Pragmatisme, art et violence : le cas du rap.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2003-2-page-116.htm
- Pragmatisme, art et violence : le cas du rap
- Richard Shusterman
- Dans Mouvements 2003/2 (no26), pages 116 à 122
Depuis L’Art à l’état vif, paru en 1992, Richard Shusterman s’est attaché à repenser l’art et l’esthétique, et plus généralement le rôle de la philosophie, qui ne saurait se contenter d’analyser, de définir, de classer des objets, mais doit avoir une utilité vitale. Le texte qui suit offre une illustration très claire de cette esthétique pragmatiste soucieuse de sortir du seul jeu académique pour traiter de problèmes concrets : l’exemple du rap, musique souvent décriée pour sa violence, permet de relancer le débat du rapport de l’art à la violence, mais plus généralement de réfléchir à la place qu’occupe la violence dans la vie humaine.
2 Le pragmatisme tel qu’il est interprété ici s’oppose à la compartimentation qui banalise l’art, et à la distinction traditionnelle entre l’art et la vie, et cherche plutôt à réintégrer l’esthétique au sein de la praxis sérieuse de la vie [1][1]Cf. R. Shusterman, L’art à l’état vif : la pensée pragmatiste…. Le pragmatisme, qui reflète en cela son héritage darwinien, ne voit pas dans l’art le produit éthéré de l’imagination divine mais une activité incarnée émergeant de besoins et de désirs naturels, de rythmes et de satisfactions organiques, mais également de fonctions sociales qui, si elles émergent par nature du biologique, entretiennent avec lui un rapport d’influence réciproque.
3 De ce point de vue pragmatique, l’art est désiré et désirable parce qu’il améliore la vie, parce qu’il lui donne plus de sens, parce qu’il la rend plus agréable et plus digne d’être vécue. L’art intensifie l’expérience en mettant en œuvre les pulsions humaines les plus puissantes, parmi lesquelles la quête de la forme signifiante, ou encore l’instinct de réalisation et d’expression de la puissance. La violence, dans la définition de base qu’en donne le dictionnaire, consiste tout simplement en une « force ou puissance vive et intense » : d’après cette définition, la plupart des bonnes œuvres d’art sont violentes : le coup de ciseau du sculpteur, le bond d’un danseur, ou le glapissement de la soprano qui incarne la Reine de la nuit dans La flûte enchantée de Mozart. Mais le grand art dépasse la violence en ce qu’il ne se contente pas de la représenter, comme dans Œdipe, Le Roi Lear, Crime et châtiment ou L’étranger, mais lui donne une réalité dans le flux de notre expérience : à travers le pouvoir vif et captivant l’expérience esthétique qui, même quand elle n’est pas plaisante, est goûtée pour son intensité explosive.
4 La violence a bien sûr pour autre sens celui de mal ou de blessure causés par l’exercice de la force. Dans l’économie de la vie humaine, la logique première de l’art consiste à gratifier les besoins et les plaisirs de la violence au premier sens du terme, tout en réduisant les dommages qu’engendre la seconde. La théorie aristotélicienne de la catharsis, bien qu’axée sur la crainte et la pitié, présente la solution esthétique standard : l’art tire sa valeur du fait qu’il permet de jouir d’émotions dangereuses mais gratifiantes, qu’il exorcise ensuite en les exprimant dans le monde sûr parce que fictionnel de la mimesis, domaine qui se distingue clairement du réel. Aristote établit donc une nette séparation entre poièsis et praxis, et rejoint Platon pour former la tradition principale de l’esthétique, qui émerge dans les mantras modernes du désintéressement et de l’autonomie esthétiques, ainsi que du dualisme de l’art et de l’éthique.
5 L’esthétique pragmatiste ne saurait accepter cette solution : puisqu’elle met l’accent sur le lien profond qui unit l’art à la vie, l’art doit servir d’outil permettant de structurer l’éthique et le style de vie individuel. Si l’art est profondément violent, si son pouvoir ne peut rester confiné, reclus dans le cube blanc des galeries ou dans le cachot capitonné des cinémas, alors sa violence doit émerger au sein de la vie réelle ; et c’est ce qu’elle fait. Le problème se pose à partir du moment où la violence détruit plus qu’elle n’améliore la vie.
