Walter Benjamin. L'illumination profane et la « main heureuse » Franck Frommer Dans Mouvements 2004/3-4 (no33-34), pages 186 à 192

so 1467378181235 SO | 2021-03-29 08:08

 

Walter Benjamin. L'illumination profane et la « main heureuse »

Penseur tragique et gai, mystique et sceptique, créatif et hésitant, Walter Benjamin est une figure qui a eu une influence considérable sur toute la pensée « engagée », convulsive et « avant-gardiste » de l’après-guerre.

Si Benjamin est surtout connu pour ses derniers travaux, notamment sur la photographie et les passages parisiens, il a pu grâce à ses tâtonnements, ses hésitations, ses contradictions, sa façon de bégayer une pensée en mouvement incessant, être l’un des premiers penseurs à avoir imaginé au xxe siècle « un processus de refonte des formes littéraires ». Cet article qui s’appuie sur un texte paru en 1929 – Le surréalisme[1][1]W. Benjamin, Œuvres II, Folio, 2000, p. 113-134. – pourrait constituer l’ébauche d’une réflexion sur une théorie littéraire de Benjamin où se trouve posée concrètement une problématique du geste d’écriture, de son incitation, de son déploiement ou de son impasse.

Entre 1928 et 1933, Walter Benjamin, plutôt connu alors pour des travaux de philosophie du langage, engage sa réflexion sur un versant plus esthétique et politique et s’intéresse plus particulièrement à la littérature. De ces années prolifiques, émergent des essais très originaux sur Proust, Kafka ou Kraus. C’est également une période où Benjamin commence à adapter sa pensée à l’art en train de se faire et notamment à la principale avant-garde de l’époque, le surréalisme. C’est enfin le moment qu’il choisit pour se lancer lui-même dans un exercice d’écriture auto-réflexive qui aboutira à la production de trois textes aussi inclassables que singuliers : Sens unique, Rastelli raconte… et Enfance berlinoise.

De la lecture croisée, comme « réticulée », tissée de ces différents textes, émane un certain nombre de thèmes qui semblent chercher à sonder dans le même mouvement ce qu’il en serait de l’acte d’écrire, son origine, sa mise en branle et son aboutissement ou sa limite.

Au sortir de sa philosophie « adamique » du langage (c’est par l’acte de nomination qu’on approche le divin), Benjamin décide de s’impliquer beaucoup plus dans l’écriture, de mener comme il le dit une « expérience jusqu’à l’extrême ». Cela correspond pour lui à une stratégie politique : « le critique est un stratège dans la bataille de la littérature ». Lecteur « émerveillé » du Paysan de Paris d’Aragon, Benjamin est vivement impressionné par le dadaïsme et le surréalisme et il se propose d’y « installer sa génératrice » comme il l’indique au début de cet essai sur le surréalisme.

Ce texte constitue sans doute l’un des plus radicaux en faveur d’une subordination de l’art à la politique. Texte protéiforme, rhapsodique, typique de la pensée ultra-mobile de son auteur, cet essai semble s’articuler sur une notion centrale, celle d’« illumination profane ».

Selon Benjamin, les surréalistes ont réussi par leur radicalité à mener jusqu’à l’extrême, l’exercice de démolition d’une certaine idée de la littérature : « on a vu ici un cercle d’hommes étroitement unis faire éclater du dedans le domaine de la littérature en poussant « la vie littéraire » jusqu’aux limites extrêmes du possible [2][2]Art. cité, p. 114. ».

Pour ce faire, les surréalistes ont su notamment utiliser ce « culte du mal » déployé par Lautréamont, Rimbaud ou Apollinaire, tout en s’inspirant des « explosions » anarchistes de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Comme ils ont su également utiliser tous les dopants possibles pour parvenir à cet état d’ébriété déconstructrice, provoquant l’œuvre d’art « efficace », c’est-à-dire le document concret qui, au contraire de l’œuvre d’art, plus théorisée et moins instantanée, aura seul un véritable impact sur le récepteur, le rendra enfin actif et non plus simple spectateur soumis.

