Surfaces tranquilles, taches d’écume. Les calligraphies de Tanaka Shingai. Véronique Béranger. Dans Revue de la BNF 2016/1 (n° 52), pages 119 à 132

so 1467378181235 SO | 2021-04-01 11:18

Grâce à la générosité du temple Kurama figure im2 (Kyoto, Japon) et de l’association Sho International de Lyon, trente-huit œuvres du grand calligraphe japonais Tanaka Shingai[1][1]Les noms propres japonais sont donnés ici dans l’ordre… (1942-2007) viennent d’entrer au département des Manuscrits de la BNF et sont accessibles en ligne sur la bibliothèque numérique Gallica[2][2]gallica.bnf.fr., une invitation pour le grand public à découvrir son art[3][3]Nous remercions les membres de l’association Sho International….

2Tanaka Shingai s’est formé avec Yasui Goshin figure im3 à l’école de calligraphie du temple Kurama, dont il reprend la direction à la mort de son maître. Il ouvre largement son enseignement, notamment à l’attention des Occidentaux, et fonde une association – Sho International – destinée à sensibiliser le public étranger à cet art [4][4]Association Sho International Lyon, Shingai Tanaka : artiste de…. Peut-être faut-il lire, dans le caractère gai figure im4 (« extérieur ») de son nom de pinceau, l’intention d’enrichir sa pratique par le contact avec d’autres cultures et d’autres formes artistiques ? À partir de 1987, il voyage entre l’Europe et le Japon, et décide en 1998 de s’installer à Lyon.

3La calligraphie [5][5]En japonais, plusieurs termes désignent l’art de l’écriture,…, ou sho en japonais, occupe une place centrale parmi les arts en Chine et dans les pays qui en ont adopté l’écriture, comme le Japon. Le sho désigne l’art de tracer les idéogrammes et autres signes, avec une intention esthétique, en tenant compte de différentes règles concernant l’ordre des traits ou les styles. C’est un art exigeant, âpre, qui recourt à des moyens d’expression minimaux – encre noire, papier blanc, pinceau –, mais c’est une pratique dont l’histoire est ancienne [6][6]Léon Vandermeersch fait remonter les débuts de la calligraphie… et le répertoire, comptant plusieurs dizaines de milliers de caractères, immense.

4Par l’utilisation d’un système d’écriture complètement étranger à l’alphabet, par la cursivité des lignes où le sens se dérobe, par ses références à une culture éloignée, la calligraphie japonaise est d’accès peu immédiat pour le spectateur occidental – comme d’ailleurs pour la majorité du public japonais. Elle déploie cependant une infinité de formes qui peuvent nous toucher directement. Témoin, plusieurs expositions d’envergure tenues récemment à Paris [7][7]Sho1 : 41 maîtres calligraphes contemporains du Japon,… ou à New York [8][8]« Brush Writing in the Arts of Japan » (exposition au…. Les œuvres de Tanaka Shingai, réalisées entre le Japon et l’Europe, nous offrent l’occasion de plonger au cœur de cet art.

Les « racines de la calligraphie »

« Détruire le caractère, c’est couper le sho de ses racines [9][9]Benoît Rengade et Tanaka Shingai, Sho : calligraphes de Kyoto,…. »
Tanaka Shingai

5L’écriture au Japon recourt aux idéogrammes d’origine chinoise (kanji figure im5), ainsi qu’à deux sortes de syllabaires (kana figure im6). Ces signes allant du simple trait à l’architecture la plus complexe se prêtent à de multiples variantes et forment un matériau artistique d’une richesse inépuisable. Les premiers caractères oraculaires sur os découverts en Chine datent du xive siècle avant notre ère. Le système des idéogrammes s’est construit sur plusieurs siècles et a été codifié par les scribes, en étapes successives, jusqu’à un haut degré de formalisation [10][10]Voir Viviane Alleton, L’Écriture chinoise : le défi de la…. Entre le iie et le vie siècle, avec l’introduction du papier et du pinceau ainsi que la diversification des usages de l’écrit, s’élaborent plusieurs styles calligraphiques (ill. 1).

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6Les premiers témoignages de la pratique de l’écriture chinoise au Japon datent du ve siècle.

