“Prendre simplement les choses au sérieux de ce qu’elles sont...” Décrire plutôt qu'expliquer. JEAN BAZIN

so 1467378181235 SO | 2021-01-07 17:24

Décrire plutôt qu’expliquer

Les derniers écrits de Jean Bazin ne sauraient être considérés comme un aboutissement, étant donné la brutalité de sa disparition ; ils marquaient cependant une étape importante sur le plan théorique, où apparaît une patiente détermination dans une démarche méthodologique de clarification du savoir anthropologique. À aucun moment toutefois leur auteur ne cherche à imposer une doctrine ni à fonder une école de pensée, comme le souligne justement Alban Bensa dans son avant-propos. Bazin veut, de façon plus austère mais non moins ambitieuse, « élucider une distinction entre des opérations de connaissance » en faisant s’enrichir mutuellement le débat entre herméneutique et pragmatique et le questionnement des anthropologues. Ce dialogue ouvre « la possibilité d’un choix lucide entre les plaisirs de l’interprétation des coutumes ou de l’exégèse des symboles et le souci d’une explicitation des contraintes “logiques” ou “syntaxiques” de l’action dans une conjoncture historique donnée » (p. 406). Poser ainsi la ligne de partage entre deux modalités de traitement du réel, en laissant ouvert un choix, montre à la fois un recul certain sur sa propre pratique et une incontestable humilité, imprégnée de doute, quant à la défense de ses options intellectuelles, dont on sait déjà qu’elles le portaient davantage vers le « souci d’une explicitation », aride, scrupuleux, exigeant, que vers « les plaisirs » d’un exposé brillant mais abscons, embrassant une symbolique de l’esprit humain déconnectée des faits concrets par le raisonnement savant19. Cette rigueur persévérante est lisible dans la répétition inlassable, au fil des conférences et des articles des années 1990 et 2000, de phrases et de formules reprises parfois mot pour mot d’un exposé à l’autre20. Loin d’un signe d’essoufflement ou un rabâchage, il faut voir là une grande cohérence de la pensée et une volonté de creuser un sillon important sur le long terme, en portant toujours le fer dans la même plaie, les mêmes critiques demeurant d’actualité à plusieurs années d’intervalle.

Les textes fondamentaux réunis ici dans le chapitre « Interpréter ou décrire » sont construits sur un schéma commun ; la démonstration part toujours du terrain.

L’ethnologue observe ce qui s’y passe et constate un fait ou assiste à un événement ; qu’il s’agisse du vol d’une vache, du sacrifice de poulets près de Ségou, de la visite d’une boutique à Paris, Bazin localise et date son observation. Il se place parfois dans la position d’autres ethnologues (Marc Augé, Gérard Althabe, Michel Leiris) afin d’appuyer son raisonnement sur un matériau ethnographique ne se limitant pas à sa propre expérience. Dans un premier temps, il faut s’interroger sur ce que fait précisément l’ethnologue en pareil cas : « En fait, nous n’observons pas des comportements humains, dont il faudrait en plus chercher le sens, nous sommes témoins d’actions » (p. 444). Cette précision est essentielle à la démarche : face au terrain, l’ethnologue est avant tout témoin, mais davantage encore, il participe en tant que témoin à l’action. Car « je n’observe jamais que des situations. Observer une situation (à la différence d’observer une planète) c’est s’y trouver » (p. 409).

J’ai souligné plus haut le caractère primordial de la mise en situation de l’objet boli dans « Retour aux choses-dieux » : ce jour de 1969 à cet endroit précis, de curieux bâtons sont aspergés de sang. En y réfléchissant, nous ne sommes pas loin du hic et nunc de l’œuvre d’art, selon Benjamin :

« […] l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve […]. Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on appelle son authenticité ; or celle-ci, à son tour, fonde la représentation d’une tradition qui a transmis cet objet, comme un même objet, jusqu’au jour d’aujourd’hui ».(2000 [1935] : 71)

Ce que Bazin démontre, c’est que dans le cadre d’une méthode descriptive, il n’y a pas d’objet pensable en dehors d’une situation d’observation, donc en dehors de cette authenticité du hic et nunc, d’un ici et maintenant de l’observation ethnographique. Il ne s’agissait donc pas de fonder une quelconque théorie anthropologique de l’objet, mais bien d’inscrire les objets et leur étude dans une méthodologie plus large et de s’en servir comme d’un levier supplémentaire – ne fut-il qu’illustratif dans un parcours intellectuel visant à repenser les postulats et les méthodes de la discipline. Ainsi « Retour aux choses-dieux » ne porte pas tant sur le statut des objets que sur l’interprétation d’une situation, et cette lecture sera confirmée dans la conférence d’avril 2000, bouclage de boucle sur cette thématique. Ce retour sur le « Retour… » montre bien que l’objectif principal de cet article était moins la déconstruction de la catégorie classique de « fétiche » que la légitimation d’une méthode. Car pour le rituel comme pour toute situation à laquelle est confronté l’ethnologue, « pourquoi faudrait-il à tout prix expliquer, comme si décrire n’était pas une tâche suffisante » (p. 560) ?