Le document, pour déployer sa fécondité, exige l’analyse. Il ne prend que par surprise. Sa genèse est irresponsable, vierge de tout jugement. « La pure matérialité du document ou du témoignage fait qu’il ne prétend à rien, ni à la beauté artistique, ni à la vérité ».

Illumination profane

Culte du mal, anarchisme, « automatisme », éveil de l’inconscient, voir magie noire ou occultisme, tout est bon pour ces expérimentateurs dans leur recherche d’une impossible vérité : « le véritable dépassement, le dépassement créateur de l’illumination religieuse ne se trouve pas dans les stupéfiants. Il se trouve dans une illumination profane, dans une inspiration matérialiste, anthropologique, à laquelle le hachisch, l’opium et toutes les drogues que l’on voudra peuvent servir de propédeutique [3][3]Op. cit. p. 116. ».

Si Benjamin lui-même, grand expérimentateur de substances hallucinogènes, comme tant d’artistes de cette époque, reconnaît l’aspect mobilisateur, inventif, germinatif des drogues, il se méfie grandement du tropisme religieux que recèlerait une expérience sans finalité. Toute l’entreprise surréaliste consisterait donc à parvenir à cet état de conscience concrète et non abusée sur le monde, cette illumination profane, provoquant une implication intégrale du corps dans l’action politique, c’est-à-dire, comme le précise Rainer Rochlitz, une « réunion instantanée des aspects cognitifs, pratiques et esthétiques dans une illumination profane qui incite à l’action lucide [4][4]R. Rochlitz, Le désenchantement de l’art. La philosophie de… » qui opérerait une sorte de synthèse entre Marx et Nietszche.

Benjamin poursuit cependant sa critique de ce qu’il perçoit comme un échec patent et annoncé du surréalisme, notamment politique. Certes, ils ont fait chavirer l’édifice dans un débordement d’ivresse à la fois destructrice et créative. Mais cette volonté anarchique n’est pas satisfaisante pour aboutir à l’action efficace et, surtout, elle fait montre d’une conception trop courte, non dialectique de la nature de l’ivresse. L’esthétique du peintre, du poète « en état de surprise, de l’art comme réaction de l’être « surpris », reste captive de quelques préjugés romantiques fort dommageables »… Et Benjamin de poursuivre : « nous ne pénétrons le mystère que pour autant que nous le retrouvons dans le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien. L’étude la plus passionnée des phénomènes télépathiques, par exemple, ne nous apprendra pas sur la lecture (qui est une opération éminemment télépathique) la moitié de ce que cette illumination profane qu’est la lecture nous apprend sur les phénomènes télépathiques [5][5]Op. cit. p. 131. ».

Parvenu à ce stade de sa démonstration, Benjamin lâche comme par inadvertance ce paragraphe intempestif qui laisse le lecteur instantanément perplexe : « le lecteur, le penseur, l’homme qui attend, le flâneur sont des types d’illuminé tout autant que le fumeur d’opium, le rêveur, l’homme pris d’ivresse. Et de plus profanes. Pour ne rien dire de cette drogue terrible entre toutes – nous-mêmes – que nous absorbons dans la solitude [6][6]Op. cit. p. 131. ».

Quatre positions qui présupposent la mise en action, le stade du pré-éveil : un être en état de vigilance somnolente, un état second qui mêle la douceur de l’endormissement, la mollesse dans laquelle s’abandonne le corps, une forme de silence assourdissant (chez Benjamin, nous sommes toujours en pleine ville et il y a foule…), ce moment de concentration extrême (pensons à ces athlètes scrutant l’infini, mimant leur course d’élan, imaginant le geste parfait juste avant l’explosion du mouvement) où l’attention se fixe sur un objet invisible ; et simultanément, cet effrayant saisissement qui étreint le sujet, en un éclair de survie, et qui le retrouve tendu, raidi, comme un ressort, les sens aux aguets, comme prêt à l’attaque, qui le propulse vers l’action avec un rien de vertige rétrospectif.