7Les différents styles définis en Chine sont progressivement adoptés par les scribes japonais et sont toujours considérés aujourd’hui comme des références par les artistes de sho[11][11]Pour une histoire de l’écriture au Japon, voir Pascal Griolet :…. Tout l’art du calligraphe est de dégager, à travers ses œuvres, une esthétique propre, à partir des contraintes formelles et stylistiques liées à ces traditions calligraphiques chinoises et japonaises.

8Dans ses calligraphies, Shingai tire parti de modèles stylistiques permettant une certaine liberté, les utilisant parfois à contre-courant des conventions : le tensho sigillaire, très imagé (ill. 2, 5), et le gracieux et cursif sôsho (ill. 3, 9). Il joue également avec le syllabaire hiragana, aux formes fluides et simples (ill. 4), et l’alphabet, qu’il introduit parfois dans ses compositions.

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9Cette œuvre est formée d’un caractère unique désignant un sentiment plein d’humanité : la sollicitude, le soin apporté au plus faible. Les compositions magnifiant un seul caractère sont courantes dans la calligraphie contemporaine : le calligraphe peut y déployer l’art de son trait avec virtuosité.

10Le style tensho, utilisé ici, est à l’origine destiné aux textes officiels gravés dans la pierre de stèles monumentales, ou aux inscriptions sur les bronzes rituels. Il se caractérise par des formes géométriques simples, une composition symétrique, et contribue à donner au texte un aspect solennel. Shingai recourt ici de façon assez surprenante à ce style, qui confère à cette notion d’ordre affectif une certaine grandeur. Mais la large diffusion de l’encre autour des cercles – caractéristique d’un papier de haute qualité – donne à cette œuvre une douceur particulière. Cette « sollicitude » devient, sous le pinceau de Shingai, une subtile vibration.

11Le caractère jaku figure im21 recouvre – entre autres significations – un sens bouddhique : quiétude absolue de l’esprit éloigné des bruits du monde [13][13]Frédéric Girard, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève,…. On peut peut-être voir dans cette œuvre énergique une référence aux « caractères-barrières » de l’art zen (ichijikan figure im22), dont la force et la brièveté sont destinées à faire surgir de profondes intuitions chez le spectateur [14][14]Le zen est connu pour la brièveté et parfois l’absurdité de ses….

12Le caractère figure im23 comporte normalement dix segments en style régulier, tracés suivant un ordre bien défini. Dans cette œuvre, Tanaka Shingai les a ramassés en cinq traits rapides. Toute l’énergie est concentrée sur l’attaque initiale du haut, réduite à un point et caractéristique des amorces franches de l’artiste : l’encre a fusé de tous côtés sous la pression soudaine du pinceau. Cette « quiétude » est une explosion pleine de vie. Le deuxième trait, saturé d’encre, remonte vers la droite ; puis sur le suivant, en descendant, le pinceau relâche la pression, ce qui crée des « blancs volants » (hihaku figure im24) caractéristiques du style cursif.

13Enfin, variante par rapport au caractère d’origine, le tracé s’achève par une petite « virgule » à droite, comme un éclat provenant de l’explosion initiale. Signature et sceau équilibrent la composition, encadrant le caractère dans un triangle parfaitement construit.

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La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations…
Kamono Chōmei, Hôjôki (Notes de ma cabane de moine), Le Bruit du Temps, 2010, p. 11

 

15Il s’agit des premiers mots de la préface des Notes de ma cabane de moine, l’un des passages les plus célèbres écrits sur l’impermanence, datant du xiiie siècle. L’auteur, un lettré de Kyôto, vit retiré du monde et contemple les désastres qui s’abattent sur la capitale.