Cette question est une référence implicite à l’œuvre de Wittgenstein, quoiqu’ici en filigrane, qui nourrit en permanence la réflexion épistémologique de l’agrégé de philosophie qu’était Bazin. Chercher à expliquer ce à quoi renvoie l’objet impliqué dans une situation rituelle en l’isolant de celle-ci serait totalement vain dans la perspective anthropologique défendue par Wittgenstein contre Frazer : « Je crois que l’entreprise même d’une explication est déjà un échec parce qu’on doit seulement rassembler correctement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même » (Wittgenstein 1982 : 14). Jacques Bouveresse précise dans son commentaire « qu’en réalité un bon nombre d’explications n’ajoutent rien à notre compréhension des choses, en dépit du fait qu’elles nous donnent l’impression de révéler leur véritable nature » (Ibid. : 105). Par conséquent, il serait illusoire d’interpréter les pratiques, religieuses ou non, comme des actions visant un effet sur les objets, accessoires ou sacrés, qui y sont engagés :

« Brûler en effigie. Embrasser l’image du bien-aimé. Cela ne repose naturellement pas sur la croyance qu’on produit un certain effet sur l’objet que l’image représente. Cela vise à procurer une satisfaction et y parvient effectivement. Ou plutôt, cela ne vise rien ; nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction ».(Ibid. : 16)

Si l’opération de description de l’action est bien le cœur de la démarche anthropologique selon Bazin, il lui faut préciser ce qu’il entend par décrire et établir les modalités de la description.

Qu’est-ce que décrire et comment décrire ?

Il répond à cette question par deux exemples précis. Le premier est celui du baptême : il ne suffit pas de rapporter de la façon la plus froide et la plus dépouillée possible les gestes d’un homme vêtu d’un habit spécial, versant de l’eau sur le front d’un bébé au-dessus d’une vasque ; si je ne vous dis pas que c’est un baptême, « je ne vous décris pas correctement ce qu’ils font, je vous montre plutôt que je ne sais pas ce qu’ils font. C’est une preuve d’ignorance, pas d’“objectivité” » (p. 453). Mais celui qui ignore ce qu’est un baptême, aujourd’hui en France, peut avoir l’impression qu’il existe un écart entre le comportement observé et son sens – d’où l’indispensable interprétation. Pourtant, cet écart n’existe pas pour ceux que j’observe : « ils baptisent un enfant, c’est tout » (p. 454). Pour décrire correctement ce qu’ils font, je dois avant tout apprendre dans quel monde ils agissent – en l’occurrence le « monde catholique » pour le dire vite – et non attribuer à leur action un sens qui serait en dehors de l’action.

Paul Veyne tient à peu près le même raisonnement sur la croyance et le sens qu’elle donnerait aux actions humaines : « Un croyant, même très pieux, ne pense pas plus à Dieu que le militaire de métier qui se fait bel et bien tuer au combat ne pense à la patrie. Le militaire pense à son devoir ou, plus exactement, le fait » (2006 : 185). Le militaire fait son devoir, c’est-à-dire meurt au combat, comme les catholiques font les gestes adaptés au rite qu’ils nomment baptême. Dans cette perspective, la croyance est avant tout action pour le chercheur qui veut la décrire : l’anthropologue ne peut avoir accès aux implications mentales de la superstition ou de la foi, mais peut observer les actions effectuées en fonction d’une croyance, fait descriptible non falsifiable comme le montre Bazin dans « Les fantômes de madame du Deffand ». Il s’y démarque de l’erreur courante des anthropologues « toujours tentés, sous des formes plus ou moins naïves, d’expliquer les pratiques étranges des autres par la manière de voir le monde qu’elles semblent mettre en œuvre, au lieu de décrire la croyance qu’éventuellement elles expriment ou les effets de croyance qu’elles induisent » (pp. 398-399)21. Madame du Deffand ne croyait pas aux fantômes, mais elle disait en avoir peur ; comment être certain que tous ceux qui baptisent leurs enfants croient à la résurrection du Christ ?

