Rap et oralité / Anna Regol, Agnès Bonnet / Dans Cliniques 2013/2 (N° 6), pages 161 à 175

so 1467378181235 SO | 2020-12-08 08:02

« [...] C’est pas toi l’grand méchant loup Mec
toi t’es que le chaperon rouge
J’te l’répéte petit frère perds pas ton temps avec les Garces
T’croyais être la fève de la galette beh t’es que l’dindon d’la farce
En vrai t’es comme un agneau
il va lui même dans une forêt
il a fait le malin Ze pequeño
il a fini entièrement perforé
.........
Refrain
Une génération qui croque tout et qui fout la merde
yeah, yeah,yeah
Les petits d’chez moi ils bicravent tous du Taga
Il crient tous Paris C’est Magique

 

2Le rap arrive en France associé au mouvement hip-hop dans les années 1980. Les recherches sociologiques révèlent comment les jeunes des cités se (ré) approprient les apprentissages scolaires et littéraires pour développer ce que les Niggers With Attitude, groupe noir américain, nomment « l’ego trip », une forme pragmatique du discours qui sollicite l’auditeur. La mise en scène ostentatoire de sa propre valeur par le défi est une manière positive de détourner les luttes violentes et l’idéologie de la réussite dans un engagement constructif (Béthune, 2004). Engagé et social, le rap véhicule des processus psychiques propres au sujet de l’inconscient défini par la psychanalyse. Les jeux avec les mots, les lettres, les sons, les signes permettent de transformer l’existant par une créativité à la fois singulière et collective qui produit une certaine représentation de soi, de l’autre et du monde. Parfois une identification au grand frère, aux chanteurs connus ou moins connus, initie le sujet à des règles, des conventions, des codes, éventuellement à des rituels de passage, de reconnaissance, d’appartenance à une communauté. Cette créativité de langage soutient pour le sujet une construction identitaire et une forme de lien social. Il s’agit pour le rappeur de se distinguer par son flow, c’est-à-dire son style, qui détermine le courant d’appartenance – par exemple, le rap hardcore ou violent, le rap politique ou conscient, le commercial, l’indépendant, l’américain, le français, le parisien, le marseillais. Faire du bruit (Sexion d’Assaut, concert 2012) est la devise pour se faire entendre, faire entendre une certaine représentation de soi, de l’autre, de l’objet, du monde, à travers le récit mi-chanté mi-parlé d’une chronique de banlieue. Faire du bruit intervient dans une dynamique du processus de subjectivation où faire du rap sollicite les capacités de symbolisation des motions agressives et violentes à partir du support musical (Castarède, 2009).

3L’extrait ci-dessus illustre ce processus qui transforme, pour le sujet, l’angoisse associée à la tragédie, à la description d’une certaine réalité quotidienne. La mise en forme par des jeux rhétoriques permet de dire l’indicible, la mort, les armes, la délinquance, la drogue, l’alcool, la pauvreté, l’exclusion, le racisme. Des figures de style, de la métaphore à la métonymie, évoquent la dimension pulsionnelle de la morsure, de la dévoration : le chaperon rouge et le loup, la galette, la fève, le dindon de la farce, croquer. Une oralité présente en leitmotiv dans le texte décline sous de multiples formes le rapport à l’objet oral, ambivalent, agressif, de l’objet convoité à l’objet détruit. Association, substitution, déplacement et condensation sont ainsi utilisés pour produire des effets de jeux de mots, de rimes, et soutenir la musicalité du texte, dans un langage absous des conventions académiques, des règles d’orthographe, de grammaire et de syntaxe.