6 Aujourd’hui, aucun genre ne démontre plus ce danger que la musique rap, avec laquelle notre esthétique pragmatiste a été intimement associée, pour le meilleur et pour le pire [2][2]Même si l’étude du rap n’occupait qu’un chapitre de mon livre…. Au cours de la dernière décennie, le rap est devenu pour l’Amérique le symbole culturel premier de la violence, diabolisé sous la figure menaçante du jeune Noir insoumis du ghetto, et visé par les médias, la police, et même par une longue liste d’hommes politiques de premier plan, parmi lesquels nos derniers présidents. L’histoire médiatique du rap se définit par la violence, et va de la « sauvagerie » (wildin’) du viol de Central Park de 1988, qui fit découvrir le rap aux médias, en passant par les émeutes de Los Angeles de 1992 et par l’inculpation de Snoop Doggy Dog pour meurtre fin 1993, jusqu’à, plus récemment, deux assassinats par drive-by [3][3]Le drive-by est une pratique dont l’origine remonte aux… apparemment liés l’un à l’autre, ceux de deux jeunes superstars du rap, Tupac Shakur et Notorious B.I.G., lesquels devaient leur célébrité non seulement à leur musique, mais à leur violente querelle qui renforçait la rivalité opposant de longue date les côtes Est et Ouest.
7 D’abord blessé par balle en 1994, au cours d’un incident à New York City dont il accusait Notorious B.I.G. d’être responsable, Tupac fut assassiné le 7 septembre 1996 à Las Vegas, alors qu’il se trouvait en voiture au côté de son manager de la maison de disques Death Row. Notorious B.I.G. (né Christopher Wallace à Brooklyn) fut tué par balle seulement six mois plus tard, le 9 mars 1997 à Los Angeles, après une fête rap où sa présence avait suscité la désapprobation. À seulement vingt-quatre ans, il fut enterré à New York, et même ses funérailles dégénérèrent en violence de rue où la police intervint et procéda à plusieurs arrestations. Voilà une introduction à son nouveau double-album propre à donner le frisson, album dont la sortie était prévue deux semaines plus tard (le 25 mars), et qui portait ce titre d’une inquiétante étrangeté, « La vie après la mort… Jusqu’à ce que la mort nous sépare ». L’album fit un malheur ahurissant. L’inculpation de Snoop Doggy Dog pour meurtre permit à son premier album d’être épuisé avant même sa sortie. La sagesse de l’industrie sait bien que la violence fait vendre ; mais ce n’est pas bien sûr « a rap thing », un « truc » propre au rap ; il n’y a qu’à penser au commerce des armes.
8 Longtemps associé aux destructions des violences de rue, le rap fait aussi preuve de violence esthétique. Par sa rythmique, vive et intense, par ses méthodes mêmes, consistant à sampler et scratcher des disques, par son style, fondé sur l’agressivité sonore et le rentre-dedans, le rap possède une vigueur esthétique qui exalte l’énergie et la conscience de ses auditeurs. Le mot d’ordre de ses débuts, « Balance le son » (Bring the noise), constituait la déclaration acoustique d’une contestation violente. Une certaine violence fut reconnue nécessaire pour briser le complot du silence et du contentement qui entourait l’oppression économique, la violence policière, et les autres maux sociaux qui gangrènent les quartiers noirs. Il fallait qu’une violence esthétique mît en pièces les mauvais disques afin de faire de leurs morceaux quelque chose de meilleur.
9 Toujours conscient de son héritage de violence, le rap a également développé une tradition puissante qui s’est consacrée à « vaincre la violence ». Déjà, en 1987, la communauté rap lançait le mouvement « Stop the Violence (arrêtez la violence) » sous la houlette de KRS-One, dont le tube du même nom était inspiré de l’assassinat de Scott LaRock, son mentor et partenaire, tué par balle alors qu’il tentait d’arrêter un combat de rue. KRS-One continue encore activement cette tradition aujourd’hui, rejoint par d’autres rappeurs knowledge [4][4]Le knowledge rap (littéralement, « rap du savoir ») s’oppose,… de la côte Est, comme Guru et Jeru the Damaja. On comprend que cette tradition attire bien moins l’attention des médias, puisque la violence destructrice fait les informations à sensation, et flatte les intérêts et les attentes conditionnés des consommateurs.
