle que poètes, romanciers, dramaturges ou librettistes pratiquent à travers leurs œuvres (la littérature comme anthropologie), proposant bien plus qu’une vision du monde, de l’homme ou de la société : une « forme de connaissance supérieure de la réalité » pour reprendre une expression de Jacques Bouveresse (2008 : 13).

Supérieure ? L’adjectif est à manier avec des pincettes. Car il ne s’agit nullement d’une connaissance transcendantale, épistémologiquement équipée pour unifier le divers, dégager les données de toute expérience sensorielle, séparer rigoureusement et expérimentalement le vrai du faux, la fiction de la réalité. Et pour cause : la littérature, le roman en particulier n’est rien d’autre qu’œuvre de fiction, quand bien même, par commodité de langage ou par marotte classificatoire, on le réinscrirait dans le réel en le qualifiant d’« historique », de « sociologique », de « réaliste », de « populaire », de « paysan » ou encore de « mœurs »… On verra, dans la suite, ce qu’il convient d’entendre par ces catégories qui embrouillent plus qu’elles n’éclaircissent le rapport du roman à la réalité, la logique textuelle à la logique référentielle, et qui, bien souvent, conduisent à des impasses théoriques (Schaeffer 1989 : 47 sq.).

Si l’on peut admettre, à la suite de Marc Augé (2011b : 214), que création littéraire et analyse anthropologique s’élaborent « à partir du même terreau » qui constitue « leur matière première »2, les types de connaissance auxquels elles aboutissent ne sont cependant ni de même nature ni de même portée, pas plus qu’ils ne sont – cela va de soi – de même style. Les confronter n’aurait de sens qu’à condition de supposer qu’ils entrent dans une relation d’homologie, en congruence sinon en concurrence, et que l’un serait en mesure in fine d’annexer ou d’englober l’autre. Ce qui, étant donné les principes logiques (vérifiabilité) et les impératifs d’exhaustivité (tout prendre en compte) qui régissent la démarche anthropologique, amènerait à entreprendre une « anthropologie d’une anthropologie » dont la littérature serait une sorte de version première et intuitive qu’il suffirait d’approfondir ou de redresser, c’est-à-dire : « remettre sur pieds », la frappant du même coup soit du sceau de la pure et simple imitation de la réalité (le simulacre), par conséquent de l’illusion, de l’inauthentique, si ce n’est de la mystification ; soit, à s’en remettre à une distinction introduite par Jean-Marie Schaeffer (1999 : 92), de l’empreinte de la « feintise » – un acte en l’occurrence de langage qui consiste à faire comme si pour donner à voir autrement.

Longtemps, donc, convergentes, parallèles ou antagonistes dans la production du savoir sur l’homme, la littérature, le roman en particulier, et l’anthropologie se sont finalement trouvées, dans le monde occidental, académiquement et discursivement séparées au cours de la phase où l’anthropologie, après la sociologie (Lepenies 1990), s’est construite comme discipline. Nous utilisons ce terme dans le sens que Michel Foucault lui a donné dans L’Ordre du discours (1971), c’est-à-dire la conjonction stable d’un ensemble de procédures, de paradigmes et de formes de communication institutionnalisées. De sorte que la relation entre anthropologie et roman ne se fonde plus uniquement sur le partage implicite des mêmes racines intellectuelles et expressives mais sur un regard du dehors, capable de construire un objet – de fiction et de savoir – en s’appuyant sur la distance qui les a dissociées progressivement : d’une part, la discipline en tant que monde discursif et social s’offre à la mise en intrigue littéraire et, d’autre part, la littérature romanesque est en passe de devenir un thème pour l’anthropologie quand celle-ci aborde son contexte culturel le plus familier.

Toutefois, comme l’observe Françoise Zonabend, « la réalité est plus nouée, plus complexe que ne la dépeint le romancier, mais celui-ci est libre de varier à l’infini les traits sociaux qu’il décrit, de simplifier ou de forcer, comme il l’entend, les affects du groupe qu’il met en récit. L’ethnologue, lui, se doit de tenir compte de toutes les données qu’il recueille directement ou indirectement » (2003 : 236), y compris, ajouterions-nous, de celles que lui fournit le romancier… ou de celles qu’il a volontairement tues ou n’a pas retenues. Cette dernière assertion supposerait cependant qu’un savoir omniscient, archivé, étiqueté sur l’homme et la société lui fût prêté3, qui assimilerait alors le romancier à une sorte de doublure en papier mâché du folkloriste, de l’historien ou de l’ethnologue, comme elle impliquerait d’aller fouiner dans son atelier d’écriture pour mettre au jour ses stratégies de sélection, de dissimulation ou d’amplification.

Depuis Gustave Lanson, cette représentation du romancier a hanté non seulement les études littéraires mais les sciences sociales se donnant pour objet la littérature, comme si l’œuvre romanesque ne prenait sens et consistance qu’à travers ses sédiments, en l’occurrence à travers ses esquisses, ses brouillons, voire à travers les circonstances de vie sinon les tourments de son créateur. Nous reviendrons plus loin sur cette conception de l’art romanesque, qui, sous prétexte de positivité, de scientificité, le ramène à ses conditions de production socio-bio-historiques et à elles seulement.

En vérité, la connaissance de l’écrivain se présente plutôt comme une connaissance pratique des relations entre forme et valeur (Bouveresse 2008 : 71), texte et représentation, style et motif, autrement dit une connaissance qui vient nourrir la réflexion morale et esthétique – serait-elle positive ou négative, subversive ou conformiste – sur les êtres, leurs liens et leurs manières d’habiter et de se représenter le monde. Citant un essai de George Orwell (1995 [1968]) consacré à Charles Dickens, Jacques Bouveresse remarque que « la critique que celui-ci formule contre une réalité qui l’indigne, n’est pas politique et à peine sociale » (2008 : 169). Elle n’est pas non plus argumentative, démonstrative, explicative ; elle ne propose pas des énoncés de vérité ni ne se fonde sur des protocoles d’observation, d’expérimentation et de vérification. « Elle est, en fait », ajoute-t-il, « essentiellement morale », en ce sens que c’est moins la structure des institutions qui l’intéresse que l’esprit qui y règne et les anime. On pourrait en dire autant de Balzac, de Flaubert et même de Zola et de Proust… Ou de Thomas Hardy au travers de la figure du « Hodge» (le rustique, le rustre, le péquenot, le plouc) dont il montre, dans ses romans, qu’il n’est pas moins dépourvu de passions, d’idées, d’émotion et de réflexivité que les membres de la gentry britannique qui, eux, en ont souvent sinon toujours douté (Verdier 1995 : 50 sq.). Ou de William Faulkner avec cette faculté d’endurance («They endured ») qu’il perçoit chez les Noirs de son comté imaginaire du Sud des États-Unis, transformés sous sa plume en choreutes de la tragédie des Blancs qui les ont asservis et exclus, et, ce faisant, ont eux-mêmes précipité leur perte pendant la Guerre de Sécession (Jamin 2011 : 159 sq.), les entraînant dans « un sombre processus de démolition » de soi et de l’autre, et dont Gilles Deleuze (Deleuze & Parnet 1996 : 50) remarque qu’il traverse de façon presque compulsive tout un pan de la littérature anglo-américaine aux prises avec ce qu’il appelle la déterritorialisation, une forme objective de dépossession de soi : « Tout y est départ, devenir, passage, saut, démon, rapport avec le dehors », écrit-il (Ibid. : 48). « Elle opère d’après des lignes de fuite géographiques », mais aussi, sommes-nous tentés d’ajouter, d’après des lignes de fuite temporelles : « Le temps », écrit Faulkner dans Absalon, Absalon !, « est plus long que n’importe quelle distance »… De ce point de vue, mais seulement de ce point de vue, cette littérature pourrait constituer un champ d’enquête anthropologique privilégié, travaillée qu’elle est par ce que, faute de mieux, on appellera l’exotisme – en l’occurrence celui de la frontièrequi demeure au fondement même de la discipline et de son accomplissement4.

Mais, quelles que soient l’acuité de la perception des romanciers anglo-américains ou continentaux et la précision de leurs observations et descriptions, ils ne sont ni historiens, ni folkloristes, ni ethnologues et ne se sont jamais présentés comme tels ; ils n’ont eu nul besoin de recourir aux méthodes et concepts de l’anthropologie pour sonder leurs contrées imaginées et, pour une large part, imaginaires, inventer leurs personnages et échafauder leurs histoires. Leurs lecteurs non plus.

On sait pourtant que pour figurer, restituer et comprendre la complexité de la réalité humaine et sociale, Émile Zola fut l’un des écrivains les plus attentifs à l’apport d’une investigation qui emprunte au journalisme en plein essor5 plutôt qu’à l’ethnographie qui s’invente à la même époque – la tenue de carnets d’enquête particulièrement fouillés et méticuleusement organisés en témoigne (Zola 1987) –, c’est-à-dire attentif à l’apport d’une démarche documentaire, voire archivistique (elle sera aussi photographique) de cette réalité. Or, l’« auteur » des Rougon-Macquart ne va certes pas renoncer à écrire des romans pour, en leurs lieu et place, réaliser des reportages ou bâtir des monographies ouvrières ou autres : Frédéric Le Play, qui eut les grâces de Sainte-Beuve, et ses disciples s’y employaient parallèlement, méthodiquement6. C’est même le roman qui, pour lui, non sans faire preuve parfois de naïveté et d’inconséquence, représente le mode de connaissance par excellence de la vie et du ravage atavique des passions humaines7, sauf que l’observation et l’expérimentation que Zola met à la source de cette « connaissance morale » peuvent difficilement s’appliquer à un univers peuplé d’êtres fictifs ou imaginaires, et que le déterminisme qui les guide résulte de conditions tout aussi fictives ou imaginaires que conçoit le romancier et sur lesquelles s’exerce sa totale et exclusive maîtrise, voire emprise (Bouveresse 2008 : 111-112). Si donc il existe une connaissance de l’écrivain, elle reste de l’ordre de l’immanence, de l’immersion, en somme : de l’identification (« Madame Bovary, c’est moi », mais les Rougon-Macquart le seront aussi par la force des choses), non pas de la distanciation et de la neutralité axiologique comme c’est en revanche le cas pour toute entreprise qui se veut anthropologique8.

Anthropologie et /ou littérature

Prise dans l’autre sens (la littérature comme objet de l’anthropologie), la question n’est pas plus simple à traiter. Au reste, et à la différence de la sociologie (Goldmann 1964 ; Lukács 1965 [1937] ; Lassave 2002)9, le champ peine à se constituer, les anthropologues – non sans motif – préférant utiliser la copule « et » (anthropologie et littérature)10, qui marque aussi bien la conjonction que l’opposition, c’est-à-dire une forme déguisée sinon ambiguë de mise à distance de l’objet littéraire et de son approche. Prudence méthodologique ou obstacle épistémologique.

Rien n’empêche toutefois de se demander s’il existe des déterminants sociaux, culturels, symboliques, voire s’il existe des « pesanteurs ethniques » qui orientent la fabrication et la circulation de l’œuvre littéraire, le point de mire devenant son contexte d’élaboration et de réception. Rien sans doute, si ce n’est l’inconvénient de réduire cette œuvre non seulement aux conditions objectives de sa création, mais au périmètre sociologique de son accueil, audience, expertise et influence (Jauss 1978). Qu’un roman soit, comme toute autre forme artistique, un produit culturel, daté et situé, lu, écouté, commenté voire réinventé, c’est là une évidence autant qu’un possible filon pour la recherche en sciences sociales11.

À ce titre, il peut théoriquement relever d’un traitement analytique comparable à celui que l’anthropologie a réservé de façon privilégiée aux mythes, contes, épopées et autres traditions discursives ou rhapsodiques des peuples sans écriture ou culturellement marginalisés, à ce qui donc ressortit à la narrativité, aux « arts langagiers » qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs12, sauf que surgit, à propos de la face disons scripturaire de ces arts, une autre question : le transfert de méthodes et de concepts élaborés à partir d’une matière essentiellement orale à ce qui relève souverainement de l’écriture, est-il légitime et pertinent ?

