Philosophie et littérature : les fortunes du performatif Jonathan Culler

so 1467378181235 SO | 2020-11-13 09:47

https://www.cairn.info/revue-litterature-2006-4-page-81.htm

Note introductive : Comment la littérature entre-t-elle dans la vie ? quel est son point d’impact ? son degré d’activité ? La poétique américaine s’est emparée de ces questions pragmatiques à travers de nombreux points de vue disciplinaires : les sciences cognitives, l’étude des médias, et surtout le vaste ensemble de la Cultural Theory.

2L’interface entre cognitivisme et poétique est déjà bien identifiée dans les études littéraires, à la fois débattue et assouplie dans ses interrogations — où situer nos compétences littéraires ( situating the literary mind ) ? convient-il d’ajuster le cadre ( adjusting the frame ) ? se demande-t-on dans Poetics Today au long de plusieurs livraisons ; le cognitivisme est mis en rapport avec des interrogations sur la représentation littéraire, avec la question de fonctions anthropologiques de la littérature ou le réaccrochage de l’esthétique à l’ancienne rhétorique. L’espace inter-médial se déploie lui aussi, ouvrant aux réflexions sur l’immersion et la psychologie de la lecture (que nous connaissons surtout ici grâce à J.-M. Schaeffer et M.-L. Ryan), et ne dissociant jamais la littérature du cinéma ni de l’étude de l’ensemble des comportements fictionnels. La lecture de Bourdieu a également éloigné les Media Studies des questions identitaires, au profit d’enquêtes sur le public ou le lectorat. La « Cultural Theory », quant à elle, réinscrit l’expérience esthétique dans une socialité élargie, touchant aussi bien au droit et à l’ entertainment qu’à la médecine ou à l’économie — Derrida rencontre ainsi Milton Friedmann au détour d’un dossier spécial de la New Literary History.

3Après ces développements disciplinaires, le moment est sans doute à une épistémologie étendue des sciences sociales. After Theory , selon le titre de T. Eagleton (2004), la poétique est elle-même à la recherche explicite de cadres d’ensemble qui ne prennent pas la forme d’un tournant global (il y a déjà eu « so many turns ») : reconsidérations éthiques, nouvelle historiographie, réflexions pédagogiques et institutionnelle, et surtout épistémologie des notions littéraires — la critique revient sur ses outils, sur la portée de ses constructions et même sur sa communicabilité.

4Jonathan Culler, qui enseigne la littérature anglaise et comparée à Cornell, choisit ici une entrée formelle, mais immédiatement « politisable », dans cet espace de réflexions sur l’interface entre la littérature et le réel. Il présente un panorama épistémologique des pensées performatives de la littérature :

que fait-on lorsque l’on considère la littérature comme un acte, c’est-à-dire comme essentiellement performative ?

L’article élabore l’histoire du concept de « performativité » en littérature et en Cultural Theory , depuis son invention par Austin jusqu’à sa réactivation par Judith Butler dans une théorie performative des genres, en passant par les usages déconstructionnistes de Derrida et de Man. Pourquoi ce concept s’est-il montré si utile aux études littéraires, en quoi répondait-il aux attentes du monde académique, demande Culler ? La notion a une pertinence évidente pour le champ culturel américain : il s’agit de s’intéresser à ce que la littérature « fait », autant qu’à ce qu’elle « dit ». Le pragmatisme a d’ailleurs suscité récemment de nombreuses réflexions, qui ont réorienté les approches poétiques ; David Gorman et son « Use and abuse of speech-act theory in criticism » ont fait débat, tant il est vrai qu’il y a des enjeux politiques à la promotion du performatif, à ce que Gilles Philippe appellerait « le moment énonciatif de la littérature », et qui est ici saisi dans ses aspects les plus idéologiques.

5Il n’est pas inintéressant de voir la pensée de Judith Butler (ou celle d’Eve Sedgwick) intégrée à une ligne épistémologique large et à certains égards dépassionnée, au moment même où ses travaux sont présentés en France dans une perspective largement politique, et portés à l’attention du public grâce au travail de fond de plusieurs sociologues (en particulier d’Éric Fassin). Butler a déconstruit les notions d’identité et de différentialisme, dans une entreprise de pensée dès l’abord associée au mouvement queer qui s’appuie sur un rapprochement inédit entre féminisme et Gay and Lesbian Studies , c’est-à-dire sur l’articulation des questions de sexualité et des questions de genre. Le prisme de la performativité peut affiner notre réception d’une pensée où le genre, comme toutes les constructions sociales ou symboliques, procède du « faire » et est essentiellement regardé comme une pratique.

6Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990.

7Jonathan Culler, Literary Theory : A Very Short Introduction, Oxford University Press, 1997.

8David Gorman, « Use and abuse of speech-act theory in criticism », Poetics Today, 20, 1999.

 

9Eve Sedgwick, « Queer Performativity », GLQ, 1, 1993.