10 Mais ce mouvement rap, « Stop the Violence », mérite toute notre attention. Non seulement parce qu’il nous aidera à éviter l’habitude philosophique de parler en général plutôt que de se rapporter à des réalités concrètes, mais aussi parce la culture rap en connaît long sur la violence ; et qu’elle avance, à sa manière vernaculaire, quelques arguments très complexes et pénétrants.
11 Puisque son esthétique même est fondée sur la violence positive qui se dégage d’une énergie vive et intense, le rap doit, dans sa quête pour vaincre la violence, rejeter cette solution standard et unilatérale qui consisterait à abandonner complètement la violence pour lui substituer un simple ethos de la pure douceur et de l’amour tendre. Le knowledge rap montre que le problème de la violence ne saurait être aussi simple. On ne saurait simplement concevoir et éradiquer la violence comme un mal absolu et superflu ; car elle est, profondément ancrée dans la constitution que l’évolution nous a donnée, un outil nécessaire à la survie qui possède des expressions et des usages positifs. Le problème, pour vaincre la violence, ne consiste donc pas à l’exterminer complètement mais à la canaliser et à la gérer, à séparer la bonne violence qui améliore les réalités de la violence qui fait plus de mal que de bien : il s’agit d’utiliser la bonne violence pour vaincre la mauvaise.
12 J’en viens maintenant à des points précis, où j’illustrerai ces questions en citant quelques lignes de KRS-One et d’autres rappeurs. Le premier argument à ressortir de l’hymne original « Stop the Violence » était que la violence du rap devait être comprise dans le contexte plus large de la violence politiquement institutionnalisée de l’Amérique reaganienne de « la guerre des étoiles » : « ils créent des missiles pendant que des familles n’ont que des os à ronger ».
13 Le second argument que fait ressortir la chanson est que l’assassinat destructeur lié au milieu du rap n’est pas l’expression d’un vrai pouvoir, ne renforce pas le rap mais ne fait que l’affaiblir. KRS-One soutient que cette violence n’effraie même pas les forces de police blanches, trop contentes de voir des frères noirs s’entretuer ; par conséquent, ils discréditent leur culture au lieu de diriger leur rage contre leurs véritables ennemis : le système établi (establishment society) et les mauvaises habitudes de la communauté rap elle-même.
L’expression du titre est ici (et ailleurs comme refrain de la chanson) criée avec une grande intensité vocale, afin que l’intensité violente souligne son importance, mais aussi, symboliquement, afin de rappeler à l’ordre les rappeurs qui tendent à glorifier le crime noir. Le message acoustique est que la violence est nécessaire pour vaincre la violence, du moins dans une culture où la violence est si profondément ancrée – comme elle l’est peut-être dans toutes les cultures humaines, mais sans aucun doute en Amérique et dans ses ghettos urbains.Faut arrêter la violence,
Pas’que les vrais méchants marchent en silence.
En boîte, tu viens te détendre,
Pas voir du sang gicler.
C’est justement ce que les autres ont envie de voir.
Une autre race se battre sans fin.
Tu sais qu’on nous surveille,
Tu sais qu’on nous mate.
Certains voudraient détruire la scène dite hip-hop.
Mais je laisserai pas tomber, ni moi ni Scott LaRock.
Voilà le message qu’on porte aujourd’hui.
Le hip-hop finira par dépérir.
Si notre peuple ne se dresse pas en disant.
« Arrêtez la violence ! » « Arrêtez la violence ! »
14 Ses paroles le rappellent constamment, le rap est un art qui tire son pouvoir d’attraction du fait qu’il « reste en prise sur le réel » (keeping it real). On connaît bien cette thématique de l’art fidèle à la vie ; mais ce qui distingue le rap, et le rend à la fois attirant et hasardeux, c’est son implication dans l’idée inverse : que l’on rende la vie fidèle à l’art. Et cela attire particulièrement les jeunes qui recherchent un modèle esthétique pour styliser leur vie. Le hip-hop, comme je le soutiens dans mon dernier livre, capte ses fans non pas seulement pour la musique, mais pour toute une philosophie de vie, pour un ethos impliquant des vêtements, des manières de parler et de marcher, une attitude politique, etc. Pour les rappeurs dits Knowledge comme KRS-One, le hip-hop comprend la métaphysique, la contestation politique, le végétarisme, la monogamie et une stricte autodiscipline. À la différence, pour le style gangster (que symbolise Ice-T, rappeur de la côte Ouest, dont l’album de 1992, OG, signifie Original Gangster, et dont le dernier album s’intitule « le Retour du réel » [Return of the real]), la réalité rap de l’art et de la vie exige l’activité de maquereau, la vente de drogue, un grand train de vie et des émeutes meurtrières. Effaçant la frontière séparant l’art de la vie, le rap s’assigne de grands enjeux. On ne peut confiner la violence dans le domaine esthétique de la pure fiction, à l’écart de la vie. Dès lors, comment manipuler la violence et vaincre ses formes dangereuses ?