16La disposition du texte dans la page suit les règles traditionnelles de la calligraphie : il se déploie du haut vers le bas, sur quatre colonnes allant de droite à gauche. Cette version comporte de nombreux signes syllabiques (kana). Élaborés à partir des caractères chinois, les kana en sont des formes cursives et simplifiées. Ils sont utilisés à compter du ixe siècle pour noter la prononciation. Écrire en kana aère le texte et l’étire visuellement en longueur, puisqu’il faut généralement plusieurs signes du syllabaire en lieu d’un idéogramme. Tanaka Shingai tire ici parti de la composition traditionnelle en colonnes et de la forme des kana pour évoquer visuellement le ruissellement de l’eau. Tout le contenu semble animé d’un mouvement qui emporte les caractères vers la droite, les déforme au gré du courant. Quelques taches plus sombres – aux reprises de l’encre – ressortent et rythment la composition. Les idéogrammes eux-mêmes voient leurs traits se disperser et paraissent noyés sous le long flot des kana. L’artiste rend sensible ici la fragilité de la condition humaine. Mais la vigueur du trait semble nous dire que le choix de s’abandonner à ce courant est loin d’être une simple passivité.

Regarder ou lire : faut-il choisir ?

« Ce qui est imperceptible est souvent le plus important : voir, c’est croire ; de même que ressentir, c’est croire d’une certaine manière [15][15]Sho : calligraphes de Kyoto, op. cit., p. 62.. »
Tanaka Shingai

17À l’exception de quelques termes intemporels comme « oiseau » ou « femme », Shingai recourt à des textes se référant à des époques et des traditions bien précises : essais du xiiie siècle (ill. 4), haikai de poètes itinérants du xviiie siècle (ill. 9), notions bouddhiques (ill. 3, 10), maximes chinoises puisant aux courants taoïstes et confucéens, ou encore poésie contemporaine (ill. 6).

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18Quelles connaissances faut-il avoir pour appréhender par exemple cette dernière calligraphie des Notes de ma cabane de moine (ill. 4) ? Le sens du texte imprègne le geste de l’artiste – certes sans en épuiser l’intention. Le spectateur – qu’il soit japonais ou occidental – a conscience qu’une expérience purement visuelle de telles œuvres, attachée aux seuls jeux formels, resterait incomplète.

19Cependant, dans cet art possédant une tradition millénaire, Shingai invite ses disciples à conserver la fraîcheur de l’expression, le « cœur du débutant » shoshin figure im35[16][16]Jean-Paul Honoré se réfère, pour qualifier les principes de…. Paradoxalement, c’est la fréquentation d’élèves occidentaux, les voyages hors du Japon, qui lui ont peut-être permis de développer ce regard distancié. Il en va de même du spectateur, qui est convié à garder un étonnement premier devant ces jeux d’encre parfois raffinés, parfois pleins de force. Toute la puissance de sa calligraphie réside dans cette alliance, à la pointe du pinceau, entre une culture d’une grande profondeur et la disponibilité de l’instant.

20Les calligraphes contemporains jouent fréquemment avec la composante pictographique des caractères pour faire apparaître visuellement l’objet désigné par la signification et remotiver ainsi la forme [17][17]Sur le souci constant, dans toutes les cultures, de remotiver….

21Ce procédé existait déjà par exemple dans la calligraphie zen, où un caractère pouvait être légèrement modifié pour évoquer un animal.

22Chez Tanaka Shingai, la structure initiale du caractère subsiste toujours, même dans ses œuvres calligraphiques les plus figuratives ; ici, l’« oiseau » en style sigillaire : une plume sur la tête, deux longs arrondis pour les ailes, auxquels répondent les deux traits inférieurs des pattes. Shingai utilise ce style à contre-courant dans cette œuvre. Il transforme la « colonne vertébrale » du modèle en une courbe centrale pleine d’élégance. Les traits comportent de gracieux pleins et déliés, inexistants habituellement dans le style tensho. La construction du caractère lui confère force et présence, mais les lignes sinueuses et les finales, animées de « blancs volants », produisent une impression de grande fluidité : voici l’oiseau prêt à s’envoler.

figure im36

23Cette œuvre surprenante se dégage des calligraphies aux lignes généralement très fluides de Tanaka Shingai. Le poème de Kurahara Shinjirô évoque le souvenir d’une rencontre fugitive avec une femme, au détour d’un sentier de montagne. Celle-ci disparaît ensuite dans l’ombre des miscanthes « comme un papillon ». L’évanescence de la rencontre fait naître une profonde nostalgie et finalement un doute sur la réalité du bref moment passé en sa compagnie.

24La calligraphie de Shingai se déploie en continu sur la feuille, sans tenir compte de la césure des vers.