10Marielle Macé

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12Je propose de considérer les fortunes diverses que le concept de performatif a connues dans la théorie littéraire et culturelle aux États-Unis : elles éclairent certains aspects de la relation complexe qu’entretiennent la philosophie et la littérature, ou la philosophie et la théorie littéraire. Le concept d’énonciation performative a été développé par Austin dans les années 1950. Après avoir brièvement présenté son analyse, j’examinerai ce qui advient lorsque les théoriciens de la littérature et les critiques s’emparent de la notion pour décrire le discours littéraire. Puis j’analyserai la fortune que ce terme a rencontrée dans ce qu’on a appelé aux États-Unis « la déconstruction », en montrant que l’intérêt s’est alors porté sur la tension entre les fonctions performatives et constatives du langage, tension considérée de fait comme la structure fondamentale des textes, quelle que soit leur nature. Enfin, je m’intéresserai au performatif dans la théorie féministe, les études gay et lesbiennes ou la « Queer Theory ». Ce point d’arrivée, qui nous mènera à discuter l’idée d’un concept performatif du genre, est très éloigné de notre point de départ, qui était la conception des énonciations performatives proposée par Austin. Mais pour faire fortune, comme nous l’a depuis longtemps appris le genre picaresque, il faut avoir quitté son pays, et souvent, fait un long voyage…

13La notion de performatif est proposée par Austin dans un livre publié après sa mort, Quand dire, c’est faire[1][1]J.-L. Austin, How to Do Things With Words, trad. Gilles Lane,…. « Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une “affirmation ” ( statement ) ne pouvait être que de “décrire ” un état de choses, ou d’ “affirmer un fait quelconque ”, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse [2][2]Ibid., p. 37.. » L’énonciation normale était considérée comme une représentation vraie ou fausse d’un état de choses, et les énonciations qui ne pouvaient convenir à ce modèle étaient traitées soit comme des exceptions sans importance soit comme de « pseudo- affirmations » déviantes. « Cela dit, poursuit Austin, même nous autres, philosophes, nous fixons des limites à la quantité de non-sens que nous sommes prêts à admettre dans notre discours. Il était donc naturel de se demander, dans un second temps, si bon nombre de ce qu’on prenait pour des pseudo-affirmations tendaient, en fait, à être des “affirmations ”, à quelque titre que ce soit. » [3][3]Ibid., p. 38.

14Austin propose de s’intéresser aux cas considérés comme marginaux et de les analyser comme un type indépendant. Il fait une distinction entre les énonciations constative s, d’une part, qui proposent une affirmation, décrivent un état du monde, et sont vraies ou fausses, et, d’autre part, une catégorie d’énonciations qui ne sont ni vraies ni fausses et qui accomplissent de fait l’action à laquelle elles font référence : les performatifs. Lorsqu’on dit « je promets de vous payer », on ne décrit pas un état du monde, on accomplit l’acte de promettre ; l’énonciation est en soi l’acte.

15Pour illustrer la notion de performatif, Austin utilise l’exemple « I do » (qui ne sera pas dénué d’importance pour les théoriciens à venir), par lequel les futurs époux se trouvent mariés l’un à l’autre dans les cérémonies de mariage anglo-américaines. Quand le prêtre ou le représentant de l’État me demande : « prenez-vous cette femme pour légitime épouse ? » et que je réponds « oui, je le veux » [4][4]NDT : la traduction française de Quand dire c’est faire ne rend…, je ne décris rien, selon Austin, je fais quelque chose : « je ne fais pas le reportage d’un mariage : je me marie » [5][5]Ibid., p. 4..

16Quand je dis, « je promets de vous payer demain » ou « je vous ordonne d’arrêter », ces énonciations performatives ne sont ni vraies ni fausses ; elles sont, selon les circonstances, adéquates ou inadéquates, « heureuses » ou « malheureuses », selon la terminologie d’Austin. Si je dis « je vous ordonne de… », alors que je n’en ai pas le droit, ou que vous n’êtes pas en train de faire ce que je vous ordonne d’arrêter de faire, mon énonciation sera inadéquate, malheureuse, bref, un échec. Lorsque je dis « I do », je puis échouer à me marier, si par exemple je suis déjà marié, ou si la personne qui accomplit la cérémonie n’est pas autorisée à célébrer des mariages dans cette communauté. L’énonciation va connaître « l’insuccès » ( misfire ) selon l’expression d’Austin. L’énonciation sera malheureuse, tout comme, à n’en pas douter, le (ou la) futur(e) marié(e), voire les deux. Le principal caractère de ces énonciations performatives est qu’elles ne décrivent rien, mais qu’elles accomplissent, avec succès ou pas, l’action qu’elles désignent. C’est en prononçant ces mots que je promets, donne un ordre, ou me marie. Il existe un test simple, en anglais, pour définir un performatif : il est toujours possible d’ajouter « par la présente (lettre, déclaration, etc.) » (« hereby ») avant le verbe : « je promets par la présente », « nous déclarons par la présente notre indépendance », « je vous ordonne par la présente », alors qu’il n’est pas possible de dire « je marche en ville par la présente ». Je ne peux accomplir l’acte de marcher par le fait de prononcer certains mots.

17La distinction entre performatifs et constatifs saisit une différence importante entre les types d’énoncés, et elle a le grand mérite de nous révéler combien le langage tend plus souvent à accomplir des actions qu’à les rapporter. Mais dans Quand dire, c’est faire, au fur et à mesure qu’Austin développe son analyse des performatifs, il rencontre des difficultés. Initialement, il semblait que pour identifier des performatifs, il était possible de dresser une liste de « verbes performatifs », verbes qui, à la première personne de l’indicatif (je promets, j’ordonne, je déclare) accomplissent l’action qu’ils désignent, alors qu’aux autres personnes et aux autres temps, ils se comportent différemment et décrivent des actions au lieu de les accomplir, comme dans « je lui ai promis de venir », « tu lui as donné l’ordre d’arrêter », « il déclarera la guerre s’ils continuent ». Mais Austin note qu’on ne peut définir la catégorie de performatif en faisant la liste des verbes qui suivent ce modèle, parce que, pour prendre un exemple, prononcer la phrase « arrêtez tout de suite ! » consiste autant à donner l’ordre d’arrêter que « je vous ordonne d’arrêter ». Et l’affirmation « je vous paierai demain », qui est en apparence constative, et qui a l’air de pouvoir devenir vraie ou fausse selon ce qu’il arrivera demain, peut, dans certains cas, constituer la promesse que l’on paiera, au lieu d’être une description ou une prédiction comme « il vous paiera demain ». Mais une fois acceptée l’existence de tels « performatifs implicites », dans lesquels on ne trouve pas de verbe explicitement performatif, on doit admettre que toute énonciation peut constituer un performatif implicite. Prenons un exemple : en anglais la phrase « le chat est sur le paillasson » constitue, pour une raison qui m’échappe, l’exemple type de la phrase déclarative simple, l’énonciation constative de base. Mais « le chat est sur le paillasson » pourrait aussi bien être considéré comme la version elliptique de « j’affirme par la présente que le chat est sur le paillasson », énonciation performative qui accomplit l’acte d’affirmer auquel elle fait référence. Austin conclut que nous devons considérer l’assertion, et par la même occasion, les descriptions et les paroles rapportées, comme des actes de discours, pas moins que les autres actes de discours décrits comme performatifs. Les énonciations constatives peuvent aussi accomplir des actes, l’acte d’affirmer, de décrire, etc. Ce sont des sortes de performatifs. En somme, Austin commence son exposé par une situation dans laquelle les performatifs sont considérées comme un cas particulier de constatifs, — de pseudo-affirmations — et en arrive à une perspective inverse, selon laquelle les constatifs sont un type particulier de performatifs.