15 Les efforts que KRS-One met en œuvre pour résoudre cette question partent du postulat darwinien que la lutte violente fait si profondément partie de la nature humaine et sociale qu’on ne peut simplement l’en déraciner ou la supprimer, ni même la confiner dans les quartiers des ghettos. On peut cependant canaliser cette violence pour lui donner des formes symboliques et artistiques dont le pouvoir hardcore [5][5]Dans le contexte du rap, l’adjectif hardcore (dont l’usage est… est plus productif que destructeur. Voici un extrait du morceau R.E.A.L.I.T.Y., qui se trouve sur le dernier album de KRS-One (fin 1995) :
KRS-One s’appuie ici sur le postulat que, malgré le progrès technologique et les idéologies pacifistes, l’humanité garde en héritage instinctif la violence qui fut (et est peut-être encore) nécessaire à sa survie. Il s’agit ici d’exprimer cette violence en expression poétique hardcore, de mener un combat symbolique, verbal et rythmique, qui ne détruira pas les corps, mais éveillera les consciences (mind), animera les esprits (spirit), et créera une tradition artistique dont la grandeur contribuera à promouvoir la fierté culturelle, le profil social, et le potentiel économique des Afro-américains. Guru se fait aussi le défenseur de cette stratégie consistant à canaliser les pulsions violentes par la production culturelle, dans sa chanson « Lookin’ Through the Darkness » :Si tu es jeune, doué, et noir, t’as aucun droit.
Ton seul vrai droit est un droit au combat,
Mais pas au combat loyal.
Quand je me lève, je m’demande qui est mort dans la nuit.
Chaque homme et chaque chose est en guerre,
D’où mon expression poétique hardcore. […]
Me voilà relax à une fête.
Des frères me regardent comme s’ils voulaient tuer quelqu’un.
La couleur est annoncée au beau milieu du bœuf.
Faut que je montre à ces rappeurs crevés vraiment qui je suis.
C’est moi contre eux, donc je réveille tout le monde
Et mène une guerre hardcore jusqu’au bout.
Pour quelqu’un qui r’garde de dehors c’qui se passe ici.
Ce qui a l’air d’un manque de respect, c’est le sens même du rap.
Mais le hip-hop comme culture, c’est vraiment c’qu’on donne.
Mais des fois la culture contredit la manière dont on vit.
Pas’que tous les gosses noirs vivent deux ou trois vies.
La ville est une jungle, et seuls les forts survivront.
La réalité, c’est pas toujours la vérité.
Les rimes égalent la vie réelle dans la jeunesse.
[Rhymes Equal Actual Life In To Youth]
Chaque jour qui passe, j’entends des successions de mensonges,
Comme les Noirs ne meurent pas, nous nous multiplions.
Donc, quand j’envoie mes rimes, je représente ce que je ressens.
L’art sacré de la rue de rester en prise sur le réel.
Pourquoi je devrais écouter les autres,
Comment ils sont devenus riches ? Je vais vous parler de moi.
Mais tout c’que j’ai vraiment, c’est le hip-hop et la bougeotte.
Les résultats sont visibles si je reste confiné à mon bloc.
De temps à autre, en ville on me lâche.
Pour rencontrer d’autres bêtes en quête de festin.
On grogne, on gronde, on est en chasse.
Quand l’air s’épaissit, voilà le dîner.
De la viande blanche, un sac quelconque à la main.
La vie est brève, on attrape vite la viande blanche.
Une bagarre étouffée, pas assez d’hésitation.