Comprendre, c’est apprendre

Autre exemple, emprunté au terrain africain de Jean Bazin : dans la région de Ségou, on peut voir sur les portes de certaines maisons des traînées blanches, avec un peu de duvet et de sang. Voilà typiquement un « message » que l’ethnologue se plaît à décrypter, afin d’en dévoiler la signification et de l’expliquer à ses lecteurs, à ses étudiants ou à ses collègues… mais aussi parfois aux gens qui l’ont eux-mêmes « rédigé » ! Lorsque ses « informateurs » disent à l’ethnologue qu’il s’agit là des traces laissées par un sacrifice de poulets aux ancêtres, il pense avoir compris le sens de ces marques. Mais, remarque Bazin, qu’a-t-il compris d’autre que le fait que ces marques résultent d’une action ? Que lui a-t-on appris d’autre qu’une action ? Ce qu’il sait désormais, c’est que ces traces se rapportent à l’exécution d’un rite : « Partant de ce qu’il avait observé, il a appris à dire ce que ces gens font, à en donner […] une description partielle mais correcte » (p. 455). En poussant plus loin son investigation, l’ethnologue pourrait en apprendre davantage sur ce « monde » et ses pratiques : « Il apprendrait ainsi à faire comme ceux à qui ce rite est familier, à ne plus se poser la question du sens de ces marques » (pp. 455-456). Le sens d’une action n’est donc pas son « résidu indescriptible » qui exigerait une interprétation ; il y a ce que je peux décrire de l’action, parce que je l’ai appris par l’enquête, et il y a « tout ce que je n’ai pas encore appris » (p. 457). Comme l’affirme Bruno Latour, décrire n’est donc pas pour les sciences sociales une tâche ingrate, mais en constitue le but :

« Aucun chercheur ne devrait se sentir humilié de s’en tenir à la description : elle est, au contraire, la plus haute et, surtout, la plus rare des réalisations […]. Soit les réseaux qui rendent possible une situation donnée sont pleinement déployés – et, dans ce cas, ajouter une explication serait superflu –, soit nous “ajoutons une explication” qui fera intervenir un autre acteur ou un autre facteur, auquel cas cela signifie qu’il faut étendre la description un peu plus loin. Autrement dit, si une description a besoin d’une explication, c’est une mauvaise description ! ».(2007 : 199)

Pour Jean Bazin, la description de l’action suffit à la comprendre, sous certaines conditions :

« Comprendre une action, ce n’est pas déchiffrer le sens d’un comportement en imputant aux indigènes observés (en mettant au compte de leur culture ou de leur “programme mental” ») des croyances ou des représentations que nous n’avons pas ou que nous ne saurions avoir ; c’est l’avoir décrite d’une manière telle qu’elle nous apparaisse comme l’une des manières de faire selon d’autres règles ou dans d’autres conditions ce que nous-mêmes nous faisons ».(p. 380)

Comprendre une action n’équivaut pas à en déchiffrer le message, mais à apprendre comment elle s’effectue, dans quel univers social, historique et politique elle se déroule et quels en sont les enjeux pour ceux qui agissent : « Je ne décris pas ce que ces gens sont (par exemple en quoi ils sont autres que moi ou que nous) mais comment ils agissent » (p. 355).

Le chercheur se situe donc en position d’apprentissage vis-à-vis de ceux qu’il observe, car pour pouvoir décrire une action, il faut « apprendre tout un monde, c’est-à-dire établir patiemment des différences entre des mondes, entre des configurations du faisable et du non faisable pour des situations sociales et historiques données » (p. 49).

Cette posture de l’ethnologue constitue une des difficultés du métier, source de ce que Didier Fassin appelle « l’inquiétude ethnographique » dans son introduction à un récent ouvrage collectif : « l’inquiétude est une condition de l’intelligibilité anthropologique et sociologique des sociétés humaines » (Fassin & Bensa 2008 : 10).

Ce recueil d’une quinzaine d’articles principalement rédigés par des doctorants témoigne à la fois de la vitalité d’une ethnographie empirique engagée que Jean Bazin n’aurait pas reniée, et de la complexité d’une démarche en même temps toujours périlleuse et ouverte au savoir des interlocuteurs rencontrés sur le terrain. L’ethnologue adopte une position éminemment modeste par rapport au terrain et aux acteurs, il travaille « comme un apprenti s’efforce de reproduire avec effort et gaucherie ce que le maître fait avec une surprenante aisance » (p. 489)22, position qui se retrouve là encore, dans une certaine mesure, chez Bruno Latour s’interrogeant sur la sociologie et ses méthodes : « Notre devoir ne consiste plus à imposer un ordre, à limiter le spectre des entités acceptables, à enseigner aux acteurs ce qu’ils sont [mais] il nous faut “suivre les acteurs eux-mêmes”. Ce qui revient à documenter leurs innovations souvent sauvages, afin qu’ils nous apprennent ce que l’existence collective est devenue entre leurs mains » (2007 : 22).