À ce titre également, le roman peut constituer une source documentaire sur une situation historique, une région, un peuple, une caste ou une classe. Mais n’y a-t-il pas là un autre risque, celui de ramener l’œuvre littéraire à un discours reflet et d’assigner à celle-ci une fonction hyperbolique comme dans un jeu de miroir au foyer concave ? N’y a-t-il pas là aussi le risque – comme nous l’avons suggéré plus haut – de faire de la littérature un mode de compréhension sinon « supérieur » du moins oblique, car subjectif, éthique et esthétique, du réel, du social et du symbolique ? Ce qui reviendrait à placer l’anthropologue en position de concurrence avec l’historien de la littérature (dans le meilleur des cas) ou tout bonnement avec l’exégète littéraire, et dont la tâche consisterait à lire, comme aurait dit Clifford Geertz (1983 [1973] : 215), « par-dessus l’épaule » du romancier ou entre ses lignes, et à écrire par-dessus elles ou dans leurs marges, quitte à en faire une paraphrase ou un palimpseste. De ce point de vue, l’anthropologie serait placée en position de supériorité (le « par-dessus ») vis-à-vis de la littérature et amènerait, comme le souligne Pierre Bayard, « à percevoir l’œuvre à travers un système constitué », par conséquent réducteur (2004 : 17).

Quel peut être au fond l’apport de l’anthropologue13 ? En d’autres termes, pour reprendre tout en le démarquant le titre d’un article de Maurice Agulhon (1981) : peut-on lire en anthropologue le Bartleby (mettons) de Herman Melville, ainsi que, par exemple, Gaetano Ciarcia (2004) a tenté de le faire, prenant pour objet cet autre conte de Melville, Benito Cereno ? Et où, à l’issue d’une fine analyse, il montre que non seulement s’exerce là une mise en abîme de la relation proprement dite (i. e. narration), mais, avant la lettre, s’amorce une réflexion sur la relation ethnographique – de soi à l’autre, de l’autre à soi – et, au travers de tout un jeu pervers de masques que le récit dévoile à pas, voire à nœuds, comptés (l’histoire se déroule sur un navire négrier), s’effectue une mise en intrigue des rapports de force, en l’occurrence de culture et de « race » entre les protagonistes.

À vrai dire, les lectures qui, de façon récurrente depuis les années 1980 et, en général, dans une ignorance réciproque, produisent chez des critiques de la littérature des spécialités dotées de noms nouveaux (de la Literary Anthropology à l’Ethnocritique en passant par l’Ethnocriticism) affrontent toutes, avec plus ou moins de subtilité, le même problème : celui de l’extraction dans la matière littéraire de traits considérés comme relevant a priori d’un savoir anthropologique. Fernando Poyatos et ses disciples, inspirés par la sémiotique américaine, appelaient « culturèmes » ces prélèvements14 ; on doit à Jean-Marie Privat et à Marie Scarpa (2001) l’invention plus récente des « folklorèmes ». La lecture de ces travaux, d’une érudition souvent minutieuse, met en évidence, surtout chez les épigones, la forte dépendance qui les assujettit à un état de la discipline. Une série limitée et bricolée de grilles (ou de filets) sert à prélever dans le texte des éléments jugés signifiants qui sont replacés ensuite dans leur contexte culturel de référence afin de dégager, par un retour au texte, la signification symbolique (anthropologique ?) de celui-ci. Du point de vue de la connaissance des sociétés et des cultures, la redondance est patente et le gain faible, mais qu’en est-il pour ce qui concerne la littérature ? Disons que l’apport est difficile à évaluer15… Bien sûr la frontière entre ce que l’écrivain partageson inconscient culturel si l’on veut – et ce qui entre dans son projet de représentation narrative est très floue, de même que l’est l’identification des univers culturels distincts dont l’œuvre serait à la fois le produit et le champ d’articulation. Aussi la définition de tout roman comme un espace de polyphonie ou d’affrontement, selon Mikhaïl Bakhtine (1978) et Antonio Gramsci (1983) conjugués, risque-t-elle d’apparaître comme une hypothèse simplement commode en ce qu’elle rejette à l’eau ce que les filets ethnographiques remaillés avaient d’abord repêché. Au « tout est fiction » – ce qu’est et doit être le roman selon Julien Gracq (1981 : 25), y compris le roman dit réaliste – viendrait se substituer un « tout est archive ». Mais archive de quoi ? Des expériences sociales de l’auteur ? De l’œuvre se faisant ? Des bribes d’ethnographie repérables qu’elle recèle ? Des sociétés où elle est produite puis reçue et diffusée ?

Faire l’ethnographie d’une œuvre littéraire, en particulier d’un roman, ne se limite pas à rechercher ce qu’il pourrait y avoir d’ethnographique en elle – en lui.

C’est bien souvent perdre de vue la poétique du roman, sa structure narrative, son esthétique, où l’on passe de quelque chose de déjà dit à autre chose qui ne l’est pas, et ce non seulement en raison de la rhétorique – la syntaxe, le style, la prosodie –, mais de la sélection et de l’agencement des situations racontées, de l’invention et de l’agitation des personnages, du choix et de la place de ce que Roland Barthes (1984 : 167) a nommé « l’effet de réel » qui, bien qu’étant narrativement neutre ou vide, ne veut pas dire qu’il soit en mal de sens ou en transit vers un hors-texte qui motiverait son emploi.

La description, par Thomas Hardy, de cérémonies et rites saisonniers au fin fond de son Wessex victorien n’a pas à être nécessairement vraie au regard d’un possible référent ethnographique, mais, comme une note de musique, elle se doit d’être juste, c’est-à-dire devenir son propre déroulement, suivre « son propre chemin » (Gracq 1981 : 14) dans un rapport de hauteur, de durée et d’intensité entre sa notation et son expression16, qui ne signifie rien d’autre que le réel, qu’une part du réel s’invite dans le récit, fût-il lui-même dissonant ou déformé en raison justement de ce rapport et de la tension ou même de l’extension qu’il provoque. Jusqu’où, par exemple, va-t-on, peut-on s’écarter de la coutume, qui se veut tradition, lien, permanence, régularité ? C’est bien cet écart qu’explore, par son mouvement même, par sa poétique, l’écriture du romancier en faisant varier les points de vue, en changeant de focalisation, en opérant des retours en arrière ou en sautant par-dessus les chemins creux ou les saisons. Et c’est bien cet écart qui fait que coutume il y a – qui manifeste ce que coutume dicte et signifie. Le romancier est souvent sinon toujours un arpenteur des écarts – écarts aux normes, aux mœurs, écarts au (et de) langage –, du moins conduit-il là où choses et mots se disjoignent : « pour voir et dire autrement », tout simplement. Et le débat apparaît sans issue qui oppose depuis les années 1930 les tenants d’un Balzac, d’un Dickens ou d’un Zola… méticuleusement « réalistes » et ceux qui, avec des arguments aussi décisifs, les qualifient de « visionnaires »17.

Prolongeant une réflexion de Gaëtan Picon (1979 : 273), on serait donc tenté de dire qu’il n’y a pas d’existence sociale de l’œuvre littéraire précédant son existence verbale, autrement dit sa mise en acte, littéralement : sa mise en page. Ni le monde de Thomas Hardy, ni d’ailleurs celui de Balzac ou de tout autre romancier n’existent avant d’être exprimés et, somme toute, imprimés.

Pas plus qu’une note de musique jouée ne sera jamais celle notée sur une partition ni tout à fait celle qu’on a en tête, les fêtes calendaires du Wessex décrites par Thomas Hardy ne sont le simple décalque d’aucune autre de son temps, ni même d’aucun autre temps : elles sont composées, comme est composée au sens strict la Pastorale (op. 68) de Beethoven, où orage et bourrasque qu’on perçoit au début du 4e mouvement, bien qu’indiqués sur la partition (Allegro : Gewitter, Sturm), sont d’abord ce qui survient au sein de l’orchestre et le secoue furieusement à travers le tremolo des violoncelles et des contrebasses, le staccato et le forte des violons, l’éclat des cuivres et la frappe rageuse des timbales. La constatation est banale, certes, mais il est utile de la faire à ce point de l’exposé18. Même si des détails du monde réel sont çà et là alignés dans l’œuvre, qu’elle soit musicale, picturale ou romanesque, ils ne sont que des bris de miroir que l’artiste ou l’écrivain peut à sa guise réétamer, repolir, retailler ou encore laisser tels quels, c’est-à-dire comme des débris du monde. James Joyce, dans son Ulysse, a été un orfèvre en la matière ; John Dos Passos également, bien que sur un tout autre plan, dans Manhattan Transfer.

L’art n’est pas, ne sera jamais vraiment mimétique ni franchement figuratif, même si la littérature, le roman, peut en donner l’illusion puisque c’est le langage – ce langage qui nous appartient en commun, auteur et lecteur ; ce langage que nous parlons, entendons, écrivons, et avec lequel nous pensons au quotidien – qui constitue son unique terreau et modus operandi, à la différence d’autres formes d’expression artistique (peinture, sculpture, musique, cinéma) où techniques et outils (palettes et tubes, burins et ciseaux, partitions et instruments, caméras et optiques) introduisent une distance objective, concrète, dans l’invention et l’acte de création, et font surgir un nouvel objet devant nos yeux (cf. Lang 2011 : 61 sq.).

La complexité, la subtilité, la grandeur de l’art romanesque est de parvenir au même résultat, mais avec des moyens verbaux qui font partie de notre intériorité et de notre condition, et qui, ce faisant, « réfléchissent tout autant le langage que le monde » (Ibid. : 54) – nous réfléchissant nous autant que ceux dont il parle, fait parler et agir. C’est là que se situe un de ses pouvoirs : l’identification et la projection, mais qui transcendent toute situation, toute condition, toute ramification, toute limitation. Madame Bovary, Emma, ses lectures, son auteur et ses lecteurs en sauront quelque chose, livrant chacun à la « voracité » des mots et des images que ceux-là expriment (Gaultier 2008 [1892] : 20), à tel point d’ailleurs, comme se l’avoue un des personnages des Palmiers sauvages de Faulkner, que « ce sont les livres, les gens dans les livres, qui devraient inventer et lire nos histoires à nous […], mâles et femelles, mais sans les bites et les cons »19.

Si le folklore constitue un matériau de base pour Thomas Hardy, celui-ci, remarque Yvonne Verdier, « ne doit pas grand-chose à l’approche des folkloristes et semble bien plutôt prendre le contre-pied de leurs idées tant anciennes que nouvelles. Contrairement à eux, en effet, pour qui le fait de folklore se saisit dans le passé, il le situe et le met en action dans le présent » (1995 : 72). C’est non pas le présent de narration, mais le présent de la narration. Comme, par exemple, dans un tout autre domaine de fiction, est mise en action et « présentifiée » une cérémonie nuptiale chez des ouvriers immigrés d’origines russe et orthodoxe qui constitue la première partie du film de Michael Cimino, Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, 1978), et que, pourtant, semblent décaler, figer, « folkloriser » chants et danses, rites de boisson et de chasse, parades et bravades masculines – des survivances qu’on pourrait dire typiques de ce milieu social et ethnique transplanté –, mais qui, emportant la scène du repas de noces dans un fantastique tourbillon de corps, de robes, de rubans (merveilleuse Meryl Streep !), de flonflons, de musique et de voix, se trouvent eux-mêmes emportés bien au-delà de toute dénotation, de toute indexation référentielle, rejetés hors champ et hors temps, exactement comme dans Les Noces composé par Igor Stravinsky en 1916 et qui en est le possible modèle20, ou dans Le Sacre du printemps avec son déluge d’accords dissonants et de rythmes décalés bien peu folkloriques, qui ne sont « Tableaux de la Russie païenne » que par ironie, voire provocation ! Ce qu’on serait amené à prendre pour des « folklorèmes » (icônes, costumes, apostrophes, cantilènes, pas de danse, frappes de mains, etc.) ne sont ici que des indices, à l’image des fameuses guitares et coupures de journaux des tableaux cubistes sujets à de multiples combinaisons et défigurations ; ils ne sont pas des référents. Tout au plus fonctionnent-ils comme des allégories d’un monde harmonique sinon harmonieux, un monde non pas disparu mais en suspens que, dans le film de Cimino, la suite du scénario va précipiter dans le drame : le jeune marié et ses deux garçons d’honneur seront enrôlés pour aller combattre au Vietnam, l’un y perdra les jambes, l’autre l’esprit, le troisième son indolence. En somme, c’est la caméra de Michael Cimino qui, dans ce prélude, grâce à des plans larges, des mouvements panoramiques et des travellings, fabrique le rite21, tout comme l’écriture de Thomas Hardy, par de subtiles vues en plongée et contre-plongée, l’institue et le défie. La manière dont est campé chacun de ses personnages – « blocs de sensations variables » s’imbriquant les uns dans les autres (Deleuze & Parnet 1996 : 51) ou s’éparpillant sur le front des paysages, s’y fondant parfois – fait qu’au sein même de la coutume qui devrait veiller au grain du collectif, et au cours de rituels dont on attend qu’ils assurent la bonne marche des saisons, se noue le destin individuel et surgit le désordre des relations et des passions, qui le rendra funeste (Verdier 1995 : 76-77). Dans Les Chouans, un point de vue surplombant et quasiment circulaire avait déjà permis à Balzac, comme l’observe Julien Gracq (1981 : 241), « de surprendre et de faire vivre dans leur simultanéité les mouvements coordonnés ou contrariés qui [étaient] le flux et même le reflux de la guerre des haies, et d’animer de part en part ce coin de Bocage aussi intensément que les abords d’une fourmilière »22.