25La première ligne à droite se distingue du reste : les traits sont énergiques, les reprises d’encre rapprochées et régulières ; les caractères d’un noir plus intense sont « vent », « montagne », « rencontre ». Le sujet du poème est ramassé dans ces quelques mots.

26L’objet de la rencontre « toi » (anata) apparaît à la ligne suivante : en voilà l’écriture bouleversée. Les caractères se font plus petits. L’encre est plus sèche, le trait anguleux, uniforme. Le regard est attiré par l’espace blanc, à gauche du caractère yama figure im37 (7e car. de la 1re ligne) : le mot « tous les deux » (futari figure im38) est étiré jusqu’à devenir méconnaissable. Les traits n’ont pas de lien entre eux, comme pour manifester la séparation et le vide qui va s’ensuivre.

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Dans le vent, en plein midi, sur le col de la montagne, toi que j’ai rencontrée. À l’ombre ombragée de ce rocher, tous les deux, un moment, nous avons écouté Le chant des cigales ; les nuages lointains, nous les avons regardés passer. Vraiment [18][18]Kurahara Shinjirô , Teihon iwana , Hannô  : Revue Kagerô , 1965… ?…

 

Le « corps » de l’œuvre

« Une partie du caractère peut être élargie, une autre réduite, modifiant ainsi son équilibre originel. L’angle d’attaque du pinceau et la direction de la ligne sont aussi d’importantes variables. Il est [essentiel] d’arriver à saisir à la fois les caractéristiques, la personnalité que possède chaque signe, et comment il est possible de les développer [19][19]Sho : calligraphes de Kyoto, op. cit., p. 44.. »
Tanaka Shingai

28Aussi simples que soient les matériaux et les outils à la disposition du calligraphe, la cohérence interne de l’œuvre découle de choix minutieux faits, en amont, parmi les multiples possibilités qu’ils lui offrent. L’apparence générale d’une calligraphie dépend du format, du support choisi : papier japonais en fibres de mûrier, aux propriétés magnifiquement décrites par Tanizaki Jun.ichirô : à la surface « duveteuse de la première neige,… au contact doux et légèrement humide, comme d’une feuille d’arbre [20][20]Jun.ichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, Paris, POF, 1977 (texte… » ; l’artiste peut également se décider, en fonction du texte, pour un papier apprêté et brillant, coloré, décoré à la main ou imprimé de motifs. Les caractéristiques du trait dépendent du choix du pinceau, de la densité de l’encre. Cette dernière, le « sang » de l’œuvre, est préparée avec soin : le bâton de suie est frotté sur la pierre à encre humectée d’eau, jusqu’à obtention de la saturation voulue, allant du noir profond au gris le plus léger. L’équilibre rythmique des valeurs est un élément fondamental de la composition, dont font partie intégrante la signature et le sceau. Enfin les matériaux du montage, kakemono ou simple encadrement, contribuent à l’effet final.

29Chez Tanaka Shingai, le geste qui donne corps à l’œuvre est la résultante de cette patiente préparation. L’artiste détermine les éléments matériels, la composition, le style calligraphique et l’interprétation qu’il souhaite donner au texte. C’est cette dernière qui guide, le moment venu, le choix de la taille des caractères, la fréquence de reprise de l’encre, les nuances de gris (ill. 2, 7), l’effet des « blancs volants » (ill. 9) ou les contrastes dans la largeur des traits (ill. 11). Shingai est enfin très attentif au montage de l’œuvre, généralement en kakemono, où s’harmonisent couleurs et motifs (ill. 7).

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30Cinq femmes semblent danser au centre de la feuille, dotées de la grâce et la légèreté des apsara, ces anges bouddhiques aux longs drapés sinueux qui ornent les temples [21][21]Hiten en japonais. Dans l’hindouisme, les apsara sont des…. Les caractères flottent en apesanteur, dans un milieu traversé par un lent courant qui fait onduler leurs lignes. La richesse des jeux avec l’encre est ici remarquable : le caractère central, par exemple, est d’abord tracé d’un chevron épais « < » à l’encre diluée, ce qui crée une impression de volume et de douceur : bras, jambes, velouté de la chair féminine. Le deuxième trait, plus fin, descend vers la gauche, s’amenuise vers le bas, pour remonter en se superposant délicatement au premier trait, et terminer à droite par un « blanc volant » dynamique.