18Étant donné la difficulté d’établir des critères stables pour maintenir la distinction entre constatifs et performatifs, Austin change de tactique : abandonnant « l’ancienne distinction entre performatifs et constatifs ainsi que l’idée qu’il faudrait établir une liste de verbes performatifs explicites [6][6]Ibid., p. 152. », il décide plutôt de considérer « en quel sens dire, c’est faire ». Il distingue l’acte locutoire, qui consiste à prononcer une phrase, l’acte illocutoire, qui est l’acte que nous accomplissons en prononçant cette phrase, et l’acte perlocutoire, qui est l’acte accompli (une fois ses effets établis) en accomplissant l’acte illocutoire. Ainsi, prononcer la phrase « je promets » est un acte locutoire. En accomplissant l’acte de prononcer cette phrase dans certaines circonstances, je vais accomplir l’acte illocutoire de promettre, et finalement, en promettant, il se peut que j’accomplisse l’acte perlocutoire de rassurer la personne à qui je parle, par exemple. Ou encore, lorsque j’accomplis l’acte illocutoire d’affirmer que Montpellier est en France, il se peut que j’accomplisse l’acte perlocutoire de vous l’apprendre. Ainsi, au lieu de deux types d’énonciations, l’une constative et l’autre performative, nous avons au bout du compte trois dimensions ou aspects pour chaque acte de discours, dont le locutoire et l’illocutoire qui sont particulièrement importants pour la théorie du langage.

19La trajectoire heuristique adoptée par Austin aboutit à radicalement changer le statut de l’affirmation constative : initialement considérée comme un modèle pour tout usage du langage, elle est ensuite devenue l’un des deux usages généraux du langage, pour finir, une fois identifiées les apories qui empêchent une distinction tranchée entre constatif et performatif, par subsister non plus comme une catégorie d’énonciations indépendantes, mais comme un aspect de l’usage du langage.

20Toutefois, pour les critiques littéraires, il importe peu que l’on considère le langage performatif comme un cas spécial, selon la caractérisation initialement proposée par Austin, ou comme une dimension performative de tout acte de parole. L’essentiel réside dans le fait que, contre tous les modèles traditionnels qui voient surtout dans le langage la capacité de faire des affirmations sur un état de choses, Austin a proposé un aperçu du fonctionnement actif et créatif du langage.

21Les critiques ont trouvé l’idée de langage performatif fertile pour caractériser le discours littéraire. Puisque la critique littéraire doit s’attacher à ce que le langage littéraire fait autant qu’à ce qu’il dit, le concept de performatif semble fournir une justification linguistique et philosophique à l’idée selon laquelle certaines énonciations ont pour principale caractéristique de faire quelque chose. De plus, comme le performatif, l’énonciation littéraire ne réfère pas à un état de choses préexistant, et n’est ni vraie ni fausse. L’énonciation littéraire crée elle aussi l’état de choses auquel elle réfère, à de nombreux égards. Tout d’abord, elle fait exister des personnages et des actions, par exemple. Le début d’ Ulysse, « Majestueux et dodu, Buck Mulligan parut en haut des marches, porteur d’un bol mousseux sur lequel reposaient en croix rasoir et glace à main [7][7]James Joyce, Ulysse, trad. Auguste Morel et Valéry Larbaud,… » ne fait pas référence à un état de choses préexistant, il crée ce personnage et cette situation. Ensuite, les œuvres littéraires semblent faire exister des idées, des concepts, qu’elles déploient. La Rochefoucauld dit que nul n’aurait jamais eu l’idée d’être amoureux s’il n’en avait lu la description dans les livres, et la notion d’amour romantique (ainsi que l’idée qu’elle serait cruciale dans la vie des individus) est sans conteste une création essentiellement littéraire. De fait, même les romans, de Don Quichotte à Madame Bovary, imputent aux autres livres ces idées romantiques.

22En bref, le performatif a pour premier effet de mettre sur le devant de la scène un usage du langage autrefois considéré comme marginal — un usage actif du langage, créateur de mondes, qui ressemble au langage littéraire — et de nous aider à penser la littérature comme un acte. Considérer la littérature comme performative, c’est contribuer à la défendre : elle n’est plus faite de pseudo-affirmations sans importance, elle prend au contraire sa place parmi les actes de langage qui changent le monde en faisant exister les choses qu’ils nomment [8][8]Voir Sandy Petrey, Speech Acts and Literary Theory, New York,….

