VICTOR TURNER Liminalité, performance, réflexivité.

so 1467378181235 SO | 2021-01-09 09:27

Résumé

Cet article propose un exemple d’approche anthropologique de la littérature, à travers l’utilisation des outils conceptuels de liminalité et performance empruntés à la théorie de Victor Turner et appliqués aux textes des Folies Tristan.

La liminalité se présente comme le champ de la pure possibilité, elle est le trait qui signale une situation sociale prête à accueillir des retournements radicaux des structures présentes, où les composantes du système culturel avec ses symboles subissent une sorte de déconstruction-recomposition ludique opérée par les êtres liminaires, sujets qui refusent le principe d’identité, leur caractère primaire étant la métamorphose.

Selon Turner, la performance est le moyen de réalisation de cette réécriture des codes culturels dans la zone grise de la liminalité : c’est à travers la mise en scène de son corps que l’être liminaire déstructure le système culturel et crée du nouveau à partir de ce qui est déjà connu.

1. Une approche anthropologique de la littérature

À la suite des réflexions proposées par Fernando Poyatos et Wolfgang Iser, la théorie et la critique littéraire se sont approprié des perspectives analytiques ouvertes par une approche anthropologique de la littérature qui veut interroger les textes sur les représentations du sujet humain qu’ils exhibent. En particulier, Iser a bien montré de quelle façon la fiction littéraire répond à une sorte d’anthropologie extensive, à une nécessité propre à la nature humaine de dépasser ses limites pragmatiques et de créer des mondes alternatifs au monde actuel.

L’adjectif extensif relève, du moins dans l’étude que nous proposons ici, d’une importance primordiale : il n’est pas question de déceler dans les textes des archives de données anthropologiques, des traces ethnographiques révélatrices du contexte dont l’œuvre tire sa raison d’être, mais de s’interroger sur la manière dont un donné d’ordre ethno-anthropologique est intégré dans l’écriture, comment il est utilisé et altéré par la logique du récit, par l’action du signifiant. En effet, comme le rappellent Privat et Scarpa, tout en admettant qu’un texte contient une représentation du monde – ou plusieurs représentations du monde –, nous ne pouvons toutefois oublier que la littérature « n’a pas statut de document historique ou de patrimoine culturel  et que, si un texte peut accueillir des faits d’ordre ethno-anthropologique, sa nature relève d’une complexité qui va bien au-delà du simple fait, puisque l’acte diégétique actionne un subtil jeu imaginatif qui produit glissements, déplacements, déguisements, où l’édification du sens est une opération jamais achevée : « il testo è un tutto di significazione che produce in se stesso, parzialmente, le condizioni contestuali della sua lettura ».

À cet égard nous croyons que l’utilisation critique des notions de liminalité, de performance et de réflexivité, auxquelles a abouti la théorie anthropologique de Victor Turner, peut s’avérer fort fructueuse dans l’analyse littéraire en raison de la capacité de ces notions à structurer un texte. Elle permet d’étudier la façon dont des catégories trans-individuelles et constitutives du rapport que le sujet humain instaure avec son milieu agissent dans un texte, s’incarnent dans l’écriture et lui permettent de déployer son potentiel d’élaboration dans la construction des personnages. Relevant d’une logique flottante, d’une logique dialogique, opposée à un discours fondé sur des binarismes, ces catégories théoriques peuvent en outre s’avérer des instruments d’analyse visant à une opération de déconstruction de séries oppositives comme savant-populaire, tragique-comique, endogène-exogène, haut-bas, sain-fou, ainsi que celle être-avoir.

2. Drame social, rite, poésie

En s’opposant à la vision structuraliste, les recherches de Victor Turner se sont attachées à une analyse des situations sociales susceptibles d’amener à un radical bouleversement des structures, avec une attention particulière à la dynamique des événements, dynamique véhiculée par des individus, par leur habilité créative et par leur propension à manipuler leur patrimoine symbolique, à jouer avec les symboles de la culture, à alimenter la fracture entre règle et comportement, en réalisant ainsi une mise en question continuelle de l’ordre socio-politique : c’est l’individu, bien au-delà de la structure, qui est investi d’un rôle capital dans la théorie de Turner.