FACULTES DU ROMAN

C’est là une des autres facultés qu’a le roman de s’approprier tous les angles de vue et de les réfracter, même les plus improbables (Balzac n’avait certainement pas en tête l’invention du cinéma ni celle de l’hélicoptère23), tous les registres (du monologue ou dialogue en passant par le style indirect libre et le récit objectif ), tous les narrateurs possibles (y compris l’auteur), tous les détails du monde (des plus insignifiants aux plus symboliques), toutes les situations humaines (des plus banales aux plus tragiques), etc. Et, ce faisant, de montrer et faire transparaître le vrai sans vraiment le toucher24. Il est même essentiel, remarquait Maurice Merleau-Ponty, que le vrai « se présente d’abord et toujours dans un mouvement qui décentre, distend, sollicite vers plus de sens notre image du monde » (1960 : 98).

Avec insistance, le même Merleau-Ponty soulignait que la signification d’un roman n’est d’abord « perceptible […] que comme une déformation cohérente imposée au visible » (Ibid. : 97) et, pourrait-on ajouter, à l’audible, rejoignant par là la conception des formalistes russes qui parlaient d’une défamiliarisation en laquelle ils voyaient le principe même de la littérarité, soit l’introduction d’un déplacement, d’une perturbation dans les automatismes de la représentation. Selon eux, comme le rappelle Antoine Compagnon (1998 : 44), l’œuvre littéraire renouvelle la sensibilité linguistique des lecteurs par des procédés qui dérangent les formes habituelles de la perception. Au fond, Marcel Proust ne disait rien de différent en notant que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » (1971 : 305). Du moins nous invitent-ils à mettre un autre sens ou une autre image que celui et celle que filent les mots qui les remplissent, en somme à « briser la glace de l’habitude ». C’est ce qui ressort, de manière presque exemplaire, d’un long poème en prose de James Agee (1975 [1956] : 21-26) qui, placé en prologue de son roman autobiographique, Une mort dans la famille, décrit une besogne on ne peut plus triviale, mais routinière, quasi rituelle, effectuée les dimanches matins d’été par les maris et pères d’un quartier semi-résidentiel de Knoxville (Tennessee) : l’arrosage des petites aires de pelouse qui s’étalent devant leurs maisons. Sous la plume d’Agee, elles deviennent le lieu d’exécution d’un véritable concerto pour orgue, où chaque tuyau, poussant sa note chuintée, sifflée, feulée ou crépitée sous la pression de l’eau, semble accordé au même diapason, chacune des notes variant ensuite d’hauteur et d’intensité en fonction du débit que, « avec une calme et profonde joie », les hommes en bras de chemise impriment en ouvrant plus ou moins le robinet d’arrivée d’eau, l’un à la suite de l’autre ou à l’unisson suivant tout « un art du compromis » jusqu’à ce que s’entende « l’extrémité tendre d’un murmure, quand l’eau s’écoule, évasement de cloche et pure pellicule » (Ibid. : 23)25.

LE ROMANCIER

Il va de soi qu’une œuvre littéraire, parce qu’elle est tout d’abord une création individuelle et se définit comme une œuvre personnelle, ne saurait être tirée vers ces récits le plus souvent collectifs que sont les contes, les légendes et les mythes. À moins de penser que celui qui élabore une telle œuvre – l’auteur – n’est au fond qu’un porte-parole, en l’occurrence le porte-plume d’un inconscient collectif. Le romancier n’est pas un écrivain public, même si c’est son public – ses éditeurs, lecteurs et critiques – qui le légitime. Ici se croisent – mais peut-être vaudrait-il mieux parler de sens giratoire à l’image de nos ronds-points dans la mesure où ce carrefour engendre des mouvements tangentiels plutôt que des trajectoires concourantes – le biographique, le sociographique (ou l’ethnographique) et, si on nous passe le néologisme, le « textologique », entendant par là la prise en compte non seulement de l’intertextualité (l’auteur est un lecteur de ses pairs et prédécesseurs, tout comme le lecteur ou le critique est un potentiel découvreur des préférences et influences de l’auteur), mais de la façon dont un texte littéraire, à travers ses mises en intrigues et ses personnages, s’inscrit dans les mentalités et comportements quotidiens, devient partie prenante et agissante dans le monde réel. Ce que, avec son sens aigu de la formule, Umberto Eco (1996) a qualifié de « permis de séjour » de la fiction narrative ou du « droit de citoyenneté » des personnages, c’est-à-dire la manière dont celle-ci et ceux-ci s’affranchissent du récit qui les a créés, pénètrent le langage de tous les jours et les représentations partagées, si bien que certains personnages deviennent « en quelque sorte collectivement vrais parce que la communauté a fait, sur eux, au cours des siècles ou des années, des investissements passionnels » (Eco 2003 : 20). Il existe autant d’Hamlet que de mélancolies, disait Oscar Wilde, et autant de Tartuffe qu’il y a d’hypocrisies, autant de Don Juan que de séductions, autant de Tartarin que de forfanteries, autant de colonel Nicholson que de paranoïas26 ! Voilà qui, en l’occurrence, pourrait faire l’objet d’une belle enquête ethnologique…, qui prendrait en compte tout à la fois la « valeur d’échange » et la « valeur d’usage » de l’œuvre littéraire.

Le pittoresque et le romanesque

ANTHROPOLOGIE : échelles, objets d'analyse.

À propos des rapports entre anthropologie et littérature, une nouvelle question se pose, qui, pour reprendre une formule de Christian Bromberger (1987), découle des « variations des échelles et des objets d’analyse » qui s’observent dans la démarche même de l’anthropologie, mais dont on retient surtout que, depuis son origine, pèse sur elle « une fascination pour le local » et se manifeste dans ses préceptes comme dans ses résultats une sorte de « culte pour la monographie » (Ibid. : 75 sq.), soit l’étude détaillée et à visée exhaustive d’un ensemble social ou culturel restreint où prévalent les relations d’interconnaissance et un langage commun, fût-il patoisant. L’ethnographe n’est-il pas alors dans la position du romancier, souverain au centre du petit monde que son enquête révèle et « invente » ? Cela reviendrait-il à penser que, transposé au niveau de notre questionnement, un des « objets littéraires » de l’anthropologie relèverait de ce qu’on appelle la « littérature régionale », voire « régionaliste », qui est aussi connue sous le nom de « littérature de terroir » ?

La dimension de cet objet inclinerait à répondre positivement à la question, car sur ce point les méthodes d’enquête et d’analyse de l’anthropologie sont depuis longtemps rodées, et, à ce niveau géographique, elles trouveraient l’occasion de s’ancrer et auraient tout loisir de s’exercer. L’échelle donc, autrement dit la territorialité. Mais aussi la représentativité, la modalité, l’autochtonie, étant supposé qu’une telle littérature régionale collerait plus à une réalité sociale concrète et circonscrite, à une « terre humaine », où documentation ethnographique et construction narrative seraient vouées à s’enchevêtrer ou, en tout cas, à entrer en intime résonance : Le Cheval d’orgueil de Pierre Jakez-Hélias (1975), en est un des exemples fameux, comme le sont, sur un autre plan, les romans de George Sand, de Mark Twain, de Jean Giono, d’Henri Bosco ou de Charles-Ferdinand Ramuz pour ne citer qu’eux27

LITTERATURES REGIONALES ET RECHERCHE ETHNOGRAPHIQUES

On remarquera qu’il existe aussi des littératures régionales qui peuvent expressément se nourrir de la recherche ethnographique et se donner à lire comme des sortes d’« auto-ethnologies ». C’est le cas, entre autres, de tout un pan de ce qu’on a appelé la « littérature de la créolité », en l’occurrence représentée par les œuvres d’écrivains martiniquais, comme Édouard Glissant, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau ou Raphaël Confiant, qui tendent à reprendre les termes d’un modèle anthropologique, largement inspiré des travaux et de la démarche d’un Michel Leiris (1955) au risque parfois du contresens, et à devenir à partir d’eux des émetteurs d’énoncés non seulement littéraires mais militants (Lesne 2011). Cette approche ou plutôt cette tentation traverse en fait, depuis surtout Frédéric Mistral et son Félibrige, toute la littérature régionaliste à propos de laquelle on peut légitimement se demander en quoi ce qui semble ressortir à une logique discursive – ici un paradigme savant, linguistique ou ethnographique, parfois surjeté de considérations morales et idéologiques – inspire-t-il ou non une logique narrative, et en quoi cette logique s’y plie-t-elle ou y échappe-t-elle. En d’autres termes, tout récit est-il discours, et toute fiction devient-elle diction, pour reprendre la célèbre paronomase de Gérard Genette (1991) ?

Paradoxalement, il arrive que cette littérature dite régionaliste qu’on serait amené à concevoir ancrée dans l’immanence prenne la forme d’une méta-littérature et se fraye ainsi un chemin soit vers une littérature de conservation (littérature-musée), soit vers une littérature d’action et d’implication (littérature-plateforme ou littérature-programme), quitte à ce que surgissent nombre de malentendus au sujet notamment de ces rapports et tensions entre logique discursive et logique narrative, logique textuelle et logique référentielle, et qui peuvent même affecter la littérature disons « universaliste ». Parmi les plus surprenants, signalons ceux qui ont frappé des œuvres comme celle de Faulkner où les « Nègres » de son comté fictif se confondraient trait pour trait avec les « Noirs » de son comté réel qu’il estimait, en « bon Sudiste » coincé dans ses préjugés, devoir s’éduquer, voire « se savonner » pour espérer un jour devenir sinon les égaux du moins les concitoyens des Blancs, alors que les premiers – les « Nègres » – deviennent l’objet d’une stratégie narrative et non pas le sujet de considérations idéologiques et raciales qui fouettent les seconds – les « Noirs » (cf. Bleikasten 2007 : 509) ; ou une partie de celle de Céline dans laquelle se logeraient, jusque dans les tremblements, à-coups, suspensions et trivialités de l’écriture romanesque, et du « fantastique social, du grotesque, du monde nocturne » qu’elle met en intrigue (Roussin 2005 : 204), son racisme, son antisémitisme de « médecin des pauvres », atrabilaire, banlieusard, hygiéniste, eugéniste… Le romancier, mais c’est aussi le cas pour nombre d’autres artistes, entretiendrait une sorte de « désillusion biographique ». Ce qui signifie que l’homme et ses pensées ne sont pas toujours à la hauteur de son œuvre ou, dit autrement, que celle-ci en vient à dépasser celles-là.