23Deuxièmement, pour Austin, le performatif rompt le lien entre la signification et l’intention du locuteur (au moins en principe), car l’acte que j’accomplis avec mes mots n’est pas déterminé par mon intention mais par des conventions sociales et linguistiques [9][9]Derrida et d’autres considèrent qu’Austin réinscrit l’intention…. L’énonciation, souligne Austin, ne doit pas être considérée comme le signe extérieur d’un acte intérieur qu’il représenterait de façon vérace ou fausse. Si je dis « je promets », dans les conditions adéquates, j’ai promis et accompli l’acte de promettre, quelle que soit l’intention que j’aie pu avoir en tête à ce moment. Puisque les énonciations littéraires sont aussi des événements dans lesquels l’intention de l’auteur n’est pas considérée comme ce qui détermine le sens, nous trouvons là encore une manifestation de la grande pertinence du modèle proposé par le performatif.

24Le modèle performatif semble donc fournir un modèle du langage qui convient mieux à l’analyse de la littérature que les modèles concurrents.

25Il y a dans cette conclusion un renversement doublement ironique. D’abord, en présentant les performatifs, bien loin de penser à la littérature, Austin l’exclut même de façon explicite. Son analyse, comme il l’explique, ne s’applique qu’aux mots prononcés avec sérieux : « je ne dois pas être en train de plaisanter, par exemple, ou d’écrire un poème » [10][10]Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 44.. Il poursuit :

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Une énonciation performative sera creuse ou vide d’une façon particulière si, par exemple, elle est formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, ou émise dans un soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à quelque énonciation que ce soit : il s’agit d’un revirement (sea-change), dû à des circonstances spéciales. Il est clair qu’en de telles circonstances, le langage n’est pas employé sérieusement, et ce de manière particulière, mais qu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage normal — parasitisme dont l’étude relève du domaine des étiolements du langage. Tout cela nous l’excluons donc de notre étude. Nos énonciations performatives, heureuses ou non, doivent être entendues comme prononcées dans des circonstances ordinaires. [11][11]Ibid., p. 55.

 

27Pour Austin, il faut exclure la littérature pour atteindre la nature fondamentale du performatif ; pour les théoriciens de la littérature, celle-ci est un des exemples fondamentaux de la fonction performative du langage. Le changement est de taille !

28Le second renversement réside dans le fait que pour Austin, la notion de performatif situe le langage dans des fonctions et des contextes sociaux concrets, comme se marier, baptiser un bateau, convoquer une réunion. Pour lui, parler d’énonciations performatives, c’est adopter une perspective opposée à celle des théoriciens qui analysent le langage sans se soucier de son contexte d’usage. Mais pour les théoriciens de la littéraire, la notion de performatif souligne avant tout la nature autoréflexive du langage, le fait que l’énonciation elle-même est la réalité ou les événements auxquels elle fait référence. Quand je dis « je promets », la promesse à laquelle je fais référence est la promesse que j’accomplis en disant ces mots. Le performatif est-il un acte intégré à la vie sociale ou un acte auto-réflexif ? Le même concept implique donc deux conceptions différentes de la nature fondamentale du langage.

29L’idée que la littérature serait de nature performative nous conduit à considérer deux questions. La première est la suivante : si, en tant que performative, une énonciation n’est pas vraie ou fausse mais heureuse ou malheureuse, qu’est-ce que cela pourrait signifier pour une énonciation littéraire d’être heureuse ou malheureuse ? À bien y regarder, il y a là une question épineuse. D’un côté, on pourrait se demander si le fonctionnement heureux, sans heurt, n’est pas simplement un autre nom pour ce qui occupe généralement les critiques. Lorsque nous découvrons par exemple le début du sonnet de Shakespeare, « Ma maîtresse a des yeux qui n’ont rien du soleil » [12][12]Shakespeare, Poèmes, trad. Jean Fuzier, Paris, Gallimard, coll.…, nous ne nous demandons pas si cette énonciation est vraie ou fausse, mais ce qu’elle fait, comment elle s’intègre dans le reste du poème, et si elle fonctionne de manière harmonieuse avec les autres vers. Ce pourrait être une façon de comprendre l’idée de « fonctionnement heureux ». Mais le modèle du performatif nous conduit aussi à prêter attention aux conventions qui permettent à une énonciation d’être une promesse ou un poème, — comme les conventions du sonnet par exemple. Qu’une énonciation littéraire fonctionne sans heurt implique une relation avec les conventions d’un genre. Leur obéit-elle, parvenant ainsi à être un sonnet plutôt qu’un échec ? Plus encore, on pourrait imaginer qu’une composition littéraire ne parvient au succès que si elle accède entièrement aux conditions de la littérature, en étant publiée, lue et acceptée comme une œuvre littéraire, tout comme un pari ne devient un pari qu’une fois accepté. Telle est la direction qu’esquisse Mary Louise Pratt dans Towards a Speech Act Theory of Literary Discourse (1977). En résumé, considérer la littérature comme performative nous oblige à réfléchir à un problème complexe : qu’est-ce qu’une séquence littéraire qui fonctionne ?

30Un deuxième point, plus difficile, reste en suspens : quel est l’acte que la littérature performative accomplit ? J’y reviendrai plus loin.

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32La fortune du performatif a connu un autre tournant, dans l’œuvre de Jacques Derrida et Paul De Man. Derrida a repris l’analyse d’Austin, particulièrement dans « Signature Événement Contexte », essai publié dans Marges de la philosophie, puis à nouveau dans Limited Inc.[13][13]Jacques Derrida, « Signature Événement Contexte », Limited…, qui poursuit la discussion sur le sujet.

