Roland Barthes. Le plaisir du texte. pp 104-105. Seuil. 1973. LE GRAIN DE LA VOIX

so 1467378181235 SO | 2021-02-24 16:17

"S'il était possible d'imaginer une esthétique du plaisir textuel, il faudrait y inclure: l'écriture à haute voix. Cette écriture vocale (qui n'est pas du tout la parole), on ne la pratique pas, mais c'est sans doute elle que recommandait Arthaud et que demande Sollers. Parlons-en comme si elle existait.

Dans l'antiquité, la rhétorique comprenait une partie oubliée , censurée par les commentateurs classiques: l'actio, ensemble de recettes propres à permettre l'extériorisation corporelle du discours: il s'agissait d'un théâtre de l'expression, l'orateur-comédien "exprimant" son indignation, sa compassion, etc. L'écriture à haute voix, elle, n'est pas expressive: elle laisse l'expression au phéno-texte (niveau phénoménal, cf Julia Kristeva), au code régulier de la communication; pour sa part elle appartient au géno-texte (niveau profond, cf J.K.), à la signifiance; elle est portée non par les inflexions dramatiques, les intonations malignes, les accents complaisants, mais par le grain de la voix, qui est un mixte érotique de timbre et de langage, et peut donc être lui aussi, à l'égal de la diction, la matière d'un art: l'art de conduire son corps (d'où son importance dans les théâtres extrêmes-orientaux). Eu égard aux sons de la langue, l'écriture à haute voix n'est pas phonologique (oppositions des phonèmes qui struturent la langue), mais phonétique (qui a rapport aux sons du langage); son objectif n'est pas la clarté des messages, le théâtre des émotions, ce qu'elle cherche (dans une perspective de jouissance), ce sont les incidents pulsionnels, c'est le langage tapissé de peau, un texte où l'on puisse entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, toute une stéréophonie de la chair profonde: l'articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage. Un certain art de la mélodie peut donner une idée de cette écriture vocale; mais comme la mélodie est morte, c'est peut-être aujourd'hui au cinéma qu'on la trouverait le plus facilement. Il suffit en effet que le cinéma prenne de très près le son de la parole (c'est en somme la définition généralisée du grain de l'écriture) et fasse entendre dans leur matérialité, dans leur sensualité, le souffle, la rocaille, la pulpe des lèvres, toute une présence du museau humain (que la voix, que l'écriture soient fraîches, souples, lubrifiées, finement granuleuses et vibrantes comme le museau d'un animal), pour qu'il réussisse à déporter le signifié très loin et à jeter, pour ainsi dire, le corps anonyme de l'acteur dans mon oreille: ça granule, ça grésille, ça caresse, ça rape, ça coupe: ça jouit.

Roland Barthes