Il reste que la littérature régionale et les romans régionalistes pris comme objets, et comme objets pour ainsi dire naturels de l’anthropologie, soulèvent d’autres difficultés en rapprochant d’une part deux notions apparemment antinomiques (le pittoresque et le romanesque), en amenant d’autre part à s’interroger sur la dimension même du régionalisme : Thomas Hardy et William Faulkner qui ont construit toute leur œuvre à partir de leurs comtés imaginaires – le Wessex (Sud-Ouest de l’Angleterre) pour l’un, le Yoknapatawpha (Nord de l’État du Mississippi) pour l’autre, amorçant une tradition romanesque des régions inventées28 – sont-ils des romanciers régionalistes ?

Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Jean-Paul Sartre (1948 : 170-171, 295) n’avait pas hésité à écrire que toute la littérature anglo-américaine, surtout américaine au sein de laquelle il convient donc de ranger Faulkner qu’il connaissait bien pour avoir écrit deux articles fulgurants sur son entreprise romanesque, était encore « au stade du régionalisme »29.

Mais ses arguments visent moins le contenu des œuvres (trouver chez Faulkner, comme il le propose, une « métaphysique de la temporalité » n’est certes guère régionaliste) que la condition des écrivains américains marquée tout d’abord par la distance géographique qui les sépare et les disperse sur la longueur du continent, ensuite par une distance sociologique, voire économique, qui fait qu’ils ne se sont jamais constitués en collège, en cléricature ou en caste, à la différence de ce qui s’est produit en Europe (France, Allemagne ou Autriche30). Curieusement, l’individualisme américain aux yeux de Sartre empêcherait de sortir du régionalisme, y renverrait même, comme si l’écrivain ne pouvait être là qu’une herbe rêvant de devenir arbre :

« […] ce n’est pas contre la tradition mais faute d’en avoir une qu’il invente sa manière et ses plus extrêmes audaces qui, par certains côtés, sont des naïvetés. À ses yeux le monde est neuf, tout est à dire, personne avant lui n’a parlé du ciel ni des moissons. Il paraît rarement à New York et, s’il y passe, c’est en courant ou alors, comme Steinbeck, il s’enferme trois mois pour écrire et le voilà quitte pour une année ; une année qu’il passera sur les routes, dans les chantiers ou dans les bars ».(Ibid. : 168-169)

Où l’on rejoint finalement les « lignes de fuite géographiques » de Gilles Deleuze (voir supra), et que Herman Melville, dans son inclassable Bartleby, a transposées au niveau du récit et de son écriture : l’histoire d’un pauvre hère qui, aux tâches que son patron (un notaire) lui demande d’effectuer, ne sait – ou ne peut – que répondre ceci qu’imperturbablement il va répéter tout au long du récit : « Je préférerais ne pas [le faire] » (I would prefer no to). Une phrase, une « formule » selon Gilles Deleuze (1989), qui a la propriété de contaminer le tout, destituant la parole et l’écriture de son gouvernement des mots et des choses comme de sa capacité à retracer le sens et à représenter le réel. D’une conception univoque du symbolisme, on passe à une interrogation sur le fonctionnement même du symbolique. À partir de là, c’est toute la question du déchiffrement, du signifié et du référent qui se pose à travers la chaîne ininterrompue des signifiants. De celui qui ordonne à celui qui se défile, « de celui qui regarde à celui qui est regardé, ce ne sont pas les traits d’identité à reconstruire ou à analyser qui circulent, mais une structure signifiante unique en ses divers moments, avec ses ellipses, ses battements, son fading » (Durand 1980 : 59). Il y a une labilité des signes, une sorte de danse des sept voiles qui s’exécute sur des lieux qui, tous, sont de passage, comme l’est le cabinet du notaire où l’on ne fait que copier et recopier des actes qui ont déjà eu lieu. Bartleby dit le « scribe » ou l’« écrivain » selon les traductions (Bartleby, the Scrivener dans l’édition originale), c’est aussi le vagabond qui rêve de s’enraciner et n’y parvient pas, presque destiné à se copier lui-même, renvoyé à une sorte d’officine des lettres en souffrance d’où, du reste, il provenait (employé au service des rebuts), se transmuant en une allégorie de l’être en souffrance, comme sont souvent perçus et vivent les romanciers américains, personnages en l’occurrence pittoresques et romanesques.

Pour en revenir justement à ces notions de pittoresque et de romanesque, deux remarques s’imposent. La première concerne une des acceptions de pittoresque. Le mot peut évoquer, en effet, ce qui ressortit à l’exotique ou au folklorique, voire à la « race », à ce qui relève tout à la fois du milieu naturel, des mœurs, des coutumes, des représentations sociales locales et de leurs particularités, et même à ce qui manifeste leurs bizarreries, leurs charmes, leurs couleurs, autrement dit encore : un ensemble de traits disparates, mais suffisamment saillants et distincts pour qu’ils puissent être englobés sous le terme de régionalisme, que ce terme ait ou non la connotation péjorative qu’il a fini par prendre – le pittoresque se rapprochant alors du typique, comme on dit d’une musique qu’elle est typique, c’est-à-dire propre à une contrée, à une tradition, à une situation, à un peuple.

La seconde remarque porte sur l’usage de romanesque. Tantôt le mot désigne ce qui est propre à la fiction narrative (roman, drame, livret), tantôt, employé comme adjectif, il renvoie à ce qui a ou prend un caractère fleur bleue (romance) ou extravagant (l’un n’est pas exclusif de l’autre), qualifiant des attitudes ou des intrigues qui sortent des limites31. Si l’on applique précisément ce mot « romanesque » aux créations de la littérature régionale, un paradoxe saute aux yeux : de quelle nature seraient ces limites que la logique même du régionalisme en vient à tracer, assigner et jalousement préserver ? Peut-on encore parler de limites ? N’y aurait-il pas là une subversion du pittoresque – ce qui pique et fixe la curiosité (marqueur d’identité et de singularité) – par le romanesque – ce qui l’emballe et le fait éclater (vecteur de personnalité et d’incongruité) ? À la permanence stéréotypée des traits, à leurs accentuations, se substitueraient l’intermittence et la véhémence des passions, comme, par exemple, cela apparaît dans les romans « ardennais et rustiques » de Jean Rogissart où les héroïnes – surtout elles, comme chez Hardy et, déjà, chez Stendhal32 – troublent le cours des choses, renversent le sens des mots, y compris des mots patois, et bousculent l’étiquette des gestes33, ou – autre exemple – dans le roman de Raoul Gain, écrivain normand dont Françoise Zonabend a montré, dans une étude pénétrante, que, derrière la justesse de détails ethnographiques et de tournures de langage qui renforcent l’aspect pittoresque du récit, se profile toute une réflexion morale sur la soumission aux mœurs et la manipulation des normes qui les fondent, procurant aux personnages cette « jouissance, joyeuse ou douloureuse, toujours fallacieuse, que donne le sentiment d’avoir triomphé du destin qui vous échoit » (Zonabend 2003 : 63).

Contre une idée reçue qui voit en lui comme un « retour » – retour au territoire, au terroir, au rythme des saisons, aux valeurs sociales et familiales primordiales, aux traditions –, le régionalisme, son expression littéraire, ne serait-il pas, en fin de compte, l’extravagance même ? Qui serait d’abord celle qu’on croit déceler, vue d’une position surplombante ou d’un centre moral, idéologique, politique, voire religieux, dans des lieux sociaux périphériques considérés au mieux comme déshérités, au pire comme arriérés, en proie à des superstitions, des croyances, des idiomes et des conduites irrationnelles que ne régulerait qu’un ordre coutumier et saisonnier d’un autre temps, ou – et ceci de tout temps – que des caractères et comportements liés à une « race » ou à une condition jugée immuable (paysans, ouvriers, artisans, immigrés). Le fait est que les romans de la veine régionaliste ont souvent tendance à surcharger de détails, de signes, de symboles, d’icones et de codes soit le récit lui-même, lequel ne doit parfois sa signification qu’à l’insertion de notes ou à l’établissement d’un glossaire, soit le comportement des personnages qui deviennent ainsi le jouet de la coutume, le reflet des mœurs ou la proie de leur milieu naturel et de leur hérédité.

OBJET DE L'ANTHROPOLOGIE

Tout se passe comme si cette littérature baignait dans le déterminisme. Du pain béni pour l’anthropologie ? Laquelle se donne pour tâche d’étudier des totalités concrètes – des cultures locales – et d’examiner comment les éléments qui les composent (langage, représentations, croyances, institutions, rites, techniques, rapports de pouvoir, etc.) interagissent, au risque même de trouver et de forger des chaînes causales entre eux – Voire !

LA FRAGMENTATION DE LA SUBJECTIVITE

LA CONDAMNATION A L'INSATISFACTION DES DESIRS

Tout se passe également comme si, dans cette confrontation du « pittoresque » et du « romanesque », s’ouvraient là sous nos yeux non seulement un front entre le collectif (la société, les mœurs, la coutume) et l’individuel, mais un fossé à l’intérieur même du sujet (narrateur et personnage) aux prises avec la fragmentation de sa subjectivité, de ses affects, de sa conscience et de son inconscient, déchiré entre ses désirs et leur implacable réification et/ou insatisfaction à laquelle le milieu, la culture, l’histoire, les croyances et les rites les confrontent et les condamnent.

Luc Lang remarque que l’évolution moderne du genre romanesque « savant »34, depuis Dostoïevski jusqu’à Faulkner et Woolf, en passant par Conrad, James, Proust, Kafka, Joyce et Dos Passos, a entraîné une dispersion, un éclatement du sujet romanesque et de son principe jadis unifiant :

« Jamais ainsi n’y eut-il un tel accès au je, à l’inscription répétée d’une instance souveraine du sujet dans l’histoire littéraire, mais corrélativement, jamais, précisément, cette instance ne fut à ce point soupçonnée, déconstruite, pulvérisée, les auteurs explorant sans cesse les limites de la lisibilité et du sens, où la désintégration du sujet s’accomplit dans la création de nouvelles formes romanesques ».(Lang 2012 : 85)

Personne sans doute, mieux que Faulkner n’a exprimé dans ses romans cette déconstruction et dissolution du sujet, que ce soit avec l’invention du personnage de l’idiot Benjy dans Le Bruit et la Fureur, qui, au cours d’un étonnant et improbable monologue, ne perçoit les êtres et le monde qu’à travers des sensations brutes, ou de celui de Quentin Compson dans Absalon, Absalon !, qui, de façon obsessionnelle, s’interroge sans cesse sur son identité d’« homme du Sud », qui ne peut être que plurielle, donc éclatée35.

S’est-on pour autant affranchi de prises (crises ?) de possession de leur auteur par leurs narrateurs ou personnages, telles que, par exemple, Flaubert et, dans une moindre mesure, Zola les ont exprimées (ou subies) ? Cette fragmentation du sujet n’est-elle pas d’ailleurs au commencement même de la littérature, de toute littérature ? Ulysse, de retour à Ithaque après son long et périlleux voyage, s’inquiète un moment de repartir. Homère, certes, en fait moins un homme du voyage, de l’errance qu’un homme du retour, mais c’est aussi un homme du détour (Dingremont 2012 : 77)36, et ce ne sont pas ses semblables qui d’abord le reconnaissent, mais son chien ! Euripide, quant à lui, laissant les dieux à leurs affaires pas moins troubles et tordues que celles des humains, n’avait pas hésité à mettre du raffut dans ses tragédies où, décidément, rien ne marche droit : « Les intrigues sont interrompues », souligne Emmanuel Terray (2005 : 15)37, « les personnages sont sujets à des revirements imprévisibles, les orateurs les plus éloquents se mettent à bégayer, les gloires se défont, les héros révèlent leurs faiblesses et leurs mensonges […]. C’est un véritable jeu de massacre ».