Comme notre mère l’Afrique, la viande blanche est violée.
On disparaît en vitesse, comme les petits elfes du père Noël,
Et on rentre dans nos quartiers nous battre entre nous.
On dit « paix » parce que c’est ce qu’on veut.
Une part du gâteau que l’Amérique étale.
La réalité, c’est pas toujours la vérité.
Les rimes égalent la vie réelle dans la jeunesse.
La vérité, c’est que la police doit servir et protéger,
La réalité, c’est que les jeunes Noirs ne sont pas respectés.
La vérité, c’est que le gouvernement fait la guerre à la drogue,
La réalité, c’est que le gouvernement est dirigé par des brutes.
Avec toute sa technologie au-dessus et au-dessous,
L’humanité en est encore à une traque mutuelle.
Les rappeurs font preuve de cannibalisme artistique par leur puissance verbale [6][6]« Puissance verbale » traduit « lyricism », qui ne saurait être….
Nous nous combattons mutuellement sur des rythmes.
Par des instincts animaux de base nous pensons,
Donc le combat pour un territoire mental, c’est la gloire.
Fin de l’histoire.
La réalité, c’est pas toujours la vérité.
Les rimes égalent la vie réelle dans la jeunesse.
De telles solutions canalisent la violence ; elles la transforment en medium esthétique dans le champ de la production et de la rivalité artistiques : envoyer des rimes, faire des rythmiques qui secouent, des mouvements déstructurés, combattre d’autres rappeurs en duel pour conquérir la vérité et l’excellence artistique. Les rappeurs savent que, dans leur lutte pour réussir dans la vie, ils auront à passer par la violence : le seul choix à faire, (selon le titre d’une chanson de Guru) c’est le « choix des armes » – le micro ou le flingue.J’essaie de canaliser ma rage,
Dans mes traversées régulières de la ville,
De la colère et de la frustration je fais de l’énergie.
Je trace de l’est de New York jusqu’aux banlieues.
Gardien de la lumière, chercheur de savoir.
La tension qui oppresse mon esprit
Devient la voix qui secoue tes enceintes.
16 Des rappeurs knowledge comme KRS-One et Guru proposent encore une autre stratégie afin de vaincre la violence destructrice par la violence positive du rap : la violence de la stricte auto-discipline et de la connaissance de soi, violence sur soi qui rend le soi plus fort sans causer de tort à autrui. Répétant le message darwinien selon lequel « la règle universelle de la nature est le “bottage” de cul », KRS-One, dans sa chanson « Health, Wealth, Self », se fait le défenseur d’un accomplissement de soi qui passe par un contrôle de soi hardcore. Son morceau d’« édutissement » (edutainment) [7][7]Mot composé d’education et d’entertainment (divertissement).… « Breath Control » met la thématique du contrôle de soi en relation avec les exigences vocales de l’art du rap lui-même ; tandis qu’un de ses derniers titres, « Squash all beef », lie sa discipline végétarienne au thème général de l’arrêt de la violence, et exhorte ses auditeurs à devenir au moins des « végétariens de l’esprit », en employant leur énergie non à attaquer les autres, mais à un vigoureux contrôle d’eux-mêmes et à la quête du savoir : « Dans la société, la violence serait minime/Pas’qu’alors l’éducation serait métaphysique./ Non pas vivre conformément aux lois mais vivre conformément à des principes ». Jeru the Damaja (dans « Ain’t the devil happy ? ») se montre encore plus clair sur la manière dont la quête de la connaissance de soi et du contrôle de soi requiert de lancer une attaque violente sur ses désirs destructeurs. « Tu dois découvrir le pouvoir du soi./ Connais-toi toi-même./ Trouve-toi toi-même./ Hais en toi-même./ Tue en toi-même ».