Son travail de recherche chez les Ndembu de Zambie a permis à Victor Turner d’approfondir les rapports existants entre le rite et le conflit social et de déceler le lien entre celui-ci et les productions artistiques. Chaque société connaît au cours de son histoire certaines situations de crise qui, bien que les événements qu’elle contemple semblent à première vue tout à fait spontanés, présentent néanmoins un schème identique à celui du drame occidental conçu par Aristote, une structure processuelle avec une introduction, un développement, une clôture, ce qui explique pourquoi Turner parle de « social drama ».

Premièrement, dans un groupe social donné, un événement se produit, qui constitue une rupture dans les relations sociales, à cause de l’infraction d’une règle ou d’une coutume ; la deuxième phase est le véritable moment de crise, caractérisé par une forte tension et une aggravation du conflit, suivie dans la troisième phase par une tentative de réajustement qui donne lieu à une confrontation entre les parties en conflit, pour parvenir finalement, si cela est possible, à la réintégration dans le système social bouleversé par le conflit (mais on peut également arriver à une scission irrémédiable). Bref, la similarité avec la structure d’une pièce de théâtre est évidente.

C’est cette marque théâtrale – potentiellement dotée d’une valeur esthétique – de la conflictualité sociale qui permet d’établir un lien entre celle-ci et les productions artistiques. Plus particulièrement, les phases de la crise et du réajustement, qui se présentent comme des espaces liminaires, à savoir des situations d’ambiguïté entre un vieil ordre entré en crise et un nouvel ordre encore à réaliser, relèvent d’un caractère performatif, puisque dans la mise en question des règles ordinaires sur lesquelles se fonde le groupe social, les parties en conflit donnent vie à une sorte d’expérimentation de rôles, comportements, structures visant à créer une structure alternative à celle qui a échoué. C’est ainsi que Turner constate le « potenziale teatrale della vita sociale ».

La phase liminaire du drame social se présente comme une anti-structure, une opération de redéfinition critique du réel où la dynamique s’oppose à la stase. Elle est un passage entre deux états où l’on joue, dit Turner, avec les éléments cristallisés dans les différentes formes culturelles en les décomposant et les recomposant selon des modalités inédites, en faisant du familier quelque chose de non-familier. Un non-lieu, ou un lieu du subjonctif, un lieu où règne la formule ‘si moi j’étais toi’ et « la nozione che un’idea o un evento generi il suo opposto », où l’autorité n’existe pas, la véritable règle étant l’infraction de chaque règle, où « le distinzioni di rango e di status della vita ordinaria scompaiono o si livellano », un règne de l’hybride et de la transformation.

C’est justement sa marque performative qui rattache, dans un lien très étroit entre social et sacré, le drame social au rituel d’initiation, au rite de passage. Dans les deux cas les individus manifestent un « comportamento ergotropico », caractérisé par un état d’excitation, par une intensification de l’activité et des réactions émotives. Dans les phases liminaires du conflit social comme dans l’initiation – liminaire par définition – le sujet renonce au principe d’identité, en vivant bien au contraire dans une dimension de non-être, de manque, de mobilité des frontières entre soi-même et l’autre. Pendant la phase liminaire les initiés, dit Turner, sont considérés comme sombres, invisibles, masculins et féminins en même temps, dangereux et intouchables ; désormais au dehors de la société, ils viennent recouverts de boue pour qu’on ne les distingue pas des animaux : « sono morti per il mondo sociale, ma vivi per quello asociale ». Dans cette liberté par rapport à n’importe quel lien, les êtres liminaires se livrent à une éclatante activité créatrice et ludique qui bouleverse le système symbolique.

D’après Turner, cette opération de manipulation ludique des symboles dans une zone de limen et de mise en question du système contemplée par le drame social comme par le rite initiatique est la même opération qui se produit dans les phénomènes artistiques de la modernité, où l’on procède à une réécriture des codes culturels, à une parcellisation de l’imaginaire à travers une réflexion critique sur la société.

La marque liminaire, performative et réflexive relie conflit social, rite, théâtre, poésie, littérature, cinéma. Turner parle d’un passage du liminaire au liminoïde.