Le rap, comme « une langue fondamentale »

4Dans l’étude des rêves, S. Freud évoque la langue fondamentale du rêve qui rend « accessibles les éléments cachés et ignorés, à l’aide d’associations se rattachant à la substitution prise comme point de départ [2][2]S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite… ». Les associations se rapportent en réaction à d’autres associations, mais elles peuvent également s’y substituer en fonction de différents plans dont la toile de fond est l’inconscient. Les relations dynamiques, topiques et économiques de ces mécanismes sont entretenues par déplacement et condensation. La création langagière dans le rap s’appuie, comme dans le rêve, sur les associations, les substitutions, par déplacement et condensation pour produire un matériel composite qui n’est soumis à aucune censure. À la différence du rêve qui répond à la réalisation d’un désir inconscient, le rap répond, lui, à une mise en scène consciente du désir et des affects du sujet. L’angoisse, définie comme réaction automatique du sujet soumis à un afflux d’excitation qu’il ne peut maîtriser (Laplanche et Pontalis, 1967), est l’affect concerné. L’afflux d’excitation est manifeste pour le rappeur qui côtoie la brutalité au quotidien dans la cité. L’angoisse s’associe à la détresse psychique, au mal vivre, au malaise profond du sujet, à la fois intérieur et extérieur. Rapper rend possible une certaine représentation de la menace réelle pour le sujet où l’angoisse-détresse diffuse s’objectalise en angoisse-signal de danger (Corcos, 2009). Rapper rend possible une certaine représentation de passages à l’acte, parfois décrits dans des mots crus ; la violence, le sexuel surgissent sans voile dans une mise en forme musicale et gestuelle où « la voix peut tout dire tout représenter [3][3]D. Cohen-Levinas, La voix au-delà du chant, Paris, Éditions… ». La symbolisation opère par substitution et similarité du signifiant. Poète de la rue, le rappeur joue de ces procédés pour produire ce qu’il nomme les lyrics, c’est-à-dire une (re)définition singulière de sa façon d’être au monde : « La folie, le sang, la mélancolie, du rap, du fil rouge. Des risques et du son : ma définition » (Booba, 2002). Un usage particulier de la langue qui, comme la « langue fondamentale » du rêve, produit un nouveau matériau composite révélateur des processus psychiques inconscients. Mettre en scène son corps, sa voix, s’inscrit dans un mouvement esthétique, au sens philosophique du terme de création (Béthune, 2004). Un art vocal, oral, issu de la multiplicité des langues d’origine, de la diversité des dialectes, des cultures et des traditions orales qui se côtoient et se transforment sous l’influence des nouvelles technologies, la radio, l’ordinateur. Souvent issu des banlieues pauvres, le rappeur s’approprie les éléments linguistiques et culturels familiers pour affirmer le je de sa différence. Du chant des griots au prêche des rituels religieux, les chants et les danses qui accompagnent les cérémonies traditionnelles composent l’arrière-plan des cultures immigrées présentes dans l’environnement social et culturel des rappeurs. L’oralité revêt une dit-mension (Lacan, 1975) fondamentale dans ce phénomène musical qui implique la voix comme porte-voix des minorités, dans une affirmation des différences ethniques et communautaires. Le rap est un cri, un appel, qui exprime la rage, la colère, « une façon de rester en lien avec le monde, de s’exprimer, de résister, de s’opposer, de constituer une communauté symbolique [4][4]M. Boucher, Rap. Expression des Lascars, Paris, Éditions… ». Ainsi, le rap témoigne de ce processus de subjectivation, de symbolisation, une manière de mettre en mots, de s’adresser à un autre, de s’affirmer dans une inventivité de langage issue du métissage des transmissions orales culturelles et traditionnelles.