17 La violence est ici dirigée, non pas vers l’extérieur, pour causer du tort à autrui, ni même vers un medium artistique séparé, distinct de soi, mais est bien plutôt dirigée vers l’intérieur, avec cet ascétisme exigeant, vers la matière du soi – afin de renforcer sa volonté et de tuer la violence destructrice de la haine. Selon cette logique, la véritable paix et le véritable amour requièrent la violence d’une stricte discipline, plutôt qu’une complaisance molle. (cf. les morceaux de KRS-One, « Love is gonna get you » et « Why is That ? » : « Il faut laisser tomber ce stéréotype / Qui voudrait que l’amour, la paix et la connaissance soient douces. / Pour l’amour, la paix doit attaquer vraiment fort / Plus fort qu’une guerre ! »)
18 En conclusion, afin de manipuler la violence, le rap déploie des stratégies consistant non pas à l’effacer complètement, mais seulement à la vaincre en lui donnant une forme plus bénigne et constructive. Cette stratégie limitée est-elle due à une dépravation propre au rap ou, plus généralement, au fait que dans la condition humaine, la violence joue un rôle inévitable ? Il peut paraître plus simple de ne condamner que le rap, mais nous ferons de grandes avancées dans la lutte pour vaincre les mauvaises variétés de violence, si nous reconnaissons sa profonde omniprésence et son utilité positive. •
Notes
- [1]
Cf. R. Shusterman, L’art à l’état vif : la pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Minuit, 1992 ; et Vivre la philosophie. Pragmatisme et art de vivre, Klincksieck, 2001.
- [2]
Même si l’étude du rap n’occupait qu’un chapitre de mon livre L’art à l’état vif, la plupart des recensions dans la presse se sont concentrées sur ce sujet. Voir, par exemple, C. Delacampagne, « Une esthétique du hip-hop », Le Monde, 31 janvier 1992 ; B. Loupias, « Le champ du rap », Le nouvel observateur, 28 mars 1992 ; D. Soutif, « L’or du rap », Libération, 23 avril 1992 ; J. Preston, « The Return of the Repressed », The Times (Higher Education Supplement), 9 juillet 1993 ; J. Fruchtl, « Die Hohe Kunst des Rap », Suddeutsche Zeitung, 20 septembre 1992. Je réponds à ces articles et à d’autres critiques de mes recherches sur le rap dans « USA : pragmatisme, postmodernisme et autres débats », Mouvements, 11 (2000) ; « Légitimer la légitimation de l’art populaire », Politix, 24 (1993), pp. 153-167 ; et dans ma récente analyse de la teneur philosophique du « knowledge rap » actuel, dans Vivre la philosophie, op. cit., chap. IV.
- [3]
Le drive-by est une pratique dont l’origine remonte aux gangsters de Chicago. Il consiste à passer en voiture devant la cible à abattre tout en tirant au pistolet ou au fusil mitrailleur [N.d.T.].
- [4]
Le knowledge rap (littéralement, « rap du savoir ») s’oppose, par l’attitude des rappeurs qui s’en revendiquent et par le contenu de ses paroles, au gangster rap. À la différence de ce dernier, qui exalte les armes à feu, la drogue et la misogynie, le knowledge rap entend délivrer à son auditoire un enseignement nourri de la réalité de la rue. On parle aussi, plus récemment, avec des rappeurs comme Common, The Roots, Mos Def et Talib Kweli, de conscious rap [N.d.T.].
- [5]
Dans le contexte du rap, l’adjectif hardcore (dont l’usage est largement attesté dans le rap français), évoque une attitude artistique consistant à mettre les paroles, le phrasé, la rythmique, au service d’une hypotypose de la réalité urbaine (celle des ghettos noirs en particulier) : il s’agit, en d’autres termes, de mettre l’auditeur en prise directe sur le réel dans toute sa dureté, sa crudité et sa violence [N.d.T.].
- [6]
« Puissance verbale » traduit « lyricism », qui ne saurait être identifié au « lyrisme » poétique traditionnel. Le « lyricism » désigne plutôt l’habileté propre au rappeur, son inventivité verbale, son talent d’improvisateur, la qualité de sa diction, bref toutes choses par lesquelles il s’impose lui-même aux autres rappeurs. Le « lyricism » des rappeurs et son développement doivent être compris dans le cadre de la joute verbale et de la compétition linguistique spécifiques au parler noir américain. (voir par exemple l’étude classique de W. Labov, Le parler ordinaire. La langue dans les ghettos noirs des Etats-Unis, Minuit, 1993) [N.d.T.].
- [7]
Mot composé d’education et d’entertainment (divertissement). Avec l’« edutainment », KRS-One se propose donc d’éduquer en divertissant. [N.d.T.].