33« Signature Événement Contexte » n’est pas consacré à Austin ; écrit pour un colloque de philosophie sur la communication, l’essai mentionne Austin dans les dernières pages, pour montrer comment ce qui semblait une approche prometteuse du langage — la résistance à l’idée d’un langage qui serait fondamentalement une série de représentations vraies ou fausses — rencontre des difficultés parce qu’elle ne prend pas en compte le fait que le langage est nécessairement un ensemble de marques itérables. Austin considère comme anormaux, pas sérieux ou exceptionnels les exemples que Derrida regroupe sous la notion d’itérabilité générale, qu’il appelle à considérer comme une loi du langage. Cette itérabilité est générale et fondamentale, parce que, pour être un signe, un élément doit pouvoir être cité et répété dans toutes sortes de circonstances, même celles qui ne sont « pas sérieuses ».

34« Un énoncé performatif pourrait-il réussir si sa formulation ne répétait pas un énoncé “codé ” ou itérable, autrement dit si la formule que je prononce pour ouvrir une séance, lancer un bateau ou un mariage, n’était pas identifiable comme conforme à un modèle itérable, si donc elle n’était pas identifiable en quelque sorte comme citation ? » [14][14]Ibid., p. 45. L’analyse de Derrida suggère qu’au lieu d’opposer les énonciations sérieuses aux énonciations « pas sérieuses » ou citationnelles, comme le fait Austin, on devrait chercher à identifier différentes sortes d’itération ou de citation dans le cadre de l’itérabilité générale. On aurait alors affaire « à différents types de marques ou de chaînes de marques itérables et non à une opposition entre des énoncés citationnels d’une part, des énoncés-événements singuliers et originaux d’autre part » [15][15]Ibid., p. 46..

35Derrida valorise ce qui est le plus radical dans le développement d’Austin, et regrette qu’il ait fait marche arrière en excluant le caractère citationnel que lui-même considère comme la condition la plus générale de possibilité des énonciations performatives. Bien qu’il reconnaisse que les performatifs puissent rencontrer l’insuccès ou échouer, Austin n’est pas parvenu à mener cette perpétuelle possibilité d’échec jusqu’à l’itérabilité générale qu’elle impliquait.

36Dans sa lecture d’Austin, Derrida relie avant tout le performatif au problème de l’itérabilité, auquel je reviendrai plus tard, mais dans d’autres essais, il le relie au problème plus général de la possibilité des actes inauguraux, actes qui créent quelque chose de nouveau, dans la sphère politique comme dans la sphère littéraire. En littérature, écrit-il, « cette expérience d’écriture est “sujette ” à un impératif : donner de l’espace aux événements singuliers, inventer quelque chose de nouveau par des actes d’écriture qui ne soient plus une connaissance théorique, par des affirmations constatives nouvelles, se dédier à une performativité poético-littéraire qui soit au moins analogue à celle des promesses, ordres, actes de constitution ou législation qui ne se contentent pas de changer le langage, mais qui, en changeant le langage, changent plus que le langage » [16][16]Ibid.. Non seulement la performativité de la littérature est analogue à celle des constitutions et des autres actes inauguraux, mais la littéraire, remarque-t-il, est « un système de possibilités performatives qui ont accompagné la forme moderne de la démocratie. Les constitutions politiques ont un régime discursif identique à celui de la constitution des structures littéraires » [17][17]Ibid..

37On peut expliquer cette proposition en disant que l’acte de constitution, comme l’acte de littérature, dépend d’un mélange complexe et paradoxal de constatif et de performatif : pour réussir, l’acte doit convaincre en faisant référence à des états de chose, mais la réussite consiste à faire exister les conditions auxquelles il fait référence. Les œuvres littéraires prétendent nous parler du monde, mais elles n’y parviennent qu’en faisant exister les personnages et les événements dont elles racontent l’histoire. Quelque chose de similaire se joue dans les actes inauguraux de la sphère politique. Dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis, par exemple, la phrase essentielle dit : « En conséquence, nous, […] publions et déclarons solennellement au nom et par l’autorité du bon peuple de ces Colonies, que ces Colonies unies sont et ont le droit d’être des États libres et indépendants. » La déclaration selon laquelle ces états sont indépendants a l’air constative, mais il s’agit d’une énonciation performative censée créer la nouvelle réalité à laquelle elle fait référence ; aussi, à l’appui de cette déclaration vient s’ajouter l’assertion (fondamentalement constative, comme une déclaration concernant un état de choses) selon laquelle ils devraient être indépendants [18][18]Voir Jacques Derrida, « Declarations of Independance », New….

38La tension entre les dimensions performative et constative des énonciations littéraires et philosophiques est particulièrement soulignée par les analyses de Paul De Man, dans toutes ses dimensions philosophiques et politiques. On pourrait dire que De Man commence par la difficulté à distinguer performatif et constatif qu’avait rencontrée Austin. Il considère cette difficulté comme un trait essentiel du fonctionnement du langage, qui ne peut trouver de solution par une autre approche théorique, comme celle tentée par Austin. Si toute énonciation est à la fois performative et constative, puisqu’elle inclut au moins une assertion implicite sur un état de choses et un acte linguistique, la relation entre ce qu’une énonciation dit et ce qu’elle fait n’est pas forcément empreinte d’harmonie ou de coopération. Bien au contraire. Pour De Man, le langage révèle sa nature la plus caractéristique dans les énonciations qui manifestent une relation paradoxale ou autodestructrice entre leurs versants performatif et constatif, entre ce qu’elles font et ce qu’elles affirment. Pour comprendre ce que cela implique dans la sphère littéraire, prenons un court poème de Robert Frost [19][19]Robert Frost, « Le Secret », in Robert Frost, trad. Roger… :

39

Nous, nous dansons, dansons en rond et supposons,
Mais le Secret, au milieu, sait qu’il a raison.