Rap et oralité

5L’observation freudienne de l’enfant à la bobine (Freud, 1920) illustre ce moment où la voix surgit comme originaire de l’émergence du sujet. Le jeu de la bobine accompagné des vocalises fort (loin)-da (ici) est une représentation symbolique de l’absence-présence de la mère. Sous la forme du cri, de l’appel, la voix surgit dès les premiers instants de la relation avec le partenaire maternel qui éveille par ses soins les premières sensations de plaisir ou de déplaisir. La voix, métaphore de l’identité profonde, véritable enveloppe sonore du soi, associée à l’affect fondateur de l’existence et de l’expérience culturelle (Castarède et coll., 2005), est caractéristique de la voix du rappeur. Il puise, en effet, toute sa puissance et virulence dans la mise en scène de son identité profonde, de l’affect fondateur de son existence et de son expérience culturelle. Dans un pur rapport de plaisir, le sujet déplace sur une autre scène, sur la scène du rap, son rapport à l’autre, à l’objet, au monde. Il y engage le corps et la voix comme présence dans une gestuelle vocale et corporelle. Une quantité d’énergie est ainsi mobilisée dans une dynamique pulsionnelle. L’investissement libidinal place la zone orale, constituée de la bouche, de la cavité buccale, de la langue, des dents, des lèvres, au centre de l’activité phonatoire. Divers procédés – la scansion, la troncation, l’apocope, la syncope, la réduction, l’insistance syllabique, l’accélération du débit, la suspension, l’accentuation, la désaccentuation – permettent au rappeur d’imposer sa subjectivité (Béthune, 2004). Le rappeur invente, transforme les éléments culturels, linguistiques à sa disposition pour en faire quelque chose de nouveau. La voix est élevée au rang de matériau devenant l’instrument de la créativité du sujet, qui porte l’ensemble de ses relations interpersonnelles et familiales.

6Le complexe, en psychologie, représente la somme de ces représentations imaginaires, « un ensemble organisé de représentations et de souvenirs à forte valeur affective, partiellement ou totalement inconscients [5][5]J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,… ». Le complexe du sevrage est le premier temps de la relation d’objet fondée sur les sentiments les plus archaïques de l’ambivalence et de l’agressivité. Le rapport à l’objet est associé à l’activité orale marquée par les fantasmes de dévoration, d’appropriation, de destruction. Le cannibalisme, terme évoqué par S. Freud, caractérise les enjeux pulsionnels à ce stade du développement. La pulsion de mort, l’ambivalence, l’agressivité sont les motions pulsionnelles que l’on retrouve dans le rap. Faire du bruit permet une certaine résorption de la tension psychique sur la scène, où le désir de destruction, d’incorporation, l’amour, la haine se déclinent. Souvent en échec, mis à l’écart, le rappeur se situe dans ce temps de la formation du je où l’autre est l’objet condensateur de violence, du désir de mort, mais s’identifier à un frère, à un pair, l’élève au rang d’objet reconnu et participe d’une forme de socialisation (Lacan, 1938).

Vignette clinique, la rencontre avec Medhi à partir de l’observation clinique

7Lors de notre première participation à une sortie avec le Groupe Jeunes du cattp (Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel), la rencontre avec Medhi est surprenante. Ce jeune adulte, âgé de 27 ans, d’origine comorienne, est grand, mince, vêtu d’un survêtement, chaussé de claquettes. Il vient au rendez-vous pour la première fois au cattp, après de nombreux échanges téléphoniques et visites à domicile entre l’équipe infirmier-éducatrice et la famille. Dès son arrivée, il est accueilli par l’éducatrice, nous entendons Medhi lui expliquer ses troubles. Il décrit des toc envahissants qui l’empêchent de sortir et de rester en contact avec les autres. Il insiste sur les efforts qu’il fait ce jour-là pour venir : « c’est dur, très dur ! », dit-il.

8La sortie commence par la visite d’un grand magasin, les jeunes veulent aller directement voir les cd. Medhi s’adresse à nous facilement, il relate qu’il écrivait des textes de rap avant ses troubles mais il parle de cette époque comme d’une période révolue. Il insiste sur le surnom de rappeur qu’il avait : « Mon nom de rappeur, c’était maîtrise, mais maintenant je ne maîtrise plus rien… je suis foutu à cause de la maladie… je fais plus rien… j’ai plus de son… »

9Medhi parle avec aisance, il raconte qu’il se produisait en concert, qu’il avait sorti un cd avec un groupe du quartier et veut savoir si nous les connaissons. Medhi ne rentre pas dans la boutique ; alors que le groupe se disperse dans le magasin, chacun allant dans les rayons de son choix, il reste sur le pas de la porte, nous restons avec lui. Medhi semble être dans une certaine retenue, comme si quelque chose l’empêchait. Nous nous déplaçons vers les allées de cd qui sont dans l’entrée, il nous suit. Il en désigne deux à acheter : Assassin et Soprano. Il souligne : « c’est l’anthologie du rap ».