La tentation serait grande, en tout cas, de voir dans cette évolution du roman moderne que retrace Luc Lang comme un retour aux déterminants sinon au déterminisme que nous évoquions plus haut, l’environnement, l’histoire, la société, les choses, le « pittoresque » reprenant le dessus sur le « romanesque », et rivalisant ouvertement avec les sciences sociales, en particulier avec l’anthropologie. Mais, ni Les Choses de Perec, ni Le Château de Kafka, ni Le Hameau de Faulkner, ni La Promenade au phare de Woolf, ne sont des monographies. Ils n’en sont même pas des doublures ou des métaphores. Il faut le rappeler et le marteler, au risque du ressassement…

Si la littérature moderne, dans ce « laminoir du sujet », décrit bel et bien un « “homme” en lambeaux » (Lang 2012 : 86), ce n’est certes pas pour prendre la place de l’anthropologie et donner sens ou chercher une explication à cet « homme sans qualité », qui, plongé dans son milieu naturel, social, culturel, ménager ou immobilier, verrait son intériorité tirée à hue et à dia par la pression industrielle, technologique et mercantile de ce milieu. Qu’il y ait là, chez certains romanciers modernes, une « feintise anthropologique », comme chez Robert Musil (Vatan 2000) par le regard porté sur les conditions d’existence de l’homme au sein de sociétés machinistes et bureaucratiques, cela est évident, mais c’est justement une feintise qui ne se limite pas à un simple simulacre ni ne se hausse au niveau de l’explication. Les paradigmes de l’anthropologie ou, plus simplement, les procédures analytiques et les objets typiques de son discours ne s’offrent pas aussi facilement à la reprise littéraire. On a même le sentiment que ce registre fait principalement l’objet d’un traitement critique, ironique ou ludique de la part des romanciers (chez Perec notamment, avec sa Vie mode d’emploi et les péripéties de l’ethnologue Appenzzel), comme si la concurrence intellectuelle quant à la vérité des « affaires humaines » ressurgissait dans ce point de vue romanesque. S’il est incontestable que Le Rameau d’or de James George Frazer a eu une influence considérable sur la littérature de son temps (Fraser 1990), cette empreinte est essentiellement poétique, chez W. B. Yeats ou chez T. S. Eliot par exemple, mais pas seulement, chez Faulkner aussi (Jamin 2011). Les romanciers de la génération suivante, les Iris Murdoch, Saul Bellow, Anthony Powell ou Muriel Spark ont avec le grand œuvre de Frazer, ses thèmes de prédilection et sa manière de produire le sens, un rapport essentiellement parodique. On a l’impression que les plus abstraites élaborations de la théorie (on pense exactement à la conception maussienne du don, à celle boasienne du potlatch et au modèle des transformations mythiques de Claude Lévi-Strauss) ont été accueillies par les romanciers modernes – Raymond Queneau (Saint Glinglin), d’une part, et John Irving (Le Monde selon Garp) ou William Styron (Les Confessions de Nat Turner), d’autre part – comme des instruments de production du récit, soit, au-delà de l’effet humoristique de la transposition, comme une façon de fonder sur des règles communes à l’humanité, la contingence farfelue, l’extrême fantaisie de récits littérairement efficaces.

Mais que l’anthropologie moderne soit passée en quelque sorte sous la coupe de la littérature, ou ait été tentée par elle – on peut le constater dans nombre de publications38 –, voilà qui ne laisse pas de surprendre et d’intriguer. Est-ce un retour vers ses prestigieuses origines ? Ou la manifestation d’un soupçon, bien postmoderne celui-ci, sur ses capacités à dégager des invariants sinon des lois dans les conduites humaines qui ne pourraient dès lors se représenter et se penser que dans la variabilité dont le roman, fût-il traversé d’imaginaire – mais de « variation imaginaire des rapports sociaux », comme le rappelait Maurice Merleau-Ponty (1953 : 116) –, deviendrait la base et le sommet ? Ou encore l’expression d’une feintise, mais en quelque sorte inversée : faire de l’anthropologie une sorte de littérature, ainsi qu’a pu le laisser entendre le courant textualiste américain39 ? Ou, last but not least, le symptôme du secret désir chez tout ethnologue – il ne sera jamais qu’un exote où qu’il aille et d’où qu’il vienne (nous y avons insisté) – de se mesurer à l’écrivain qui ne ferait pas que sommeiller en lui ? Et, en quelque sorte, de l’envier sinon de le jalouser par le fait même que celui-ci prendra toujours la liberté d’aller là où celui-là ne peut se rendre, c’est-à-dire dans la conscience des protagonistes, et, pour paraphraser Claude Lévi-Strauss (1971 : 571), de toucher ainsi du bout de sa plume, de manière imagée ou imaginaire, ce qu’on pourrait appeler les « ressorts intimes et sensibles » de la condition humaine ?

Mais le romancier, régionaliste ou autre, moderne ou pas, ne cherche ni à imiter ni à expliquer. Il procède souvent – nous y avons insisté – par ellipses, accentuations, ruptures, en d’autres termes : par sélection et amplification des détails, des tournures, des attitudes, également par éclatement et chamboulement de la temporalité. Tout n’est pas dit ni écrit, et ce qui l’est ne l’est pas toujours dans le « bon ordre », chronologique ou logique (Pouillon 1993).

Le roman – la littérature romanesque – pose naturellement plus de problèmes à l’anthropologie qu’il n’en résout, même si, à l’instar de l’anthropologue, l’écrivain réfléchit sur la culture et la société. De toute évidence, cela n’implique pas qu’il les réfléchisse ni qu’il en exprime les traits marquants, susceptibles de fonder ou d’alimenter une théorie du social et du symbolique. Celle-ci demeurera, en fin de compte, toujours imprécise, indécise par le fait même que des « énoncés contradictoires peuvent aisément coexister, pris en charge […] par différents personnages entre lesquels l’auteur a réparti plusieurs de ses conceptions » (Bayard 2004 : 140). Dans cette répartition, voire confrontation, l’ironie, la parodie ne sont pas absentes (nous l’avons souligné), le romancier s’interdisant de prendre position, ou même se refusant, par jeu ou par souci de dramatisation, d’y mettre la moindre mesure, réserve et cohérence – sorte d’« expérience de pensée et d’écriture » qui n’est pas sans évoquer celle à laquelle (mais elle est empirique, existentielle celle-là) se trouve confronté l’anthropologue sur le terrain où tout d’abord choses et mots lui apparaissent brouillés, confus, contradictoires, parfois absurdes.

De sorte que c’est l’œuvre romanesque, dans son entier, qui doit être prise non comme source documentaire ou comme gisement d’informations ethnographiques, mais comme objet même de l’enquête ethnologique40. Ce qui ne signifie pas que doive nécessairement figurer parmi les protocoles d’investigation l’examen des carnets de l’écrivain, ses avant-textes, ses hors-textes ou ses « sous-textes ». Ils peuvent, certes, intéresser l’historien de la littérature, le critique ou le généticien de l’écriture, mais moyennement l’anthropologue. Yvonne Verdier n’a eu nul besoin de s’en servir pour démêler les fils de la coutume et du destin mis en intrigue par Thomas Hardy ; Françoise Zonabend non plus, puisque toutes les archives de son auteur normand ont disparu, détruites ou jetées à la décharge par des huissiers peu attentionnés au moment de la succession. Quant à William Faulkner qui ne cessa d’arpenter son petit comté mississippien – « timbre-poste de son pays natal » aimait-il dire –, du hameau à la ville, de la ville au domaine et du domaine à la maison, ils sont, chez lui, inexistants.

Balzac assez peu, Flaubert probablement, Zola assurément ont recouru aux notations et documents, aux répertoires ou autres reportages. Mais, pas plus qu’un croquis de peintre ne peut donner la moindre idée de ce que sera l’œuvre achevée (un coup de pinceau final risque de tout changer comme chez Le Caravage ou Turner), les avant-textes ne contiennent, fût-ce en gestation, ce qui, dans le texte, l’agence, le déroule, l’anime et le fait devenir vrai, présent, en un mot : lisible. Ce ne sont pas l’assemblage des pièces d’une charrue qui détermine la profondeur du sillon ni le poids d’un sac de semis qui anticipe la hauteur des pousses. De même qu’une généalogie n’est pas une étymologie, de même un roman ne se réduit pas à une philologie. Il existe une grande naïveté à penser – elle est parfois celle des sciences sociales se frottant à l’expression artistique – qu’une « avant-textualisation », perçue comme une possible contextualisation41, accroît l’intelligibilité d’une œuvre, comme si cette intelligibilité ne pouvait être en définitive qu’importée ou décryptée (mais toute image n’est pas nécessairement dans le tapis, fût-il tissé par Henry James !), alors qu’elle est presque toujours en devenir, comprenons par là : le devenir-être de l’œuvre comme son devenir-monde. C’est toute la force de la littérature et des romans dont les univers forcément clos qu’ils décrivent ne cessent, au fil des années et même au fil des siècles, d’ouvrir des fenêtres sur le nôtre, hic et nunc. Cela, l’anthropologie ne saurait le manquer42.

CONSEILS AUX ETHNOGRAPHES EN HERBE

Une des premières recommandations que nous avons reçues de nos maîtres ou de nos aînés était qu’en tant qu’ethnographe fraîchement débarqué sur le terrain il fallait d’abord apprendre à écouter et savoir se taire – condition éminemment paradoxale de l’observation participante, mais condition hautement heuristique. Il serait dommage que cette leçon de maintien qu’on peut dire épistémologique, et qui a porté ses fruits, ne soit pas suivie pour l’appréhension des œuvres en l’occurrence romanesques, qu’il convient donc d’apprendre à lire et de savoir lire avant de se demander avec quoi elles ont été faites et de quoi elles sont faites. Une anthropologie de la littérature – si l’on admet que la formule peut être retenue et devenir programmatique – ne saurait être une anthropologie de « comment se fabrique la littérature, ou de la littérature », qui risquerait de la réduire à ses fragments, à ses antécédents ou à ses entours. Les romans, « populaires » ou « savants », sont à prendre tels quels, ainsi que les mythes, les cultes, les croyances et les représentations : en pleine page, comme le rite est à prendre à bras-le-corps, et non par ses marges.

Bibliographie

Agee, James, 1975 [1956] Une mort dans la famille. Trad. de l’américain par Jean Queval. Paris, Flammarion.

Agulhon, Maurice, 1981 « Peut-on lire en historien L’Éducation sentimentale », in Histoire et langage dans L’Éducation sentimentale. Colloque de la Société des études romantiques. Paris, Cdu-Sedes : 35-41.

Augé, Marc, 1985 La Traversée du Luxembourg, Paris, 20 juillet 1984. Ethno-roman d’une journée française considérée sous l’angle des mœurs, de la théorie et du bonheur. Paris, Hachette (« Histoire des gens »).

Augé, Marc, 2004 La Mère d’Arthur. Paris, Fayard.

Augé, Marc, 2007 Casablanca. Paris, Le Seuil (« La Librairie du xxie siècle »).

Augé, Marc, 2009 Quelqu’un cherche à vous retrouver. Paris, Le Seuil (« La Librairie du xxie siècle »).

Augé, Marc, 2011a Journal d’un Sdf. Ethnofiction.

Paris, Le Seuil (« La Librairie du xxie siècle »).

Augé, Marc, 2011b La Vie en double. Ethnologie, voyage, écriture. Paris, Payot & Rivages (« Manuels Payot »).

Bakhtine, Mikhaïl, 1978 Esthétique et théorie du roman. Trad. du russe par Daria Olivier.

Paris, Gallimard (« Bibliothèque des idées »).

Balandier, Georges, 1997 Conjugaisons. Paris, Fayard.

Barley, Nigel, 2001 Un anthropologue en déroute. Trad. de l’anglais par Marc Duchamp.

Paris, Payot & Rivages (« Petite bibliothèque Payot : voyageurs » 176).

Barley, Nigel, 2004 Le Dernier voyage du révérend. Trad. de l’anglais par Bernard Blanc. Paris, Payot & Rivages (« Petite bibliothèque Payot : voyageurs » 507).

Barthes, Roland, 1984 Essais critiques, 4. Le Bruissement de la langue. Paris, Le Seuil.

Bayard, Pierre, 2004 Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? Paris, Minuit (« Paradoxe »).

Béguin, Albert, 1946 Balzac visionnaire. Genève, Skira.

Benet, Juan, 1989 [1967] Tu reviendras à Région. Trad. et prés. par Claude Murcia. Paris, Minuit.

Bensa, Alban, 2006 La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique. Toulouse, Anacharsis (« Essais »).

Bernabé, Jean, Patrick Chamoiseau, & Raphaël Confiant, 1993 Éloge de la créolité. Paris, Gallimard.

Bleikasten, André, 2007 William Faulkner. Une vie en romans : biographie. Croissy-Beaubourg, Aden (« Le cercle des poètes disparus »).