31Quatre onna figure im51 entourent cette figure centrale, dans une composition équilibrée en X, certaines avec des formes sombres et fines, d’autres claires et molles. Chacune est dotée d’une individualité propre, hommage de l’artiste à toutes les manifestations de la féminité. La calligraphie est montée en kakemono, dans un encadrement asymétrique dont les tons blancs et bruns contrastent entre eux : la ligne de partage, à l’aplomb de la figure principale, met remarquablement en valeur la fluidité de l’œuvre et guide le regard dans un mouvement ascensionnel vers la droite.

L’énergie du geste

32L’œuvre calligraphique prend « corps » au cours d’un instant privilégié de disponibilité et de concentration particulières de l’artiste. La qualité des outils et des matériaux a pour but de transcrire au mieux – à travers le rythme du mouvement du pinceau – le geste du calligraphe sur le papier. Son interaction personnelle avec le texte se matérialise alors dans toute son authenticité : aucun repentir n’est possible ; le hasard, l’erreur sont bienvenus.

33Cette « inadvertance » qui fait advenir l’œuvre se retrouve dans l’art du sabre, où « toute intention préalable à l’action est un frein à son accomplissement [22][22]André Cognard, ami de Shingai et fondateur de l’académie… ». De nombreux sujets traduisent dans l’art de Tanaka Shingai l’abandon à un courant plus vaste – oiseau, rivière, vent. Les femmes dansent, de longues écharpes d’encre flottent. Le geste calligraphique est un abandon de la maîtrise technique, un « mouvement naturel », selon une expression calligraphiée dans l’une de ses œuvres.

34Cette œuvre a été réalisée, avec plusieurs autres, lors d’une démonstration en public en 1998 : à une improvisation du pianiste répondait dans l’instant une calligraphie improvisée par Shingai. Elle est révélatrice de l’état d’esprit ouvert et expérimental de l’artiste.

35Shingai a pris pour thème d’inspiration un poème de Yosa Buson figure im52 (1716-1783), peintre et auteur renommé de haikai. « Quand l’éclat de la Lune monte à l’ouest, / la silhouette des cerisiers en fleurs / s’avance à l’est » (figure im53 figure im54Gekkō nishini watareba / kaei higashini / ayumu kana). Le poète évoque la vision des cerisiers éclairés à l’est par la lumière de la Lune, une nuit de printemps. Le premier vers, plus long qu’il ne l’est en général dans la métrique du haikai (5-7-5), évoque la lenteur du mouvement ascensionnel de la Lune. Shingai ramasse le poème de Buson en trois caractères : les fleurs, éclairées par la Lune, à l’est. Ceux-ci sont tracés de façon très cursive, traversés de « blancs volants », comme d’une lumière qui rendrait toute chose fantomatique. La composition est particulièrement rythmée : deux arcs de cercle bleus la traversent de part en part et semblent faire danser les signes ; puisent-ils à la magie du caractère archaïque « Lune », en forme de croissant ? Le geste dynamique de l’artiste, l’utilisation de la couleur, la présence du hasard à travers la coulure où le bleu se mêle au noir, tous ces éléments reflètent l’énergie improvisée de l’instant. Le calligraphe se fait l’interprète – au sens musical – du texte.

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« Le sho, c’est l’art le plus simple. C’est aussi l’art où la simplicité est la plus difficile à atteindre [23][23]Sho : calligraphes de Kyoto, op. cit., p. 40.. »
Tanaka Shingai

 

37Ensō est un motif particulièrement riche de sens, propre à la calligraphie zen. Ce simple cercle tracé à l’encre symbolise l’état d’éveil : rien n’y manque, rien n’y est superflu [24][24]Pour une analyse des formes ensō, voir l’exposition « The…. Fermé, ou ouvert comme ici, il enserre un vide, comparable à la vacuité de l’esprit.

38La forme réalisée par Shingai résulte d’un geste parfaitement équilibré. L’amorce du trait et sa finale, traversée par le blanc du papier, se rejoignent dans un arc dynamique. La perfection de la forme, les irrégularités du pinceau, les taches répandues au hasard : ces éléments contradictoires se rencontrent ici dans une grande harmonie. La disponibilité d’esprit du calligraphe, son état d’inspiration semblent ainsi matérialisés par ce cercle ensō.