10Nous les achetons et le remercions pour ces indications.

11De retour au véhicule, Medhi propose de mettre le cd d’Assassin, le silence et l’écoute s’installent durant le trajet. Nous arrivons sur le lieu pour déjeuner ; alors que chacun choisit son repas, Medhi s’écarte du groupe. Malgré les efforts de l’infirmier pour tenter de le mettre à l’aise, il refuse et s’éloigne. Il disparaît de la scène.

12Nous sommes à table quand Medhi revient s’asseoir. Il parle de son père qu’il décrit comme un homme puissant, ayant des pouvoirs de guérison, il ne comprend pas pourquoi il n’intervient pas pour le guérir : « C’est un marabout, il soigne les gens contre 20 ou 40 euros, il ne fait rien pour moi… il ne peut pas, je suis son fils… » L’évocation du père surprend les participants qui l’écoutent avec attention. Le silence se fait, il nous regarde manger. Il explique alors ses difficultés à prendre ses repas. Aidé par sa mère, il s’isole pour manger du riz. Il doit être seul, il ne peut pas manger avec les autres.

13L’oralité est bien sûr convoquée dans ce moment de partage collectif du repas, mais le rapport du sujet de l’inconscient à l’objet oral apparaît dans une dimension pathologique. La forme archaïque de la pulsion orale émerge avec l’évocation du père, qui, pour la psychanalyse, fait écho au repas totémique du père de la horde primitive (Freud, 1913). Le père jouisseur, tout-puissant, qui dispose de toutes les femmes, y est omniprésent sous la forme du père de la réalité subjective du sujet, un père-marabout qui a le pouvoir de guérir. L’ambivalence est manifeste dans les dires du sujet, le père est décrit à la fois tout-puissant mais impuissant à guérir le fils. La confrontation à un impossible est là énoncée, le père mis en position de figure Idéale, de grand Autre, la rivalité impossible aliène le sujet à l’Autre. L’opération de séparation du sujet qui consiste à inscrire le manque dans l’Autre, le (-) de la castration, ne parvient pas à se réaliser. La fonction tierce phallique fait défaut (Lacan, 1994) et fait retour dans le réel du corps qui fige le développement psychique du sujet au stade infantile de la relation à l’objet. Ainsi, le rapport à l’objet est évoqué dans la dimension de la dette ou du don : l’argent, l’avoir du père qui ne peut lui être donné.

14Un silence s’installe à nouveau, il fait un geste, mime un revolver pointé sur l’éducatrice, il rit. Nous sommes les deux seules femmes à table, nous échangeons un regard sans un mot. Il répète le geste dans l’attente d’une réaction qui ne vient pas. S’adressant alors à l’éducatrice assise à ses côtés, il dit sur un ton plutôt sarcastique : « Ma mère fait griller des femmes, c’est bon à manger les femmes. » Personne ne répond. Le caractère d’exclusivité et de fixation surgit dans cette description que fait Medhi de ces moments, pour lui, d’extrême souffrance. Manger est un équivalent de manger l’autre dans un rapport de dévoration, de destruction. La pulsion partielle orale surinvestie contraint le sujet ; impérative et tyrannique, elle signale une menace réelle de danger pour le sujet. L’angoisse envahissante l’oblige à s’isoler, à se retirer de la présence de l’autre. Maintenir la relation duelle à la mère le rassure et situe l’impossibilité pour le sujet de se détacher de l’objet qui le lie à l’autre primordial. Un glissement métonymique opère avec la présence des femmes qui mangent et qui deviennent les femmes bonnes à manger. Être avec le groupe, être en présence de l’altérité, en l’occurrence, les femmes, déclenche l’agressivité mise en acte par la menace du doigt-revolver. En l’absence de réaction, il le réitère en guise de jeu, le silence y met fin. La mise en parole vient alors signifier quelque chose du désir inconscient. La mise à distance est dès lors nécessaire pour se protéger de la menace que représentent l’autre et les affects qui y sont associés. Cependant, la capacité à dire, à tenter de traiter ce qui lui arrive constitue un atout, une perspective thérapeutique sur laquelle nous pouvons nous appuyer.