Le lecteur, d’abord. Pour Benjamin, c’est une figure intimement liée à l’expérience enfantine. Enfance berlinoise retrace dans de nombreux fragments cette relation à la lecture, à la lettre, envisagée de façon ludique, sensuelle, presque sexuelle.

Benjamin dit le lecteur, et non la lecture. Active, l’image du lecteur est plus dynamique que la confortable lecture, activité toujours noble, réservée aux classes dominantes. Exercice « ludique » selon Roland Barthes, cette lecture active fait « travailler notre corps », et permet cette inlassable transmission, cet échange incessant de texte à texte, cette trace d’autres impulsions qui, d’extérieures, nous pénètrent et investissent notre pensée.

Thème récurrent d’Enfance berlinoise, le lecteur de Benjamin est avant tout un être de sensation, d’émotion, agité de toutes les influences atmosphériques. Et surtout l’acte de lecture est toujours prétexte à jeux, ou étroitement lié à des objets ou à des accessoires, parfois oniriques. Citons par exemple cet extrait du magnifique Armoires : « je feuilletai fébrilement le livre pour retrouver la page où j’en étais resté et, sans bouger d’un pouce, je commençais, en parcourant les pages devant la porte ouverte de l’armoire, à mettre à profit le temps avant le retour de mes parents. Je ne comprenais rien à ce que je lisais. Pourtant les terreurs que faisaient naître chaque voix spectrale, chaque coup de minuit et chaque malédiction se multipliaient et s’accomplissaient grâce aux angoisses de l’oreille qui guettait à chaque instant le bruit de la clé de l’appartement et le choc sourd de la canne de mon père qui tombait, dehors, dans le porte-parapluies. C’était un symbole de la position particulière qu’occupaient les biens spirituels à la maison que cette armoire fût la seule à être ouverte à tous [7][7]W. Benjamin, Enfance berlinoise, Denoël, 1978, p. 110. ».

En quelques lignes féeriques et émouvantes, tout est dit de ce qui peut expliquer une vie d’écrivain, de passionné des livres, une relation quasi organique au livre qui fit aussi de Benjamin un grand collectionneur [8][8]Voir W. Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Rivages, 2000..

Ce rapport physiologique au livre, à la lecture se trouve également redoublé d’un questionnement sur le geste, la mimique et le langage : « toute l’enfance, telle qu’elle se trouvait recueillie dans le geste de la main qui glissait les lettres dans la tringle où elles se rangeaient les unes après les autres pour former des mots. La main peut encore rêver à ce geste, mais elle ne peut plus s’éveiller pour l’effectuer réellement. Ainsi souvent, je peux bien rêver à la manière dont j’ai appris à marcher. Mais cela ne me sert à rien. Maintenant je sais marcher ; apprendre, je ne le pourrai plus [9][9]W. Benjamin, Enfance berlinoise, op. cit., p. 82. ».

La question du langage demeure prépondérante dans le projet benjaminien, mais s’y opère comme un glissement, un déplacement, le geste se substituant au nom et l’action à la méditation. Benjamin est alors très influencé par le travail de Brecht ainsi que par la frénésie vindicative du pamphlétaire viennois Karl Kraus. Ce que Benjamin constate c’est que le verbe ne suffit plus, qu’il y faut le geste, le mouvement sans conscience si ce n’est celle de l’instantanéité du danger. Citant un spécialiste de l’aphasie, Kurt Goldstein, dans un essai sur le langage, Benjamin affirme : « dès que l’homme se sert du langage pour établir une relation vivante à lui-même ou à son semblable, le langage n’est plus un instrument, un moyen, mais une manifestation, une révélation à notre être le plus intime et du lien psychique qui nous lie à nous-même et à nos semblables [10][10]W. Benjamin « Problèmes de sociologie du langage » in Œuvres… ».