Bonoli, Lorenzo, 2008 Lire les cultures. La connaissance de l’altérité culturelle à travers les textes. Paris, Kimé (« Philosophie en cours »).

Bouveresse, Jacques, 2008 La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie. Marseille, Agone (« Banc d’essais »).

Boyer, Alain-Michel, ed., 2011 Littérature et Ethnographie. Nantes, Éd. nouvelles Cécile Defaut (« Horizons comparatistes »).

Bromberger, Christian, 1987 « Du grand au petit : variations des échelles et des objets d’analyse dans l’histoire récente de l’ethnologie de la France », in Isac Chiva & Utz Jeggle, eds, Ethnologies en miroir… : 67-94.

Canetti, Elias, 1984 La Conscience des mots. Essais. Trad. de l’allemand par Roger Lewinter. Paris, Albin Michel.

Carré, Jacques & Jean-Paul Revanger, eds, 1995 Écrire la pauvreté. Les enquêtes sociales britanniques aux xixe et xxe siècles. Paris, L’Harmattan (« Logiques sociales »).

Casajus, Dominique, 2012 L’Aède et le Troubadour. Essai sur la tradition orale. Paris, Cnrs Éd.

Castillo, Susana, ed., 2008 Revista de antropología social 17 : Antropología y literatura. Madrid, Universidad Complutense.

Chiva, Isac & Utz Jeggle, eds, 1987 Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue allemande. Paris, Éd. de la Msh (« Ethnologie de la France » 7).

Ciarcia, Gaetano, 2004 « L’objet invisible, ou le gambit du capitaine », L’Homme 170 : 181-198.

Clemente, Pietro, ed., 1993 Uomo e Cultura 41 : Antropologia e letteratura. Clifford, James & George E. Marcus, eds, 1986 Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography. Berkeley, University of California Press.

Compagnon, Antoine, 1998 Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun. Paris, Le Seuil (« La couleur des idées »).

Daniel, E. Valentine & Jeffrey M. Peck, eds, 1996 Culture / Contexture. Explorations in Anthropology and Literary Studies. Berkeley, University of California Press.

De Angelis, Rose, ed., 2002 Between Anthropology and Literature. Interdisciplinary Discourse. London-New York, Routledge.

Debaene, Vincent, 2010 L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature. Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »).

Deleuze, Gilles, 1989 « Bartleby, ou la formule », postface à Herman Melville, Bartleby – Les Îles enchantées – Le Campanile. Paris, Flammarion (« GF » 502) : 171-203.

Deleuze, Gilles & Claire Parnet, 1996 Dialogues. Paris, Flammarion (« Champs » 343).

Dennis, Philip A. & Wendell M. Aycock, eds, 1989 Literature and Anthropology. Lubbock, Texas Tech University Press.

Dingremont, François, 2012 « Homère, le génie du paganisme et les philosophes », L’Homme 201 : 55-84.

Dubois, Jacques, 2000 Les Romanciers du réel. De Balzac à Simenon. Paris, Le Seuil (« Points. Essais. Lettres »).

Dubois, Jacques, 2007 Stendhal, une sociologie romanesque. Paris, La Découverte (« Textes à l’appui. Laboratoire des sciences sociales »).

Durand, Régis, 1980 Melville. Signes et métaphores. Lausanne, L’Âge d’homme (« Cistre-essai » 9).

Eco, Umberto, 1996 [1994] Six promenades dans le bois du roman et d’ailleurs. Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher. Paris, Grasset.

Eco, Umberto, 2003 [2002] De la littérature. Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher. Paris, Grasset.

Fabre, Daniel, 1987 « Symbolismes et efficacités symboliques : débats », in Isac Chiva & Utz Jeggle, eds, Ethnologies en miroir…: 392-394.

Fabre, Daniel, 1990 « Carlo Levi au pays du temps », L’Homme 114 : 50-74.

Fabre, Daniel, 2011 « D’une ethnologie romantique », in Daniel Fabre & Jean-Marie Privat, eds, Savoirs romantiques. Une naissance de l’ethnologie. Nancy, Presses universitaires de Nancy (« EthnocritiqueS ») : 5-75.

Fabre-Vassas, Claudine & Daniel Fabre, 1987 « L’ethnologie du symbolique en France : situation et perspectives », in Isac Chiva & Utz Jeggle, eds, Ethnologies en miroir… : 123-138.

Foucault, Michel, 1971 L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970. Paris, Gallimard.

Fraiture, Pierre-Philippe, 2007 La Mesure de l’Autre. Afrique subsaharienne et roman ethnographique de Belgique et de France (1918-1940). Paris, Honoré Champion (« Bibliothèque de littérature générale et comparée » 73).

Fraser, Robert, ed., 1990 Sir James Frazer and the Literary Imagination. Essays in Affinity and Influence. London, Macmillan.

Fureix, Emmanuel, 2012 « Peuple », in Alain Vaillant, ed., Le Romantisme. Dictionnaire. Paris, Cnrs Éd. : 556-560.

Gallini, Clara, 1998 Il Miracolo e la sua prova. Un etnologo a Lourdes. Napoli, Liguori.

Gaultier, Jules de, 2008 [1892] Le Bovarysme. La psychologie dans l’œuvre de Flaubert. Éd. par Didier Philippot. Paris, Éd. du Sandre.

Geertz, Clifford, 1983 [1973] Bali. Interprétation d’une culture. Trad. de l’anglais par Denise Paulme et Louis Évrard. Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »).

Genette, Gérard, 1991 Fiction et diction. Paris, Le Seuil (« Poétique »).

Goldmann, Lucien, 1964 Pour une sociologie du roman. Paris, Gallimard (« Bibliothèque des idées »).

Gracq, Julien, 1981 En lisant, en écrivant. Paris, José Corti.

Gramsci, Antonio, 1983 Textes. Éd. par André Tosel. Paris, Éd. sociales (« Essentiel » 15).

Guillemin, Alain, ed., 2006 À la recherche du meilleur des mondes. Littérature et sciences sociales. Paris, L’Harmattan (« Logiques sociales. Série Littérature et société »).

Hélias, Pierre Jakez, 1975 Le Cheval d’orgueil. Mémoires d’un Breton du Pays bigouden. Paris, Plon (« Terre humaine »).

Jamin, Jean, 1979 « Une initiation au réel : à propos de Segalen », Cahiers internationaux de sociologie 66 : 125-139.

Jamin, Jean, 1984 « De la généalogie considérée comme un assassinat », Études rurales 95-96 : 221-240.

Jamin, Jean, 2011 Faulkner. Le nom, le sol et le sang. Paris, Cnrs Éd.

Jamin, Jean & Françoise Zonabend, eds, 1985 Études rurales 97-98 : Le texte ethnographique. Paris, Éd. de l’Ehess.

Jauss, Hans Robert, 1978 Pour une esthétique de la réception. Trad. de l’allemand par Claude Maillard. Préf. de Jean Starobinski. Paris, Gallimard (« Bibliothèque des idées »).

Jolas, Tina, 1991 « Une séquence printanière : Le Songe d’une nuit d’été », Ethnologie française 21 (4) : Apprentissages. Hommage à Yvonne Verdier : 378-385.

Jurt, Joseph, ed., 2003 Littérature et Ethnologie. Fribourg-en-Brisgau, Frankreich-Zentrum der Albert-Ludwigs-Universität.

Lang, Luc, 2011 Délit de fiction. La littérature pourquoi ? Paris, Gallimard (« Folio. Essais » 558).

Lassave, Pierre, 2002 Sciences sociales et Littérature. Concurrence, complémentarité, interférences. Paris, Presses universitaires de France (« Sociologie d’aujourd’hui »).

Leclerc, Gérard, 1979 L’Observation de l’homme. Une histoire des enquêtes sociales. Paris, Le Seuil (« Sociologie »).

Leiris, Michel, 1934 L’Afrique fantôme. Paris, Gallimard [repris in Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, 1996, « Quarto »].

Leiris, Michel, 1955 Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe. Paris, Unesco-Gallimard.

Leiris, Michel, 1958 La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar. Paris, Plon [repris in Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, 1996, « Quarto »].

Lepenies, Wolf, 1990 Les Trois Cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie. Trad. de l’allemand par Henri Plard. Paris, Éd. de la Msh.

Lesne, Anna, 2011 La Fabrique des identités aux Antilles françaises. Discours savant, discours littéraires, rayons de bibliothèque. Aix-en-Provence, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative, thèse de doctorat.

Lévi-Strauss, Claude, 1955 Tristes Tropiques. Paris, Plon (« Terre humaine » 3).

Lévi-Strauss, Claude, 1968 Mythologiques, 3. L’Origine des manières de table. Paris, Plon.

Lévi-Strauss, Claude, 1971 Mythologiques, 4. L’Homme nu. Paris, Plon.

Lewis, Oscar, 1963 [1961] Les Enfants de Sanchez. Autobiographie d’une famille mexicaine. Trad. de l’anglais par Céline Zins. Paris, Gallimard.

Lewis, Oscar, 1969 [1966] “La Vida”. Une famille portoricaine dans une culture de pauvreté : San Juan et New York. Trad. de l’anglais par Jean Rosenthal. Paris, Gallimard.

Lisón Tolosana, Carmelo, ed., 1995 Antropología y literatura. Zaragoza, Gobierno de Aragón, Departamento de cultura y educación (« Actas » 34).

Louis, Patrice, 2005 Du Bruit dans Landerneau. Dictionnaire des noms propres du parler commun. Paris, Arléa.

Lukács, Georg, 1965 [1937] Le Roman historique. Paris, Payot.

Massin, Jean & Brigitte, 1967 Ludwig van Beethoven. Paris, Fayard.

Merleau-Ponty, Maurice, 1953 Éloge de la philosophie et autres essais. Paris, Gallimard.

Merleau-Ponty, Maurice, 1960 Signes. Paris, Gallimard.

Montandon, Alain, ed., 2006 Littérature et Anthropologie. Paris, Les Belles-Lettres.

Orwell, George, 1995 [1968] Essais, articles, lettres. Éd. par Sonia Orwell et Ian Angus. Trad. de l’anglais par Anne Krief, Michel Pétris et Jaime Semprun. Paris, Ivréa-Éd. de l’Encyclopédie des nuisances.

Picon, Gaëtan, 1979 L’Usage de la lecture. Préf. de Jean Starobinski. Paris, Mercure de France.

Pouillon, Jean, 1993 [1946] Temps et roman. Paris, Gallimard (« Tel » 224).

Poyatos, Fernando, ed., 1988 Literary Anthropology. A New Interdisciplinary Approach to People, Signs, and Literature. Amsterdam-Philadelphia, John Benjamins Pub. Co.

Privat, Jean Marie & Marie Scarpa, eds, 2009 Romantisme, revue du dix-neuvième siècle 145 : Ethnocritique de la littérature. Paris, Armand Colin.

Privat, Jean Marie & Marie Scarpa, 2011 Pratiques 151-152 : Anthropologies de la littérature. Metz, Cresef.

Proust, Marcel, 1971 Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges, et suivi de Essais et Articles. Éd. par Pierre Clarac et Yves Sandre. Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade » 229).

Ramuz, Charles-Ferdinand, 1929 Souvenirs sur Igor Stravinsky. Paris, Gallimard

Ramuz, Charles-Ferdinand, 1952 [1929] Salutation paysanne, précédé de Lettre à Bernard Grasset. Lausanne, Rencontre.

Roussin, Philippe, 2005 Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine. Paris, Gallimard (« Nrf essais »).

Sartre, Jean-Paul, 1948 Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard.

Scafoglio, Dominico, (ed.), 2006 Antropologia e Romanzo. Soveria Manelli, Rubettino.

Scarpa, Marie, 2001 « Pour une approche ethnocritique de la littérature », in Littérature et Sciences humaines. Cergy-Pontoise, Crth-Université de Cergy-Pontoise / Paris, Les Belles-lettres : 285-297.

Scarpa, Marie, 2009 L’Éternelle jeune fille. Une ethnocritique du « Rêve » de Zola. Paris, Honoré Champion (« Romantisme et modernités » 119).

Schaeffer, Jean-Marie, 1989 Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Le Seuil (« Poétique »).