15Lors d’une halte au Quick, les photos des boissons glacées attirent l’attention, chacun choisit une collation, Medhi reste en retrait. Il évoque alors que les seules choses qu’il peut manger avec son frère, ce sont les fraises Tagada. Nous choisissons cette boisson Tagada et en revenant nous asseoir, nous heurtons la chaise, les fraises se répandent sur lui, sur la table. Medhi ne dit rien, le regard figé sur les fraises. Nous ramassons les bonbons qui restent dans une serviette et les lui remettons. Medhi s’est éloigné discrètement avec un autre et les fraises. Il participe au jeu mais manifeste peu ses émotions, s’assoit toujours à l’écart. La partie se termine, nous raccompagnons le groupe à domicile, il demande à mettre les cd achetés le matin. Au fil de la journée, Medhi semble plus en lien avec le groupe : sort avec un compagnon, participe au jeu, demande la musique. Proposer à Medhi de participer à l’atelier rap s’inscrit dans une tentative de remobilisation de ses capacités de symbolisation pour dire, écrire quelque chose de ce qui lui arrive. L’hypothèse sous-jacente est que l’inventivité de ses textes de rap opère, pour le sujet, comme tentative de maîtrise de la chose insoutenable.

Rap, recherche clinique

16L’observation clinique et la rencontre avec Medhi ont suscité l’intérêt pour cet objet de recherche qui porte sur les processus inconscients intervenant dans le rap. Défini comme un langage à partir de notions linguistiques et philosophiques, le langage rap procède du fait social linguistique (Saussure, 1936), qui convoque la voix comme présence (Derrida, 1967) et déploie une virtuosité de jeux de langage (Wittgenstein, 1934). L’hypothèse principale de cette recherche théorico-clinique est que le rap constitue un langage à la marge. L’hypothèse secondaire est qu’il a pour fonction de faire exister le sujet à l’individuel et au collectif. La problématique s’attache à la mise en perspective des processus psychiques impliqués pour le sujet de l’inconscient dans cette inventivité langagière. Proposer un atelier rap aux patients du « Groupe Jeunes » s’inscrit dans une démarche clinique et de recherche pour pouvoir observer et analyser les processus en jeu. Cet atelier est à ses débuts : un temps d’élaboration et de concertation avec les différents intervenants a été nécessaire pour savoir si cette activité pouvait s’intégrer avec pertinence dans le dispositif du « Groupe Jeunes » du cattp, rattaché au secteur 13G12 du centre hospitalier Édouard-Toulouse de la ville de Marseille. Particulièrement sensible aux effets dévastateurs de la pathologie chez les jeunes patients psychotiques, l’équipe médicale développe une prise en charge spécifique pour la tranche d’âge 18-26 ans.