Cette primauté du geste, du corps signifiant, de la mimique inspire l’essentiel de l’essai sur Kafka. Benjamin est en effet l’un des premiers à avoir remarqué l’importance du geste et ces descriptions de corps comme soumis à la torture – détails physiques dont le Journal de Kafka fourmille. Cet attachement aux gestes, cette importance récurrente au corps, et notamment aux mouvements des mains, indique un déploiement de la pensée de Benjamin vers un « concept élargi de l’humanité », où l’homme aurait pris conscience de son animalité. Benjamin ouvre une brèche particulièrement féconde – dont on sent la nette inspiration dadaïste – dans le registre de la mise en scène du corps dans toute pratique esthétique révolutionnaire dont la « reconnaissance sociale en tant que forme d’art » ne sera réellement effective que dans les années soixante avec les différents mouvements type Body Art, Fluxus, Actionnistes viennois, etc.

Mélancolie critique et messianisme utopique

Revenons à nos quatre positions. Du lecteur au flâneur, Benjamin nous propose deux autres types d’illuminé qu’on pourrait voir comme antinomiques terme à terme : au lecteur « actif » correspondrait un penseur plus « passif », comme l’« homme qui attend », inerte, s’opposerait à celui qui a fini d’attendre, ou qui ne finira jamais d’attendre, mais toujours en mouvement, le flâneur.

Second type d’illuminé, le penseur car le lecteur engendre le penseur ; même en tant que narcotique, la pensée ne peut provoquer que l’éveil, la prolifération des possibles, la remise en question insatiable du sens commun. Mais il s’agit ici de pensée en état d’ébriété, laissée libre à elle-même, vagabonde et errante. En privilégiant le document face à l’œuvre d’art, Benjamin maintient son cap d’effleurer la matérialité, la « concrétude », en s’abstenant de toute abstraction déductive, de tout pronostic, de tout jugement. « Tout fait est déjà théorie ».

Benjamin ne déroge pas au paradigme de « détranscendantalisation » de la pensée à cette époque – marxisme, existentialisme naissant, psychanalyse – et se prononce clairement pour une dépréciation de la théorie au profit de l’image, du document – plus générale que le symbole ou l’allégorie (thèmes développés antérieurement) – pour son concret immédiat et sa capacité à susciter la pratique.

Le troisième type, cet « homme qui attend » est sans doute l’une des figures essentielles de toute la philosophie de Benjamin, mélange de mélancolie critique et de messianisme utopique. Position à la fois fragile, désagréable, inquiétante, mais en même temps sereine, sage et pleine de promesses. Les personnages de Kafka, par exemple, pourraient être caractérisés par cette position constante d’attente d’un évènement qui ne se produit jamais. Kafka ne cesse dans ses écrits de concevoir des fables qui interpréteraient une doctrine qui n’existe pas. Et c’est cette absence de doctrine qui marquerait l’impasse kafkaïenne, perpétuellement réactualisée, d’une écriture qui ne se vit que pour elle-même hors toute téléologie et toute théologie.

Parmi les « personnages » favoris de Benjamin, si l’enfant ne sait pas attendre, le joueur lui est un expert de la patience – il sait quand il doit porter le coup, même s’il risque sa peau, vit en perpétuel danger, tout comme le malade ou le mourant (on pense à Proust). Dialectique complexe entre l’enfant, cet éternel horizon perdu, eldorado de toutes les avant-gardes, qui incarne l’innocence d’un esprit vierge de la raison et de l’utilité, et le joueur, au contraire, qui en est devenu l’habile et téméraire transgresseur, le prince des consommateurs.