 

40Ce poème repose sur l’opposition entre supposer et savoir. Pour explorer l’attitude que le poème adopte vis-à-vis de cette opposition, quelles valeurs il attache à ces termes opposés, nous pourrions nous demander si le poème lui-même se présente sur le mode de la supposition ou du savoir. Le poème fait-il des suppositions, comme « nous » qui dansons en rond, ou sait-il, comme le secret ? Nous pourrions imaginer qu’en tant que produit de l’imagination humaine, le poème serait un exemple de supposition, une sorte de ronde perpétuelle, mais son caractère gnomique, proverbial, ainsi que sa déclaration confiante selon laquelle le secret « sait », lui confèrent l’air de très bien savoir. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude. Mais qu’est-ce que le poème nous montre sur le savoir ? Et bien, le secret, qui est quelque chose que quelqu’un sait ou ne sait pas — qui est donc un objet de savoir — devient ici par une métonymie le sujet du savoir, ce qui sait plutôt que ce qui est connu ou non. Par la majuscule et la personnification de l’entité Secret, le poème accomplit une opération rhétorique qui promeut l’objet de la connaissance à la position de sujet ; il présente le savoir comme quelque chose qui est produit par une supposition rhétorique, qui personnifie cet objet et le transforme en sujet, en personnage de ce petit drame. Le secret qui sait est produit par un acte de supposition, qui fait passer le secret de sa place d’objet à celle de sujet. Le poème fait donc reposer la dépendance de son assertion constative, le fait que le secret sait, sur une supposition performative qui crée le sujet censé connaître. Remarquable involution pour un distique en apparence si simple — mais telles sont les complexités de la lutte entre performatif et constatif.

41Dans ses essais, qu’il s’agisse de ceux sur Nietzsche, sur Rousseau ou sur Proust, De Man attribue au constatif la prétention du langage à la transparence, prétention à représenter les choses telles qu’elles sont, à nommer celles qui existent déjà (De Man emploie parfois le terme « cognitif » à la place de « constatif » pour souligner les enjeux épistémologiques) ; tandis que les performatifs sont pour lui des opérations rhétoriques, des actes de langage qui sapent cette prétention en imposant des catégories linguistiques, en organisant le monde au lieu de ne faire que représenter ce qui est. Dans son essai sur Nietzsche, il écrit : « la critique de la métaphysique est structurée comme une aporie entre le langage performatif et le langage constatif » [20][20]Paul De Man, Allégories de la lecture, trad. T. Trezise, Paris,…. Cette « aporie » est aussi indécidable que celle de la poule qui dépend de l’œuf tandis que l’œuf dépend de la poule. L’oscillation ne peut être résolue puisque d’un côté, la seule façon d’affirmer que le langage fonctionne de façon performative pour mettre en forme le monde est de le faire par un constatif, comme « le langage met en forme le monde », et que, d’un autre côté, il n’y a pas moyen d’affirmer la transparence constative du langage sauf par un acte de parole. Les propositions qui accomplissent l’acte illocutoire d’affirmer prétendent ne rien faire de plus que de montrer les choses telles qu’elles sont ; et pourtant, si l’on veut démontrer le contraire, à savoir qu’en prétendant représenter les choses telles qu’elles sont, on impose en fait des catégories au monde — il n’y a pas d’autre moyen que de recourir à des affirmations concernant ce qui est ou n’est pas le cas. Aussi, lorsque Nietzsche prétend que la vérité n’est qu’une armée mouvante de métaphores et de métonymies dont on a oublié le caractère métaphorique, il ne peut le faire que par des affirmations qui semblent prétendre être vraies. D’une façon plus générale, pour prétendre que les déclarations sont des actes de langage qui présupposent et imposent des catégories au lieu de faire référence à ce qui existe indépendamment du langage, on ne peut éviter de recourir au langage de déclaration. « La déconstruction, écrit De Man, affirme le caractère trompeur de la référence sur un mode qui est nécessairement référentiel. » [21][21]Ibid. L’argument selon lequel le langage de constat philosophique est en réalité performatif prend la forme d’affirmations constatives. Pour De Man, il n’est donc pas question de louer la performativité en général ni la performativité de la littérature en particulier. Tout ce que l’on peut dire est que la littérature est peut-être plus susceptible que la philosophie de prêter attention à la relation entre performatif et constatif qui soustend l’affirmation philosophique.

42Nous avons donc là un cas de concept né de la philosophie, qui a été adopté et approfondi par la théorie littéraire, avant d’être appliqué en retour à des sujets plus spécifiquement philosophiques. Comme l’illustrent ces exemples, la relation entre littérature et philosophie est loin d’être simple.

43Dans les périodes les plus récentes de cette brève histoire, la fortune du performatif connaît un tour singulier avec l’émergence, dans la théorie féministe et les études gay et lesbiennes, de ce qui est appelé « la théorie performative du genre et de la sexualité ». La figure centrale est ici la philosophe américaine Judith Butler, dont les livres Gender Trouble : Féminism and the Subversion of Identity (1990) [22][22]Judith Butler, Troubles dans le genre : pour un féminisme de la… et Bodies that Matter (1993) ont eu une grande influence sur le champ des études littéraires et culturelles, particulièrement dans la théorie féministe et ce qui est appelé la « Queer Theory », une avant-garde des études gay et lesbiennes qui a pris pour nom l’insulte « queer » (« pédé »), en la renvoyant à la société [23][23]Deux livres de 1997, Excitable Speech : A Politics of the….