17Le projet, inspiré de la sociothérapie et de la remédiation cognitive, aboutit à la création d’un groupe destiné à accueillir les jeunes patients repérés par les soignants référents des différents lieux de soin du secteur. Conçu comme un véritable outil thérapeutique, le « Groupe Jeunes » a un fonctionnement souple pour s’adapter aux besoins du public jeune adulte. Douze usagers y sont inscrits à partir d’indications thérapeutiques et après consultation avec le médecin responsable. Une équipe pluridisciplinaire se mobilise, composée de deux responsables médicaux, d’une cadre de santé du cattp, d’une psychologue, d’éducateurs spécialisés coordinateurs du groupe et d’infirmiers (ères) issus des cinq structures du pôle : le pavillon Trieste (unité d’hospitalisation fermée), l’hôpital de jour, le centre d’accueil thérapeutique à temps partiel, le centre médico-psychologique et l’atelier thérapeutique. Le soin engagé sur les différents sites est maintenu, articulé entre les interlocuteurs grâce aux échanges formalisés par le compte-rendu écrit à l’issue de chaque sortie et de chaque réunion de l’équipe. Dans un contexte particulier de très grande précarité et de paupérisation de la population, les quartiers de la Belle de Mai se sont construits sur l’apport culturel des vagues successives d’immigration. Les problématiques de déracinement et d’acculturation sont importantes, avec une sortie du circuit scolaire rapide. Le « Groupe Jeunes » s’inscrit, ainsi, dans une action de prévention du pôle qui a pour objectif d’instaurer le repérage et la prise en charge précoces des troubles psychiques. L’atelier rap en est une modalité issue de l’intérêt porté par ce public pour le rap.

Les premières séances de l’atelier rap

18Présenté comme un espace de création, l’éducateur spécialisé-musicien du pavillon, l’éducatrice du « Groupe Jeunes » et la psychologue composent l’équipe qui animera l’atelier tous les quinze jours. Les premières séances démarrent en février 2013 avec d’abord un seul participant, puis deux, puis trois. Dans le cadre de cette rédaction, ils seront prénommés : Skippi, Medhi et Fatou. Un journal de bord de l’activité, tenu après chaque séance, reprend les observations et les commentaires recueillis à chaque rencontre.

19Informé par l’éducatrice du « Groupe Jeunes », Medhi veut bien venir participer à l’atelier si on va le chercher, sa difficulté, en effet, est de sortir du domicile ; il dira plus tard « qu’il bloque sur les plaques d’égout ». Nous allons donc le chercher à chaque rencontre dans sa cité, une cité sinistre des quartiers pauvres de Marseille. À la suite des deux premiers ateliers, Medhi rentre chez lui, tout seul ; aussitôt l’activité terminée, il s’éclipse. L’accompagnement par un véhicule est en revanche maintenu pour l’aller.

20Une dynamique de groupe s’installe entre les participants. Skippi est immédiatement intéressé par le fonctionnement du logiciel de création musicale, qu’il place devant lui dans une posture quasi professionnelle avec les écouteurs sur les oreilles. Medhi, lui, s’intéresse davantage à l’écriture, il demande un cahier et un stylo pour écrire. Il commence souvent frénétiquement par un jet d’écriture qu’il rappe. Il s’ensuit des signes de fatigue, il s’étire, baille, s’avachit. Fatou est plutôt intéressé par les percussions. Il veut bien essayer de rapper mais il n’a pas de texte à lui. Medhi propose de l’aider et l’invite à écrire avec la consigne : « soit tu parles de la rue, soit de la misère, tout ce que tu diras conduit à la pauvreté ». Fatou se concentre, écrit un couplet qu’il rappe aussitôt, il aborde les différences sociales et la recherche de travail.

21Ils apprennent très vite à manipuler le logiciel. Ils créent des pistes, choisissent des boucles d’instruments de musique. Les enregistrements se font chacun son tour et l’écoute partagée permet de s’entendre sur les arrangements à apporter. Ils produisent ainsi une première partie instrumentale qu’ils conservent et enrichissent à chaque rencontre. Les enregistrements des voix marquent véritablement l’entrée dans le processus de création qui convoque la singularité du sujet et les relations intersubjectives. Medhi est fatigué de rapper tout seul, son autocritique est sans appel, il a perdu la puissance de sa voix, il a perdu son flow. Il donne son cahier à Skippi pour qu’il rappe. Ce dernier résiste à faire entendre sa voix, il reste plutôt en retrait derrière la machine.