Pour Benjamin, l’acte du joueur est lié métaphoriquement à l’acte d’écrire dans la mesure où il est également générateur de l’illumination profane. Un exemple éclatant en est fourni dans une nouvelle de Rastelli raconte…[11][11]W. Benjamin, Rastelli raconte…, Le Seuil, 1987. qui se nomme « La main heureuse ».

Trois personnages – un romancier « en panne » parce qu’il « a perdu son stylo » (!), un sculpteur danois et un directeur d’hôtel, « grand voyageur » – sont réunis dans un hôtel autour du narrateur et s’engagent dans une discussion sur le jeu. Le sculpteur raconte l’histoire d’une marquise dont le fait de gagner ne faisait qu’accentuer l’endormissement, l’abandon, le statut de quasi-mourante : « elle avait gagné… Cela ne parut que l’assoupir davantage. » Puis la discussion s’anime sur le caractère démoniaque du jeu, son « côté contre-nature », sa vulgaire vision à court terme. À la fin de cette séquence, après un silence, le romancier dit « pensivement » : « le jeu comporte des charmes plus puissants que l’attrait du gain. Nombre de joueurs n’y cherchent-ils pas le corps à corps avec leur destin ? Ou une occasion de rivaliser avec lui ? Croyez-moi sur le tapis vert, on apure bien des comptes auxquels nul tiers n’a jamais eu accès. »

Le directeur de l’hôtel raconte également une étrange histoire de joueur visionnaire qui anticipe les coups de dés uniquement lorsqu’il n’a rien à miser… Après un petit débat sur la télépathie et la conscience, le Danois conclut : « le jeu est effectivement un danger artificiellement créé. Et jouer une sorte de mise à l’épreuve, sacrilège de notre présence d’esprit. Dans le danger, c’est vrai, le corps s’entend avec les choses en passant par-dessus notre cerveau. C’est seulement une fois saufs et rassurés que nous comprenons ce que nous avons fait. Nos actes ont prévenu notre savoir. Et si le jeu est décrié, c’est qu’il incite notre organisme à ses performances les plus subtiles et les plus précises sans que la conscience intervienne ».

Vient alors la dernière fable qui consolide encore plus la pertinence d’une substitution analogique entre le jeu, geste sans raison et sans conscience et l’écriture. Un écrivain, ayant décidé d’aller tenter sa chance dans les casinos de la Riviera, subit une série de pertes qui épuisent autant ses ressources que sa résistance nerveuse. « Il réussit même à perdre son stylo. Les écrivains, vous le savez, sont quelquefois saugrenus, et notre ami l’est plus que personne. Il ne peut travailler qu’à une table éclairée d’une certaine façon, sur un certain papier d’un certain format. Vous jugerez là-dessus ce que signifiait pour lui la perte de son stylo ». Cette perte signifie aussi pour lui des gains considérables au casino pour une durée où il n’est plus question de roman, de lecture, du moindre geste inutile, surtout s’ils ont une relation avec l’écriture ou la lecture. « Notre ami d’ordinaire si travailleur, n’accordait même plus un regard à son manuscrit, s’épargnait même la moindre lettre. […] Il économisait jusqu’à ses poignées de main, évitait de porter le plus léger paquet. Tout juste si, lisant, il tournait encore les pages. On aurait dit que sa main était prisonnière d’un bandeau qu’il ne dénouait que le soir, au casino, où nous ne restions jamais longtemps ». Jusqu’au jour où on lui rapporte son stylo : le romancier pourra enfin se remettre à son roman et arrêter de gagner au jeu…

Jeu, drogue ou écriture ne peuvent donc s’envisager que dans la perte, et la grâce ou l’intensité de la vérité ne peuvent s’évaluer que dans l’acte lui-même. Ce genre d’activité ne peut se réaliser que dans le plus complet abandon, qu’elle engendre la maladie, l’assoupissement, l’excitation, la fortune ou l’illumination. Le principal est d’avoir la « main heureuse ».