Schaeffer, Jean-Marie, 1999 Pourquoi la fiction ? Paris, Le Seuil (« Poétique »).

Schaeffner, André, 1980 Essais de musicologie et autres fantaisies. Paris, Le Sycomore (« Les Hommes et leurs signes »).

Schaeffner, André, 2006 « Introduction inédite à Musique et danses funéraires chez les Dogons de Sanga », L’Homme 177-178 : 207-250.

Segalen, Victor, 1978 [1904-1918] Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers. Montpellier, Fata Morgana (« Explorations » 8).

Sobrero, Alberto M., 1996 Hora de Bai. Antropologia e letteratura delle isole di Capo Verde. Lecce, Argo (« Mnemosyne » 7).

Sobrero, Alberto M., 2009 Il Cristallo e la fiamma. Antropologia fra scienza e letteratura. Roma, Carocci.

Taussig, Michael, 1993 Mimesis and Alterity. A Particular History of the Senses. New York, Routledge.

Taussig, Michael, 2004 My Cocaine Museum. Chicago, University of Chicago Press.

Tedlock, Barbara, 1991 « From Participant Observation to the Observation of Participation : The Emergence of Narrative Ethnography », Journal of Anthropological Research 47 (1) : 69-94.

Terray, Emmanuel, 1990 La Politique dans la caverne. Paris, Le Seuil (« La Librairie du xxe siècle »).

Terray, Emmanuel, 2005 Traversées. Livres, action et voyage. Entretien avec Jean-Paul Colleyn. Bruxelles, Labor.

Thérenty, Marie-Ève, 2007 La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle. Paris, Le Seuil (« Poétique »).

Vadé, Yves & Christian Pelras, eds, 2006 Ethnologie et Littérature. Paris, L’Harmattan (« Eurasie : cahiers de la Société des études euro-asiatiques » 14-15).

Vatan, Florence, 2000 Robert Musil et la question anthropologique. Préf. de Jacques Bouveresse. Paris, Presses universitaires de France (« Perspectives germaniques »).

Verdier, Yvonne, 1995 Coutume et destin. Thomas Hardy et autres essais. Précédé de Du rite au roman par Claudine Fabre-Vassas & Daniel Fabre. Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »).

Williams, Patrick, 2010 Les Quatre Vies posthumes de Django Reinhardt. Trois fictions et une chronique. Marseille, Parenthèses (« Eupalinos. Jazz et musiques improvisées »).

Zola, Émile, 1987 Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France. Éd. par Henri Mitterand. Paris, Plon (« Terre humaine »).

Zola, Émile, 2004 Écrits sur le roman. Éd. par Henri Mitterand. Paris, Librairie générale française (« Le Livre de poche).

Zonabend, Françoise, 2003 Mœurs normandes. Ethnologie du roman de Raoul Gain, « À chacun sa volupté ». Paris, Christian Bourgois.

Notes

1 Anthropologie de la globalisation, de l’écriture, de la nature, de la violence, de l’ordinaire, de la prison, de l’art abstrait, voire, plus drôlement, de la chambre à coucher, de la soupe, de l’être avec, ou de la merde…

2 C’est-à-dire, remarque Augé, la manière dont les anthropologies locales, celles qu’au fil des siècles toutes sociétés et cultures ont construites, « traitent du corps, de ses humeurs, des influences qu’il exerce et de celles qu’il subit, de la différence des sexes, de la mémoire et de l’oubli, des rapports entre les vivants et les morts, de la naissance, de l’hérédité et de la filiation, des règles de transmission ou de dation du nom…, bref, de tout ce dont s’occupe la littérature romanesque ou poétique » (2011b : 218).

3 On remarquera que, par son travail d’écriture, selon les moments ou les circonstances, le romancier viendrait activer ce savoir qui peut être aussi implicite, en quelque sorte intériorisé, essentialisé.

4 Qu’il le veuille ou non l’ethnographe est de fait un exote, au sens de Victor Segalen, et, en ce sens-là, la fin de l’exotisme n’est pas près d’advenir quoi qu’en dise Alban Bensa (2006). Il importe de rappeler que Segalen (1978 [1904-1918]) avait vu dans l’exotisme la source d’une esthétique du divers, loin donc de cette « totalité culturelle » close, prisonnière d’« une incommensurable altérité », devenue une « banque de rêves » pour l’anthropologie, à laquelle Bensa (Ibid.) voudrait le réduire : « poser la sensation d’Exotisme [sic] », écrivait Segalen, « qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même […] et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de se concevoir autre » (1978 : 23). Belle leçon d’anthropologie que Segalen appliquera dans ses tragiques Immémoriaux maoris (Paris, Plon, 1956), puis dans son baroque roman sinisant René Leys (Paris, Gallimard, 1971), qui peut se lire comme une parabole de la relation ethnographique et des rapports que l’observateur noue avec son « informateur privilégié » (cf. Jamin 1979, et aussi infra, à propos du Benito Cereno de Herman Melville analysé par Gaetano Ciarcia 2004).

5 Les travaux de Marie-Ève Thérenty (2007) ont ouvert en ce domaine un champ nouveau.

6 Cf. le numéro spécial de la revue Les Études sociales (2005-2006, 142-144) consacré à « Frédéric Le Play : anthologie et correspondance » ; de même peut-on mettre en parallèle et en contraste les romans londoniens de Charles Dickens et les enquêtes sociales que suscite, dès les années 1820, la capitale britannique (Leclerc 1979 ; Carré & Revanger 1995).

7 « Le roman », écrivait-il, « est un traité d’anatomie morale, une compilation de faits humains, une philosophie expérimentale des passions » (Zola 2004 : 116). Le dernier Zola semble cependant nuancer ses convictions initiales en centrant son récit sur l’enquête, à Lourdes, et les incertitudes qui pèsent sur celle-ci (cf. Gallini 1998).

8 Nous n’aborderons ici que de biais une autre facette de cette interrogation sur la littérature comme anthropologie, mais qui en est son parfait symétrique : l’anthropologie comme littérature. Depuis la publication de Writing Culture de James Clifford & George Marcus (1986), récemment réévaluée dans une livraison du Journal des anthropologues (2011, 126-127 ; cf., notamment, les articles de James Clifford, « Après coup », pp. 363-368, et d’Emir Mahieddin, « Vingt-cinq ans après Writing Culture : retour sur un “Âge d’or” de la critique en anthropologie », pp. 369-383), la question a tellement agité les esprits et fait couler tant d’encre qu’il n’est pas utile de s’y appesantir (voir ici même l’introduction de Michel Naepels, pp. 7-18). Notons seulement que, dans le sillage d’Oscar Lewis et de ses Enfants de Sanchez (1963) ou de La Vida (1969), cette attention à l’écriture a précédé d’une vingtaine d’années le tournant « textualiste » de l’ethnologie américaine incarné par Clifford Geertz et ses épigones (cf. l’article de Barbara Tedlock 1991). De manière originale, l’ouvrage de Vincent Debaene (2010) fait le point sur cette question, en révèle les présupposés, en démonte les mécanismes et montre que, si l’anthropologie peut se penser comme une littérature, c’est en somme dans ses à-côtés, sur des chemins de traverse. Cf. aussi l’« À Propos » que Jean-Pierre Digard a consacré à ce livre : « Quels livres les ethnologues écrivent-ils ? » (L’Homme, 2012, 201 : 155-162).

9 Il existe d’ailleurs une revue électronique expressément consacrée à la « sociologie de la littérature » – conçue en Belgique et publiée depuis 2006 – au titre révélateur : COnTEXTES (cf. notamment le site http ://contextes.revues.org/). Voir également l’ouvrage dirigé par Alain Guillemin (2006).

10 Cf. le numéro spécial piloté par Daniel Fabre et Jean Pouillon que L’Homme avait consacré à cette question (« Littérature et anthropologie », 1989, 111-112), numéro silencieusement incomplet puisque quatre articles initialement prévus n’y figurent pas : Jean Pouillon n’a pu écrire celui sur Melville, Michel Leiris celui sur Marcel Schwob, Yvonne Verdier celui sur Le Songe d’une nuit d’été (voir cependant Tina Jolas [1991] qui reprend ses archives) ; seul celui de Daniel Fabre sur Carlo Levi est paru, mais dans une autre livraison (1990). La meilleure présentation de l’état des questions, y compris, à sa date, sur le plan bibliographique, est le numéro spécial de Uomo e cultura, « Antropologia e letteratura », conçu par Pietro Clemente (1993). Les recueils parus ensuite (Lisón Tolosana 1995 ; Jurt 2003 ; Vadé & Pelras 2006 ; Castillo 2008) naviguent entre trois objets : la littérature orale localisée, la littérature autochtone postcoloniale et le roman au sens occidental du terme. Dans le même temps, le numéro de L’Homme, « Vérités de la fiction » (2005, 175-176), dirigé par François Flahault et Nathalie Heinich, centrait sa problématique et sa réflexion sur les fondements d’une anthropologie de la fiction dont Jean-Marie Schaeffer (1999 : 151) s’étonnait qu’elle ne fût encore qu’à l’état embryonnaire, ou que les ethnologues, mis à part Michel Leiris (1958), s’en fussent désintéressés à ce point.

11 Comme le montre François Flahault ici même, dans son article en grande partie consacré au Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre : « L’imaginaire pastoral : un héritage païen en milieu chrétien », pp. 501-544.

12 À ce sujet, cf. les analyses et réflexions récentes de Dominique Casajus dans son livre sur L’Aède et le Troubadour (2012).

13 L’inverse peut être aussi posé, c’est-à-dire mesurer l’apport de la littérature à la réflexion anthropologique, une question que nous envisagerons plus loin.

14 Fernando Poyatos (1988) fait l’historique de son projet (le terme « culturèmes » apparaît en page 63 du volume). L’année suivante est publié un autre recueil, moins méthodique, dirigé par Philip Dennis & Wendel Aycock (1989), dans le contexte de la littérature comparée ; il est le premier d’une série encore productive où l’éclectisme le plus débridé règne (Daniel & Peck 1996 ; Jurt 2003 ; Montandon 2006 ; Scafoglio 2006 ; Boyer 2011). L’Ethnocriticism, limité aux fictions émanant des peuples autochtones, a été lancé par Arnold Krupat en 1992 ; le débat a été vif à son sujet. Sur l’ethnocritique à la française, ses outils et ses productions, voir les revues Romantisme (Privat & Scarpa, eds 2009) et Pratiques (Privat & Scarpa, eds 2011). On observera par ailleurs que le préfixe « ethno », utilisé donc dans « ethnocritique », n’est pas moins glouton que la préposition
« de » que nous évoquions au début de notre article. Au fil des bibliographies, on relève : « ethnopoétique », « ethno-logique », « ethnofiction », « ethnoroman », « ethnothéorie », etc., sans oublier les classiques « ethnozoologie », « ethnobotanique », « ethnosciences », « ethnométhodologie » ou « ethnomusicologie » que son inventeur, André Schaeffner (1980 : 10), se reprocha vivement d’avoir suggéré.

15 C’est ce qu’exprime l’historien de la littérature, Jacques Dubois (2000 : 228), qui parle même de « dérives » interprétatives. À un niveau plus général, cette question du texte, du contexte, du hors-texte ou du « sous-texte » (le sens d’un texte serait toujours caché !) avait déjà fait l’objet de vives discussions lors du colloque franco-allemand sur l’ethnologie européenne organisé à Bad Homburg en décembre 1984 par Isac Chiva & Utz Jeggle (1987) ; cf., notamment, la contribution de Claudine Fabre-Vassas & Daniel Fabre sur l’ethnologie du symbolique (1987) et le résumé des débats sur « les contresens du sens » par Daniel Fabre : « dire le sens ce n’est jamais “décoder” tel ou tel fait fragmentaire, mais plutôt mettre en place le champ où il signifie » (1987 : 394). Et la page constitue bel et bien ce champ, sans qu’il soit besoin de la gratter !

16 Ce qu’André Schaeffner appelait le phrasé : « En introduisant un système de ponctuations dans le cours mélodique, il s’exerce le plus souvent sur et par le rythme, qui acquiert de la sorte un modelé plus subtil » (2006 : 238).