22Un extrait de l’échange qui s’installe entre eux. Medhi : « J’aime être carré… Je me prends pour un kangourou, je boxe à l’anglaise… » Skippi répond « je préfère être entouré… je suis un kangourou comme Skippi ». Ce dernier accepte de rapper sa version du texte, mais il n’aime pas sa voix, il veut l’effacer, les deux autres insistent pour la garder.

23L’expérience ne fait que commencer, cependant les premiers effets thérapeutiques s’observent pour chacun et pour le groupe. La présence de chacun est déjà un signe d’intérêt et de mobilisation malgré la pathologie. La question du dedans-dehors, de l’intérieur et de l’extérieur est manifeste. Medhi, qui ne sort pas de chez lui, parvient, à l’issue de l’atelier, à repartir comme si une remobilisation de l’élan vital se rejouait pour lui. Un élan vital, en effet, passerait par la voix pour chacun. Skippi est dans le refus de l’entendre, sa voix ; il se retranche derrière l’ordinateur. Au fil des rencontres, il l’accepte plus facilement, rendant possible la sortie des mots de sa pensée. Il écrira un couplet à lui qu’il rappera pour remplacer le premier enregistrement. Quand la voix de Fatou se fait entendre en rappant le refrain de Medhi, il suscite l’envie de mieux faire chez les autres tant elle est grave et puissante. Chacun trouve sa place, ils distribuent les fonctions : le DJ, le Master of Ceremony, le manager, la productrice, donnant ainsi consistance à une identité collective dont la recherche du nom du groupe atteste au bout de la troisième rencontre. « Les exploreurs » est le nom choisi. Le processus de création s’est donc enclenché autour de cette dimension particulière de la voix dans le rap. À ce jour, une participante féminine est attendue. Présentée au groupe à la dernière rencontre, son accueil a été chaleureux, ouvert à ce qu’elle va apporter de nouveau puisqu’elle écoute plutôt de la musique métal.

En conclusion

24L’intérêt de ce travail de recherche est la mise en perspective d’une approche théorique avec la pratique clinique centrée sur l’observation et l’entretien clinique. D’abord partie de la dimension structuraliste du langage, la recherche théorique s’est orientée vers l’approche linguistique et philosophique du langage. Les prévalences données à la langue dans le fait de langage chez F. de Saussure, à la voix comme présence chez J. Derrida, et aux jeux de langages comme le langage des jeunes enfants ou dans les tribus chez Wittgenstein, sont tout à fait pertinentes. Cependant, elles ne peuvent pas être dissociées de la dimension sociologique, incontournable dans le mouvement rap, ni de la dimension psychique. La complexité et l’hétérogénéité sont, en effet, au cœur des relations de la voix et des relations intersubjectives (Green, 2005). Intégré dans ce travail de recherche, l’ensemble de ces perspectives est une tentative qui vise à observer et à analyser le phénomène esthétique du rap dans ses correspondances avec les processus psychiques inconscients. La mise en situation pratique permet d’articuler l’observation clinique et les effets cliniques qui peuvent en résulter pour le sujet. L’hypothèse qu’il s’agit de vérifier dans cet espace de l’atelier est, d’une part, que cette inventivité soutient le sujet, et d’autre part, comment cette inventivité singulière autorise le lien social, le passage à la dynamique de création artistique collective. Le résultat attendu est que le rap, comme un langage à la marge, permet au sujet individuel et collectif d’exister.

Notes

  • [1]
    Mister You, Les P’tits de Chez Moi, Album mdr, 2010, paroles copyrigth autorisé sur le site Internet : htpp://www13or-duhiphop.fr.
  • [2]
    S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 96-98.
  • [3]
    D. Cohen-Levinas, La voix au-delà du chant, Paris, Éditions Librairie philosophique Vrin, 2006, p. 39.
  • [4]
    M. Boucher, Rap. Expression des Lascars, Paris, Éditions L’Harmattan, 1998, p. 304.
  • [5]
    J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf Quadrige, 1967, p. 72.