Inutile de s’étendre sur cette analogie entre le jeu et l’écriture. De nombreux écrivains ont également exploré les arcanes de la névrose « ludique ». Il s’agit d’une même mise en danger, de la même excitation et du même vertige où les sens s’exténuent en dehors de toute conscience rationnelle et utilitaire.

Cet « homme qui attend » ne préfigure-t-il pas aussi la figure messianique, le désir de révolution libératrice, cette « unique apparition d’un lointain si proche soit-il » à laquelle Benjamin s’attache désormais de façon de plus en plus déterminée ? À l’ère de la vitesse, des échanges en temps réel, d’Internet, de la communication à tout-va, de la mobilité (terme récurrent du management post-moderne…), du « bougisme » (« si tu bouges pas, tu meurs ! »), l’attente, la pause, la méditation prospective ou la suspension active sont forcément subversives.

Reste enfin le temps de la flânerie. Flâner, ce n’est pas simplement se promener, errer sans but, sans objectif. C’est plutôt produire en pure perte, pour le seul plaisir de produire, de se produire. Il y aurait encore à faire une théorie de la flânerie même si elle a déjà été bien entamée. Pensons d’abord à l’école péripatéticienne, à Baudelaire, à Benjamin lui-même bien sûr, aux écrivains « voyageurs », aux surréalistes, les vrais inventeurs de la dérive, puis à leurs fils spirituels, les situationnistes. Nous sommes hors de toute raison ratiocinante, dans le temps perdu, dans la rêverie gratuite, la dépense toujours génératrice d’illumination profane. La flânerie stimulant l’écriture. Dernier temps de l’hypothèse.

Ces quatre « types d’illuminé » nous incitaient plutôt au calme, à la sérénité : lecture, pensée, attente, flânerie, autant d’activités qui peuvent nous sembler certes stimulantes, mais loin d’être enivrantes jusqu’à l’extase dionysiaque. Mais ces illuminés, véritables saints profanes, ces infortunés de la lucidité peuvent seuls exprimer la douloureuse et parfois joyeuse vérité du monde. De ses illuminés profanes, Benjamin en cite quelques-uns comme Lautréamont, Rimbaud ou Apollinaire.

« Pour ne rien dire de cette drogue terrible entre toutes – nous-mêmes – que nous absorbons dans la solitude. »

Ironique prétérition pour conclure ce cheminement qui va amener Benjamin à en découdre lui-même lors d’investigations solitaires comme Sens unique ou Enfance berlinoise, sortes d’« hygiène de l’écrivain ».

Les thèmes qui apparaissent dans ces recueils de fragments sont autant d’« embrayeurs » d’illumination profane dont l’unique stimulant serait cette « drogue terrible entre toutes – nous-mêmes… ».

Orbite révolutionnaire

Au-delà des surréalistes, reviennent donc inlassablement en mémoire, en arrière plan fondateur, ces quatre écrivains d’une certaine « mémoire » spéculative – Baudelaire, Proust, Kafka et Kraus – emblèmes de cette réflexion solitaire, incarnant chacun à sa manière une même recherche d’une humanité en-deçà de l’humanité. Car Benjamin parvient à faire de ces écrivains des penseurs véritablement révolutionnaires (et non de simples modernistes progressistes…). Benjamin ressent bien dans sa pratique personnelle le degré de familiarité qu’il entretient avec ces écrivains, non pas tant dans le sens du contenu narratif, de l’histoire, mais bien plutôt dans la mise en évidence du travail d’écriture et de ce qu’il met en action pour l’écrivain, voir au-delà sur le sens du monde et de l’humanité. Ce qui intéresse Benjamin, c’est le corps à corps violent, destructeur, parfois libérateur que ces écrivains entretiennent avec leur pratique.