17 Le thème a été superbement lancé par Albert Béguin avec la publication de son Balzac visionnaire (1946).

18 La preuve en est qu’on peut reconnaître, dans ce 4e mouvement de la Pastorale, des accents – glissandos et fortissimos – proches de l’Ouverture du Don Giovanni de Mozart ou de l’Introduction qui suit immédiatement l’Ouverture des Créatures de Prométhée (op. 43) du même Beethoven.
« Tout spectacle perd à vouloir être reproduit fidèlement dans une composition musicale », écrivait celui-ci en 1807 : « Sinfonia Pastorale, les titres explicatifs sont superflus ; même celui qui n’a qu’une idée vague de la campagne comprend aisément le dessein de l’auteur. La description est inutile ; s’attacher plutôt à l’expression du sentiment qu’à la peinture musicale » (cité in Massin 1967 : 660). Qu’on puisse entendre dans le « Printemps » et l’« Été » des Quatre Saisons de Vivaldi des coups de tonnerre et des giboulées survenant en ces saisons n’est dû qu’au jeu des cordes sans ajout de cuivres et percussions, de même que peuvent s’entendre, à travers le seul frottement des archets, le crissement de la glace et le feutré de la neige lorsqu’advient l’« Hiver ». Mais, chez Vivaldi comme chez Beethoven et bien d’autres musiciens, rien n’est fixé ni vraiment décrit, ni réellement imité. Musique et littérature ont bien mieux à faire que contrefaire la réalité ! Et Claude Lévi-Strauss avait lui-même souligné que le roman, qu’il oppose au mythe, « procède d’imitations dénaturant progressivement leur source » (1968 : 105) !

19 Les italiques sont de l’auteur (cf. William Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem [Les Palmiers sauvages], Paris, Gallimard, 2000 : 75).

20 Opéra-ballet, qui sera monté et joué par Serge Diaghilev en 1922, dont le texte a été adapté en français par Ramuz qui en a plus tard rapporté les circonstances de composition (Ramuz 1929). Le film de Philippe Béziat, Noces (2012), suit avec brio la toute récente mise en scène de l’œuvre.

21 À telle enseigne que ces mêmes mouvements de caméra créeront de toutes pièces un rite dans une longue séquence de cet autre beau film de Michael Cimino (La Porte du Paradis [Heaven’s Gate], 1980), où des immigrés d’Europe centrale, originaires de différentes ethnies, nationalités et confessions, fraîchement installés sur les terres verdoyantes du Wyoming, dansent, tournoient en groupe, se poursuivent, les pieds chaussés de patins à roulette, sur le plancher à peine consolidé d’une salle commune de leur nouveau village, le tout au son d’une musique endiablée aux accents irlandais ! La séquence s’achève sur une valse lente attaquée par les deux principaux personnages (interprétés par Isabelle Huppert et Kris Kristofferson), filmés dans une lumière cuivrée en plan large et en panoramique, et qui se transforme en une sorte de parade et danse nuptiales, les patineurs qu’épouse l’objectif de la caméra faisant cercle autour d’eux. Comme dans Voyage au bout de l’enfer, les données ethnographiques ou historiographiques (la guerre du Vietnam pour celui-là, la guerre du comté de Johnson pour celui-ci) sont balayées au profit d’une approche esthétisante, d’une dramatisation chorégraphique et d’un lyrisme qui émerveillent.

22 « Presque tout, dans le livre », ajoute Gracq, « annonce une prescience, et déjà une utilisation littéraire efficace, de l’ubiquité des points de vue qui sera un des apports du seul cinéma. Les paysages contemplés d’un lieu élevé sont, on le sait, une des obsessions de Stendhal, mais il ne s’agit chez lui que d’observatoires fixes : le travelling aéropanoramique, c’est Balzac qui a eu le mérite de l’inventer, dans Les Chouans » (1981 : 242).

23 Remarquons, cependant, que les angles de vue panoramiques lui étaient devenus familiers : voir l’approche descriptive de la maison Vauquer, où même – alors montrée de l’intérieur – les pensionnaires s’amusent (autodérision de l’écrivain ?) à ajouter le suffixe « rama » à certains noms communs : soupeaurama, froitorama, santérama, etc. (Balzac, Le Père Goriot, Paris, Rencontres, 1965 : 75 sq. ; tome VIII de La Comédie humaine ). Merci à François Flahault de nous avoir signalé cette référence.

24 À ce propos, voir la belle réflexion que la lecture du Woyzeck de Georg Büchner a inspirée à Elias Canetti : « avec Woyzeck, Büchner réussit le bouleversement le plus complet de la littérature : la découverte de l’humble. Cette découverte suppose de la compassion ; mais seulement si cette compassion demeure dissimulée, si elle est muette, si elle ne se formule pas, l’humble reste intact. Le poète qui parade avec ses sentiments, qui gonfle publiquement l’humble avec sa compassion, le souille et le détruit. C’est par les voix et les mots des autres que Woyzeck est traqué ; par le poète toutefois, il n’a pas été touché [c’est nous qui soulignons]. Dans cette chasteté vis-à-vis de l’humble, personne jusqu’à ce jour ne peut se comparer à Büchner » (Canetti 1984 : 274). Cf., pour un commentaire anthropologique de cette réflexion, Jamin (1984).

25 Samuel Barber composa en 1948 une pièce pour soprano et orchestre symphonique à partir de ce poème en prose d’Agee, Knoxville : Summer of 1915 (op. 24). Une version est disponible, enregistrée en 2002 par Karina Gauvin (soprano) et le Royal Scottish National Orchestra dirigé par Marin Aslop (Naxos, Cd n° 8.559134, coll. « American Classics », London, 2004).

26 Cf., à ce sujet, l’amusant « dictionnaire » de Patrice Louis (2005) qui répertorie les noms propres devenus communs.

27 À propos de ce dernier romancier, voir le long et, par endroits, pathétique plaidoyer qu’il adresse en 1929 à son éditeur français Bernard Grasset, et qui sera inséré en préface au recueil de nouvelles Salutation paysanne (Ramuz 1952 [1929] : 7-45). Il y défend le régionalisme, le particularisme et sa manière d’« écrire mal » le français, considérant qu’il a essayé d’écrire une langue parlée, en quelque sorte une « langue geste », celle utilisée, « par ceux dont [il est] né » : les gens du « petit pays » de Vaud.

28 On peut citer le Macondo de García Márquez, le Santa Maria de Juan Carlos Onetti et, surtout, l’emblématique et générique Région de Juan Benet, cartographe minutieux d’un coin perdu et imaginaire de l’Espagne, ou les mondes étranges, parfois farfelus, de Jorge Luis Borges.

29 « Stade du régionalisme » qui tend parfois au reportage, au roman-reportage, comme chez John Dos Passos (encensé un moment par Sartre) ou dans cette œuvre glaçante de Truman Capote, De sang froid (1966) – peinture au vitriol d’une Amérique moyenne et rurale –, qui invente le roman de « non-fiction » fondé sur un fait divers que l’auteur hausse au niveau d’une tragédie antique : le boitillement d’un des tueurs n’est pas sans évoquer le « diable boiteux » des tragédies d’Euripide (cf. Terray 1990 : 295).

30 Pour Sartre, l’Italie représente un cas à part : « La condition de l’écrivain, besogneux, mal payé, logé dans des palais délabrés, trop vastes et trop grandioses pour qu’on puisse les chauffer ou même les meubler, aux prises avec une langue de prince, trop pompeuse pour être maniable, est fort éloignée de la nôtre » (1948 : 171).

31 L’extravagance peut bien sûr se décliner sous différentes formes et renvoyer à de nombreuses situations romanesques qui, à se laisser prendre au jeu de la rime, vont du grotesque au burlesque en passant par le gargantuesque, le sardanapalesque… ou le rimbaldien (non pas chiraquien) abracadabrantesque ! Cf. l’article électronique sur les « Suffixes en -esque » des linguistes Fabienne H. Baider & Henriette Gezundhajt sur : http://www.linguistik-online.de/19_04/baiderGezund- hajt.html.

32 La « jeune fille » comme fauteuse de trouble est au cœur de l’analyse par Yvonne Verdier (1995) des Wessex’s Novels de Thomas Hardy, de même la jeune femme qui met en turbulence l’ordre masculin chez Stendhal selon Jacques Dubois (2007). Et Zola en fera justement le personnage central, mais à sa manière antiromanesque, du Rêve (Scarpa 2009).

33 Voir notamment un de ses derniers romans, Le Clos des noires présences (Paris, Fayard, 1961), où le personnage principal, connu sous le nom d’Aline, devenue, après avoir fui son mari violent et au rut bestial, la domestique d’une dame dont le passé demeure ténébreux – objet de toutes les médisances des « taiseuses » de la région –, vampe l’épicier du village au pied d’un calvaire puis se laisse aller au plaisir de la masturbation. Mais tout cela n’aura été qu’un rêve, une fiction dans la fiction !

34 Comme on peut le dire d’une musique, par opposition à celle qu’on appelle « populaire ».

35 « C’était là-dedans [maisons et familles dévastées par la guerre de Sécession] qu’avait grandi Quentin ; les noms mêmes étaient interchangeables et presque sans nombre. Son enfance en était pleine ; son corps mince était une salle vide où résonnaient comme un écho sonore les noms des vaincus ; il n’était pas un être, une entité, il était une collectivité » (William Faulkner, Absalon, Absalon !, Paris, Gallimard, 1953 : 11).

36 On pourra aussi lire ou relire les étonnantes et ironiques variations romanesques qui font l’éloge des mensonges d’Ulysse, se réinventant sans cesse, et qu’a écrites Jean Giono en 1926 : La Naissance de l’« Odyssée » (Paris, Grasset, 1930 et 1938).

37 Cf. également le long chapitre qu’il consacre aux tragédies d’Euripide dans La Politique dans la caverne : « Euripide ou le spectacle de la subversion » (Terray 1990 : 295-372).

38 Cf., entre autres, les réflexions et textes « expérimentaux » de Michael Taussig (1993, 2004), les essais romanesques de Nigel Barley (2001, 2004), les romans, « ethnofictions » et « autofictions » de Marc Augé (1985, 2004, 2007, 2009, 2011a), ainsi que, dans le sillage des Vies imaginaires de Marcel Schwob, les « vies posthumes » de Django Reinhardt, composées par Patrick Williams (2010). Plus anciennement, voir les tentatives romanesques ou dramaturgiques, curieusement avortées (et pourquoi l’ont-elles été ?), de Georges Balandier telles qu’il les relate dans Conjugaisons (1997), ou de Claude Lévi-Strauss (1955) avec sa célèbre « Apothéose d’Auguste », sans oublier le « conte » de Michel Leiris dans L’Afrique fantôme (1934), inspiré d’Une Victoire de Joseph Conrad.

39 Qui – il faut le reconnaître – a eu au moins le mérite d’appeler l’attention sur la manière dont sont écrits, lus et transmis les textes ethnographiques (cf. Jamin & Zonabend, eds 1985).

40 Ce que donc, de manière exemplaire, ont réalisé Yvonne Verdier (1995) et Françoise Zonabend (2003), l’une prenant un cycle romanesque comme objet d’enquête (l’œuvre de Thomas Hardy), l’autre un seul roman, sous-titrant d’ailleurs son livre : Ethnologie du roman de Raoul Gain « À chacun sa volupté », qu’elle reproduit intégralement, encadré par deux longues études, sur sa « quête » du romancier et sur son « enquête » ethnographique à La Hague où se déroule l’intrigue du roman de Raoul Gain. Alberto Sobrero (1996) a, pour sa part, proposé, dans une perspective qu’il qualifie d’expérimentale, d’effectuer l’ethnographie conjointe de l’archipel du Cap Vert et des romans écrits par des autochtones.

41 Ce serait, comme nous l’a signalé, non sans malice, Marc Augé (communication personnelle), entreprendre une « anthropologie du brouillon » qui ne peut, malgré ses visées heuristiques, qu’embrouiller tout à trac la littérature et l’anthropologie !

42 Cf., ici même, l’article de Marc Augé : « Emma, c’est nous » (pp. 613-624).

https://journals.openedition.org/lhomme/23303