Apprendre ce que le collectif est devenu entre les mains des acteurs, c’est bien apprendre quelles sont les manières de faire du monde dans lequel ils agissent, et considérer leur action non comme une application de la règle culturelle, mais comme une façon de faire dans un contexte historique et social donné.

Toutefois, ce parti pris de la description ne risque-t-il pas, comme le craint Emmanuel Terray, de nous condamner « à la chronique intarissable des mille et une péripéties récurrentes de la vie quotidienne, à la façon de ces correspondants villageois de la presse de province, qui partagent leur temps et leur encre entre le concours de boules et la remise des médailles aux anciens combattants » (2008 : 70) ? Cette appréhension est sans fondement car, précise Jean Bazin, « rapporter l’événement est une chose (noter dans un journal, par exemple, ce qui s’est passé, l’identité des personnes, leurs propos, etc.), décrire l’action dont j’ai été témoin en est une autre » (p. 421). Pour cela, je dois apprendre la genèse de cette action, son inscription dans un processus, les tactiques et stratégies mises en jeux, les règles en vigueur – qu’on les suive ou non –, les rapports de force.

Ainsi, lorsque Max Gluckman (2008 [1940]) décrit la cérémonie d’inauguration d’un pont en Afrique du Sud en 1938, il ne se contente pas de « rapporter l’événement » ni de chroniquer une péripétie locale – car inaugurer un pont n’est pas une tâche a priori beaucoup plus exaltante que remettre une médaille aux anciens combattants. Mais en décrivant minutieusement les positions des uns et des autres, leurs fonctions et leurs rapports hiérarchiques, leurs préoccupations du moment et la façon dont elles influencent le déroulement de la cérémonie, il nous donne accès à une situation coloniale et nous permet de comprendre les enjeux politiques dans le cadre de la coexistence entre colons et colonisés, mais aussi les rapports de forces et les modalités d’action au sein des communautés observées.

De même, lorsque l’anthropologue se trouve dans une situation où les cadres auxquels il s’attend à être confrontés deviennent flous, quand par exemple survient une transe lors d’une représentation théâtrale au Nigéria (Müller 2006) et que ce qui relève du jeu ne se distingue plus de la « réalité », ce n’est qu’en rendant compte des actions observées sans a priori sur ce qu’elles devraient être si les modèles culturalistes et esthétiques étaient appliqués que le chercheur parvient à saisir ce qui se passe effectivement sur scène et dans le public23. Le risque de se voir relégué au rôle de pigiste n’existe que si notre description est incomplète, lacunaire, superficielle, si l’on n’a pas pris la peine de déployer « l’espace des possibles » – notion récurrente chez Bazin24du monde qu’on observe ; bref, ce risque n’existe que si notre travail empirique a échoué dans son intention scientifique.

La réflexion des sociologues s’inspirant du pragmatisme, pour qui la conscience de la situation :

« […] n’a rien d’une représentation désengagée ni d’une signification étayée sur un acte d’interprétation. Être situé, ce n’est pas être dans un système de possibilités, de limites et de contraintes qu’on peut objectiver en adoptant un point de vue de “nulle part”, ni faire face à un ensemble de données sensibles auxquelles il faut conférer un sens. C’est plutôt disposer d’un mode particulier d’ouverture sur les choses et sur l’environnement, un mode caractérisé par sa temporalité et par son indexicalité (dépendance du contexte), par une observation directe des phénomènes ».(de Fornel & Quéré 1999 : 14)

Lorsque l’anthropologue veut s’efforcer de comprendre ce qui se passe dans les situations dont il est le témoin, dans un monde qu’il doit apprendre à connaître, alors l’anthropologie devient une science des mœurs appuyée sur la description des faits et ce changement de paradigme lui ouvre un autre avenir, à condition d’accepter les efforts que cela implique :

« Il est vrai qu’une large part du travail des anthropologues relève encore de l’obstination interprétative ou de l’obsession herméneutique [mais] il n’y a pas de raison de supposer que l’anthropologie soit nécessairement condamnée à rester une science des cultures »31.(p. 463)

C’est ainsi qu’il faut comprendre le sous-titre de ce recueil : il ne s’agit pas d’ambitionner une autre anthropologie mais d’espérer faire de l’anthropologie autrement, de façon plus humble, plus proche du réel et sans aucun doute socialement plus pertinente, voire plus utile. Pas une révolution, mais un renouvellement par le retour aux fondements de la discipline ethnographique et de l’observation participante, avec ce qu’elle implique de réflexivité et d’incertitude, bref d’humilité par rapport au(x) monde(s) et à ceux qui le(s) peuplent.

https://journals.openedition.org/lhomme/22252#tocto1n7