39Cette œuvre fait partie de la nombreuse série des « femmes » chez Tanaka Shingai. L’artiste a créé plusieurs variantes à l’encre de couleur. Ce monochrome bleu, puissant et dynamique, allie un trait épais qui file vers la droite avec fluidité à des ondulations plus fines dans le bas du caractère, percées de « blancs volants », qui lui donnent légèreté et transparence. Le vide à droite de la composition, où vient se loger la signature, semble prendre un certain poids, isoler la figure, tout en la portant. Il nous rend sensible la fougue avec laquelle se déploie le dernier geste calligraphique vers l’extérieur, comme un appel. Peut-être en direction du caractère « homme », que Shingai a si souvent réuni avec celui-ci ?

Notes

  • [1]
    Les noms propres japonais sont donnés ici dans l’ordre japonais : nom de famille, puis prénom ou nom d’artiste (Shingai). La transcription du japonais est la transcription Hepburn modifiée.
  • [2]
  • [3]
    Nous remercions les membres de l’association Sho International et tout particulièrement Jean-Paul Honoré ainsi que André Cognard, maître d’aikidō, pour leur éclairage sur l’œuvre de Tanaka Shingai. Nous remercions également Isabelle Le Masne de Chermont, directrice du département des Manuscrits de la BNF, pour avoir œuvré à l’entrée de ce don.
  • [4]
    Association Sho International Lyon, Shingai Tanaka : artiste de sho, Montélimar, Voix d’encre, 2011. Citons aussi l’ouvrage de Benoît Rengade et Tanaka Shingai, Sho : calligraphes de Kyoto, Bihorel, Centon, 2006.
  • [5]
    En japonais, plusieurs termes désignent l’art de l’écriture, avec des nuances différentes : sho (figure im55 « écriture »), shodô (figure im56 « voie, art de l’écriture ») ou shohô (figure im57 « technique de l’écriture »).
  • [6]
    Léon Vandermeersch fait remonter les débuts de la calligraphie en Chine à la fin de l’époque Han (iiie siècle). « L’art chinois de la calligraphie », dans Histoire de l’écriture : de l’idéogramme au multimédia, sous la dir. d’Anne-Marie Christin, Paris, Flammarion, 2001, p. 73.
  • [7]
    Sho1 : 41 maîtres calligraphes contemporains du Japon, catalogue d’exposition (musée Guimet, 14 mars-14 mai 2012, en collaboration avec The Mainichi Newspapers, The Mainichi Shodo Association), Paris, Hermann, 2012. Sho2 : 100 maîtres calligraphes contemporains du Japon, catalogue d’exposition (musée Guimet, 23 octobre 2013-13 janvier 2014), Paris, Hermann, 2013. L’Empire de l’encre : calligraphies japonaises contemporaines, catalogue d’exposition (musée Guimet, 21 octobre 2015-11 janvier 2016), Paris, Hermann, 2015.
  • [8]
    « Brush Writing in the Arts of Japan » (exposition au Metropolitan Museum of Art, 17 août 2013-12 janvier 2014) ; The Written Image : Japanese Calligraphy and Painting From the Sylvan Barnet and William Burto Collection, catalogue d’exposition (The Metropolitan Museum of Art, 1er octobre 2002-2 mars 2003), par Miyeko Murase, New Haven (Conn.), Yale University Press ; New York (NY), The Metropolitan Museum of Art, 2002 ; citons aussi l’ouvrage de S. Addiss consacré à l’époque d’Edo : Stephen Addiss, 77 Dances : Japanese Calligraphy by Poets, Monks, and Scholars, 1568-1868, Boston (Mass.), Weatherhill, 2006.
  • [9]
    Benoît Rengade et Tanaka Shingai, Sho : calligraphes de Kyoto, op. cit., p. 45.
  • [10]
    Voir Viviane Alleton, L’Écriture chinoise : le défi de la modernité, Paris, Albin Michel, 2008 ; Léon Vandermeersch, « L’écriture chinoise », dans Histoire de l’écriture : de l’idéogramme au multimédia, op. cit., p. 67-69 ; Monique Cohen, « L’écriture chinoise », dans L’Aventure des écritures : naissances, Paris, BNF, 1997, p. 47-48.