44Troubles dans le genre s’attaque à l’idée selon laquelle une politique féministe demande une notion de l’identité féminine, des traits essentiels que les femmes partagent en tant que femmes, et qui leur donnent des intérêts et des buts communs. Pour Butler, au contraire, les catégories fondamentales de l’identité sont des productions culturelles et sociales, plus susceptibles d’être le résultat d’une coopération politique que d’en être la condition de possibilité. Dans Troubles dans le genre, Butler ne nie pas qu’il y a des différences biologiques entre les sexes (même si elle montre que les récits de la différence biologique sont des projections culturelles des différences de sexe et de genre) ; mais on peut comprendre le genre comme l’interprétation culturelle d’une différence biologique. Butler propose de considérer le genre comme un performatif, au sens où il ne désigne pas ce que chacun est, mais ce que chacun fait. Un homme n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il fait, une condition qu’il met en acte. Le genre est créé par les actes de chacun, à la façon dont une promesse est créée par l’acte de promettre. Vous devenez un homme ou une femme par des actes répétés, qui, comme les performatifs d’Austin, dépendent de conventions sociales, ou de la façon habituelle dont on fait une chose dans chaque culture. De même qu’il y a des façons régulières, socialement établies, de faire une promesse, de parier, de donner des ordres, de se marier, de même, il y a des façons socialement établies d’être un homme ou d’être une femme.

45Dans Troubles dans le genre, l’idée que le genre est un performatif semble être liée à l’idée de représentation (performance) théâtrale. On devient un homme ou une femme en jouant un rôle. Cela a accrédité l’idée que Butler traitait le genre comme quelque chose qu’on pouvait choisir librement, et certains en sont même venus à lui reprocher de sousestimer le véritable poids des identités de genre. L’approche performative du genre était accusée de relier le genre à une mise en acte (performance) librement choisie.

46Bodies That Matter cherche à réfuter cette critique et rejette l’idée selon laquelle « le genre est un choix, ou l’idée que le genre est un rôle, ou encore, que le genre est une construction que l’on revêt, comme on met ses vêtements le matin, qu’il y a un “On ” précédant le genre, un On qui va dans la garde-robe des genres et décide délibérément quel genre il sera chaque jour. Il y a là une conception volontariste du genre qui présuppose un sujet, intact, précédant son entrée dans le genre (gendering). Le sens que je veux donner à la performativité du genre est assez différent » [24][24]Judith Butler, « Critically Queer », GLQ 1, 1993, p. 21 ;…. Butler fait ici deux propositions. D’abord, qu’il n’existe pas de sujet, déjà constitué, avant le genre, qui puisse faire des choix. Quand on se constitue en sujet, on est déjà constitué en garçon ou en fille. Dès qu’un enfant se voit adresser la parole ou devient l’objet des paroles d’autrui, il ou elle reçoit un genre : « il n’y a pas de On qui prenne la norme du genre. Au contraire, il faut la citation d’une norme du genre pour pouvoir être qualifié de On, pour devenir un On viable, dans lequel la formation-sujet est dépendante d’une opération antérieure de légitimation des normes du genre » [25][25]Ibid., p. 23..

47Le second élément concerne le choix. Butler écrit : « la performativité du genre ne consiste pas à choisir quel genre on sera chaque jour. La performativité consiste à répéter les normes par lesquelles on est constitué : ce n’est pas une fabrication ex nihilo d’un moi ayant un genre. C’est la répétition obligée de normes de subjectivation antérieures, qui ne peuvent être défaites, mais qui agissent, animent et contraignent le sujet ayant un genre, et qui sont aussi les sources auxquelles puisent la résistance, la subversion et le décalage » [26][26]Ibid., p. 22.. Le genre est une pratique obligatoire, ou pour le dire autrement un devoir, et, pour Butler, ceci est très important — « un devoir qui n’est jamais tout à fait accompli conformément aux attentes, dont celui qui le reçoit ne peut jamais tout à fait atteindre l’idéal qu’il/elle est obligé(e) d’approcher » [27][27]Judith Butler, Bodies That Matter, op. cit., p. 231 ;…. C’est de cette distance que naissent les possibilités de résistance et de changement.

48Butler s’interroge sur la différence entre le fait de mettre en acte (performing) les normes de genre et l’usage performatif du langage : « Y a-t-il là deux sens différents de la performativité, ou convergent-ils comme des modes de citation dans lesquels le caractère obligatoire de certains impératifs sociaux devient sujet à une dérégulation plus prometteuse ? » [28][28]Ibid. Butler prend bien soin de ne pas répondre à cette question directement, mais l’idée de citation de normes, importante dans l’analyse du performatif chez Derrida, réunit l’énonciation performative et le performatif de genre. L’énonciation « c’est une fille ! » ou « c’est un garçon ! », phrase qui en anglais accueille la venue d’un enfant au monde, est pour Butler moins une énonciation constative (vraie ou fausse, selon la situation) que le premier d’une longue série de performatifs qui vont créer le sujet dont ils annoncent l’arrivée. Nommer une fille, écrit-elle, « c’est initier le processus par lequel il n’est pas possible d’échapper à un certain “devenir fille ” » [29][29]Ibid., p. 232..