Se plaçant délibérément sous l’égide de Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont et des surréalistes, Benjamin cherche à dialectiser, à expliciter, à comprendre puis à situer résolument ces écritures-là dans une orbite concrètement révolutionnaire. En convoquant ces écrivains, Benjamin aura touché juste sans théorie ni académisme et inauguré une autre forme de critique littéraire. Il le dit non sans quelque provocation dès l’ouverture de Sens unique : « l’efficacité littéraire, pour être notable, ne peut naître que d’un échange rigoureux entre l’action et l’écriture ; elle doit développer, dans les tracts, les brochures, les articles de journaux et les affiches, les formes modestes qui correspondent mieux à son influence dans les communautés actives que le geste universel et prétentieux du livre. Seul ce langage instantané se révèle efficace et apte à faire face au moment présent [12][12]W. Benjamin, Sens unique, op. cit., p. 149. ».

Se laisser aller ensuite à la divagation, l’errance, l’exploration. Car Sens unique, texte fragmentaire, elliptique, métaphorique, engagé, propose tout un catalogue des multiples invitations de la vie consciente pouvant susciter l’illumination profane.

En guise d’inventaire, voici quelques-uns des thèmes qui traversent Sens unique : objets, rêves, souvenirs, enfance, influences atmosphériques, corps, amour, ivresse, architecture, veille/sommeil, jeu, danger, préhistoire, prophétie. Autant de détonateurs qui entraînent violemment ou insidieusement dans la voie du dire. Au-delà de cette pensée volontairement labyrinthique et donc aporétique, toujours en déplacement, de cette pratique sans cesse mise en déséquilibre par les exigences de la dialectique, ce qui semble persister (dans le sens de la persistance rétinienne) c’est donc une interrogation sur l’acte d’écriture lui-même, de sa vérité et de sa puissance de révélation. Cette trace, cette empreinte qui subsiste de nous-mêmes mais qui dans sa mise en acte s’abolit déjà.

Toute la réflexion esthétique de Benjamin navigue autour de cet écueil. La réalisation de ce gigantesque « catalogue » de « traces » – comme empreintes et ruines d’un temps si lointain et toujours si proche – que demeure Les passages parisiens, atteste bien de son impossibilité d’en finir si ce n’est par son inachèvement et sa propre disparition.

Dans sa solitude d’écrivain pourchassé par des démons réels, et hanté par les séraphins de la tradition et les archanges de la révolution à venir, Benjamin aura été sans nul doute une « sentinelle messianique » comme l’a si joliment défini le philosophe Daniel Bensaïd.

Et dans ce jeu de la citation dans laquelle toute pratique littéraire se noue, on peut conclure temporairement cette plongée dans l’illumination benjaminienne en retenant l’un des derniers conseils de « Défense d’afficher » (ou « la technique de l’écrivain en treize thèses ») qui nous indique que l’écriture demeure avant tout geste et action : « XII. Degrés de la rédaction : idée – style – écriture. C’est le sens de la copie au net que de diriger l’attention, par le travail qu’elle nécessite, sur la seule calligraphie. L’idée tue l’inspiration, le style enchaîne l’idée, l’écriture rétribue le style ». •

Notes

  • [1]
    W. Benjamin, Œuvres II, Folio, 2000, p. 113-134.
  • [2]
    Art. cité, p. 114.
  • [3]
    Op. cit. p. 116.
  • [4]
    R. Rochlitz, Le désenchantement de l’art. La philosophie de Walter Benjamin, Gallimard, 1992.
  • [5]
    Op. cit. p. 131.
  • [6]
    Op. cit. p. 131.
  • [7]
    W. Benjamin, Enfance berlinoise, Denoël, 1978, p. 110.
  • [8]
    Voir W. Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Rivages, 2000.
  • [9]
    W. Benjamin, Enfance berlinoise, op. cit., p. 82.
  • [10]
    W. Benjamin « Problèmes de sociologie du langage » in Œuvres III, Folio, 2000, p. 43.
  • [11]
    W. Benjamin, Rastelli raconte…, Le Seuil, 1987.
  • [12]
    W. Benjamin, Sens unique, op. cit., p. 149.