  • [11]
    Pour une histoire de l’écriture au Japon, voir Pascal Griolet : « Une adaptation singulière : l’écriture japonaise », dans L’Aventure des écritures : naissances, op. cit., p. 154-157. Et le dossier pédagogique : http://classes.bnf.fr/ecritures/arret/lesecritures/japon/01.htm (consulté le 30 octobre 2015). Également : Christopher Seeley, A History of Writing in Japan, Leiden, Brill, 1991.
  • [12]
    Le titre des œuvres comportant un seul caractère est transcrit ici selon ses deux lectures possibles : une lecture à la chinoise (on.yomi), prononciation provenant de l’état de la langue chinoise au moment de l’introduction du caractère au Japon, et une lecture à la japonaise (kun.yomi).
  • [13]
    Frédéric Girard, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève, Droz, 2008.
  • [14]
    Le zen est connu pour la brièveté et parfois l’absurdité de ses maximes (kôan figure im58) : les calligraphies ichijikan sont des sortes de maximes réduites à un seul caractère. Le terme de « barrière » provient du titre d’un recueil de kôan publié en 1228 en Chine : La Barrière sans porte (en japonais Mumon seki figure im59). Cette expression indique que l’état d’éveil n’est pas une étape de plus à franchir sur un chemin linéaire. Sur la notion d’ichijikan, voir Addis, 77 Dances, op. cit., no 50, et l’exposition en ligne : « Faith and Form, Selected Calligraphy and Painting From Japanese Religious Traditions », Freer and Sackler Collection, p. 27 (https://www.asia.si.edu/exhibitions/online/faithandform/essays.pdf, consulté le 15 novembre 2015). Shingai ne pratiquait pas le zen, mais nombre de ses calligraphies montrent une connaissance de l’art zen. Voir Yoneyama Estuo, « Le sho et le zen chez Shingai Tanaka », dans Shingai Tanaka : artiste de sho, op. cit., p. 52-53.
  • [15]
    Sho : calligraphes de Kyoto, op. cit., p. 62.
  • [16]
    Jean-Paul Honoré se réfère, pour qualifier les principes de l’enseignement de Shingai, à une maxime de Zeami donnée à calligraphier par le maître : « Il ne faut jamais oublier sa première pensée » (shoshin wo wasuru bekarazu figure im60, extraite de son traité sur le Nô, Fûshikaden figure im61, 1400-1418). Shoshin est un concept bouddhique désignant l’état de celui qui entre pour la première fois en état d’éveil (Frédéric Girard, Vocabulaire du bouddhisme japonais, op. cit.). Voir Jean-Paul Honoré, « Atteindre son but », dans Shingai Tanaka : artiste de sho, op. cit., p. 6.
  • [17]
    Sur le souci constant, dans toutes les cultures, de remotiver la forme du signe linguistique, voir Viviane Alleton, L’Écriture chinoise…, op. cit., p. 223.
  • [18]
    Kurahara Shinjirô figure im62figure im63, Teihon iwana figure im64, Hannô figure im65 : Revue Kagerô figure im66, 1965 (réed. Tokyo, Dôwaya figure im67, 2010).
  • [19]
    Sho : calligraphes de Kyoto, op. cit., p. 44.
  • [20]
    Jun.ichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, Paris, POF, 1977 (texte publié en japonais en 1933), p. 30.
  • [21]
    Hiten figure im68 en japonais. Dans l’hindouisme, les apsara sont des êtres célestes au service des dieux (deva) ; le bouddhisme les a intégrés dans son panthéon. Voir Louis Frédéric, Les Dieux du bouddhisme : guide iconographique, Paris, Flammarion, 2001, p. 270.
  • [22]
    André Cognard, ami de Shingai et fondateur de l’académie autonome d’aikidō (14 décembre 2015).
  • [23]
    Sho : calligraphes de Kyoto, op. cit., p. 40.
  • [24]
    Pour une analyse des formes ensō, voir l’exposition « The Written Image », no 50.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/09/2016
https://doi.org/10.3917/rbnf.052.0119