LA PERFORMANCE

La performance est l’instrument capital du bouleversement du système actionné dans la condition liminaire. À travers la mise en scène du corps, les êtres liminaires procèdent à une réflexion critique sur des éléments cristallisés du système à la marge duquel ils se sont portés. Turner souligne l’étymologie du terme ‘performance’, de l’ancien français ‘parfournir’, c’est-à-dire ‘compléter, accomplir, achever, terminer’.

Dans la mise en scène de son corps et dans la mise en crise des vieilles valeurs, l’être liminaire crée en effet quelque chose de nouveau, opère une construction de sens (toujours dialectique et jamais signifié clos), mais, du même coup, il est amené à réfléchir sur son propre passé, sur son univers d’origine qui est soumis à une sorte de redéfinition qui l’actualise : c’est ce que Turner appelle méta-commentaire, une histoire qu’un groupe raconte à soi-même sur soi-même. Comme le dit le metteur en scène Schechner, ce conte performatif se caractérise en tant que procès.

Un aspect de la théorie de Victor Turner demande une attention particulière. Il n’existe pas, d’après lui, une claire dichotomie entre le système que les êtres liminaires soumettent à la critique et la situation liminaire, avec ses traits ambigus, qu’ils créent. Dans le rite de passage comme dans les arts (et comme dans le conflit social) le moment liminaire ne relève pas d’une nette opposition, mais il est plutôt, dit Turner, un miroir qui renverse et, en même temps, reflète ». La liminalité n’est pas complètement subversive : « Quasi nel momento stesso in cui compare, essa viene posta al servizio della normatività ». Ce lien est donc complexe, articulé : il ne s’agit pas d’une simple négation, mais d’une dialectique qui englobe et redessine. Nous nous trouvons en définitive dans la perspective d’une pensée élastique, une pensée des contraires et non pas des contradictions.

Un autre point qui mérite quelques réflexions est le rapport entre l’expérience et la dimension esthétique dans la pensée de cet anthropologue. Comme nous l’avons vu, Turner allègue une continuité entre, d’un côté, le caractère liminaire du conflit social et du rite de passage et, de l’autre côté, le liminoïde, à savoir les productions artistiques et culturelles des sociétés modernes. Il existe donc d’après Turner un lien entre loi, religion et art, étant donné que, dans les trois sphères, il s’agit d’une fonction d’autoréflexion qui « si è trasferita dalla sfera delle leggi e della religione a quella delle varie arti », de « un modo pubblico per valutare il nostro comportamento sociale ».

Cette position, qui rattache un peu naïvement expérience et art, prête aisément à la critique. Cela peut conduire, dans l’analyse littéraire, à une mise en valeur du contexte au détriment du texte et de sa logique altérant ainsi profondément la nature même du référent.

L’utilisation sociologique de la théorie de Turner est évidente dans le volume Victor Turner and the Construction of Cultural Criticism. En ce qui concerne en particulier la littérature médiévale, David Raybin, en se posant la question « How does a work of art relate to its original cultural surroundings ? », est convaincu que « the world of artistic production and reception is inherently ideological » et il rattache l’épanouissement du roman français du xiie siècle à « the need of a liminal social group – a newly forming, not quite established or self-conscious nobility – to define for itself an identity ».

Bien que Turner mette en valeur la profonde liaison existante entre société et art, je trouve son discours plus complexe (et pas du tout univoque) que ce qu’il peut sembler à la première lecture. Comme le rappelle Thomas Pavel, Turner, dans sa contribution « Social Dramas and Stories about them », allègue une comparaison entre la grammaire narrative et l’articulation du drame social. Turner – on vient de le voir – souligne la coïncidence entre une structure poétique remarquée déjà par Aristote et un procès d’ordre social, autrement dit il met en évidence une sorte de forme constante dans la manière dont l’homme se penche sur un événement, réel ou fictif.

Il faut d’ailleurs rappeler que les auteurs de référence de Turner sont, non seulement Freud et Jung, mais également Gregory Bateson avec ses études sur la métacommunication : au centre de ses intérêts on trouve donc le fonctionnement de l’esprit humain et les mécanismes qui sont à la base de l’articulation du discours, de la mise en langage, de la communication. C’est dans cette perspective, bien que l’intérêt des études contextuelles pour la critique littéraire soit indiscutable, qu’on peut déceler dans les suggestions de Turner des instruments d’analyse du complexe jeu du récit et de l’écriture.

https://journals.openedition.org/peme/5025