ROLAND BARTHES / ENGAGEMENT

so 1467378181235 SO | 2020-10-31 11:32

Faut-il s'étonner que Roland Barthes trouve dérisoire de réclamer l'engagement de la littérature ou qu'il donne, le plus souvent, au mot engagement toutes les connotations péjoratives que recouvre sa signification socio-politique ? Face à l'oeuvre qui est là, sans contingence, docile, ouverte aux interprétations, seul le critique se trouve forcé de faire un choix. Ce choix, tout contingent, l'engage : c'est on s'en aperçoit un engagement bien spécial. Mais voyons de plus près d'autres éléments de la théorie exposée par Barthes sur l'engagement. Etablissant sa distinction entre l'écrivain et l'écrivant (l'écrivain accomplit une fonction, l'écrivant une activité), il poursuit :

« L'écrivain s'interdit existentiellement deux modes de la parole... : d'abord la doctrine, puisqu'il convertit malgré lui, par son projet même, toute explication en spectacle : il n'est jamais qu'un inducteur d'ambiguïté ; ensuite le témoignage : puisqu'il s'est donné à la parole, l'écrivain ne peut avoir la conscience naïve : on ne peut travailler un cri, sans que le message porte finalement beaucoup plus sur le travail que sur le cri : en s'identifiant à une parole, l'écrivain perd tout droit de reprise sur la vérité, car le langage est précisément cette structure dont la fin même (du moins historiquement, depuis le sophisme), dès lors qu'il n'est plus rigoureusement transitif, est de neutraliser le vrai et le faux. Mais ce qu'il gagne évidemment, c'est le pouvoir d'ébranler le monde, en lui donnant le spectacle vertigineux d'une praxis sans sanction. C'est pourquoi, il est dérisoire de demander à un écrivain d'engager son oeuvre : un écrivain qui s' "engage" prétend jouer simultanément de deux structures, et ce ne peut être sans tricher, sans se prêter à ce tourniquet astucieux qui faisait maître Jacques tantôt cuisinier tantôt cocher, mais jamais les deux ensemble (inutile de revenir une fois de plus sur tous les exemples de grands écrivains inengagés ou "mal" engagés, et de grands engagés mauvais écrivains). Ce qu'on peut demander à l'écrivain c'est d'être responsable ; encore faut-il s'entendre : que l'écrivain soit responsable de ses opinions est insignifiant ; qu'il assume plus ou moins intelligemment les implications idéologiques de son oeuvre, cela même est secondaire ; pour l'écrivain, la responsabilité véritable, c'est de supporter la littérature comme un engagement manqué, comme un regard moïsien sur la Terre Promise du réel (c'est la responsabilité de Kafka, par exemple) ».

Essais critiques, éd. du Seuil.