49En insistant sur l’importance de la répétition des normes obligatoire dans la production des effets performatifs, Butler prend le modèle du discours d’autorité : les énonciations des juges, des arbitres et de tous ceux qui déclarent ce qui est. « Les actes performatifs sont des formes de discours autoritaire : par exemple, la plupart des performatifs sont des affirmations qui, dans leur énonciation, accomplissent aussi une action et exercent un pouvoir de contrainte. Impliqués dans un réseau d’autorisation et de punitions, les performatifs tendent à inclure les sentences légales, les baptêmes, les inaugurations, les déclarations de propriété, affirmations qui non seulement accomplissent une action mais confèrent un pouvoir de contrainte à l’action accomplie. » [30][30]Ibid., p. 235. Dans certains cas, on suppose que l’énonciation crée la situation qu’elle nomme à cause de l’autorité de celui qui parle, le juge, l’arbitre ou autre. Mais Butler souligne, à juste titre selon moi, qu’au contraire, c’est par la citation répétée des normes, par l’application des règles, qu’est constituée l’autorité d’une façon de parler. « Il n’existe pas de pouvoir construit comme un sujet qui agisse, il n’existe qu’un agir réitéré qui est le pouvoir par sa persistance et son instabilité. » [31][31]Ibid., p. 225. De même, et ici Butler donne une nouvelle dimension à l’analyse de l’énonciation performative, la force de l’insulte « queer ! » ne vient pas de l’intention ou de l’autorité de celui qui la profère, qui est certainement un idiot que la victime ne connaît même pas, mais du fait que le cri « queer ! » répète les insultes déjà proférées par le passé, des façons d’interpeller ou de s’adresser à l’autre qui produisent l’objet homosexuel par l’humiliation et l’abaissement réitérés : « queer ! » tire précisément sa force de l’invocation répétée par laquelle peu à peu un lien social s’est formé entre les communautés homophobes. L’interjection fait écho à des interjections passées, et lie ceux qui la profèrent, comme s’ils parlaient à l’unisson à travers le temps. En ce sens, c’est toujours un chœur imaginaire qui lance « queer ! ». L’insulte ne tire pas sa force performative de la répétition en elle-même mais du fait que se trouve reconnue la conformité à un modèle, à une norme, liée à l’histoire de l’exclusion. Des insultes conventionnelles comme « nègre ! » ou « youpin ! » accumulent, écrit Butler, « une force d’autorité par la répétition ou la citation d’un ensemble de pratiques d’autorité antérieures » [32][32]Ibid., p. 226., semblant faire entendre toutes les voix moqueuses du passé.

50Dans un article intitulé « Queer Performativity », Eve Sedgwick remarque que, chez Austin, le performatif utilisé lors du mariage est central [33][33]Eve Sedgwick, « Queer Performativity », GLQ 1, 1993, p. 4.En…. Elle émet l’hypothèse qu’on observerait un changement intéressant, si, au lieu de prendre pour exemples clés les productions de l’identité hétérosexuelle explicites, publiques, ou reconnues par l’État dans l’emploi des performatifs lors de cérémonies nuptiales, on prenait à la place les innombrables actes performatifs mineurs qui donnent forme aux sujets contre leur volonté, et dont le modèle pourrait être l’exclamation familière « honte à toi ! ». Cette énonciation est un acte par lequel les parents ou l’enseignant confèrent de la honte à l’enfant, de façon performative, en créant la situation à laquelle l’énonciation fait référence, et installent l’enfant dans une identité constituée en relation avec les normes sociales qui ont, selon eux, été violées. Alors que chez Austin, les performatifs de la première personne de l’indicatif sont des actes délibérés par lesquels celui qui parle promet, marie, donne des ordres, ou juge, « honte à toi » est un performatif qui cache l’acteur ou l’agent qui confère de la honte à l’enfant. Par là, il se rapproche des insultes comme « queer ! ». Il tire sa force de l’écho répété des normes.

51Mais cette dimension historique des performatifs implique la possibilité de détourner ou de rediriger le poids du passé en cherchant à capturer et redéployer les termes qui portent une signification oppressive, comme dans l’adoption du terme « queer » par les homosexuels euxmêmes, ou la citation de normes de féminité dans les spectacles de dragsqueens. Butler souligne qu’on ne devient pas autonome en choisissant son nom, car les noms portent toujours un poids historique et sont sujets à l’emploi que les autres pourraient en faire à l’avenir : on ne peut contrôler les termes que l’on choisit pour se nommer. Mais le caractère historique du processus performatif crée la possibilité d’une lutte politique.

52Il est maintenant évident que la distance entre le début et la fin (provisoire) de mon histoire, qui va de Butler à Austin, est immense. Il ne s’agit pas, je le souligne, d’une différence entre la philosophie et la littérature. Butler est une philosophe dont les livres contiennent des lectures d’œuvres littéraires — ce qui peut contribuer à la largeur de ses propositions — mais sa prose polysyllabique semble plus philosophique, moins littéraire que l’écriture extrêmement ludique d’Austin — qui met pourtant de côté le littéraire et le non sérieux.

53Tout d’abord, les enjeux ne sont pas les mêmes chez Austin et chez Butler. Pour Austin, le concept de performatif nous aide à penser un aspect du langage négligé par les philosophes, et de ce fait, il initie un processus (qu’Austin lui-même, interrompu par la mort, ne pourra mener plus loin), processus qui vise à repenser ce qu’est le langage et comment il faut l’étudier ; pour Butler, c’est un modèle pour penser les processus sociaux essentiels dans lesquels un certain nombre de choses sont en jeu : 1- la nature de l’identité et la façon dont elle est produite, 2- le fonctionnement des normes sociales, 3- le problème fondamental de ce que nous appelons aujourd’hui en anglais « agency » : dans quelle mesure et sous quelles conditions puis-je être un sujet responsable qui choisit ses actes ? ; et 4- la relation entre les changements individuel et social.

54Il y a aussi une différence dans la conception du performatif luimême. On peut se demander ce que pourrait signifier chez Butler qu’un performatif soit « heureux » ou « malheureux ». De toute évidence, elle ne donne pas pour but à ses performatifs d’accomplir heureusement et avec succès la féminité, dans des actes qui remplissent les conditions de l’idée sociale. Si pour sa théorie le succès réside dans la perturbation des normes de genre, il semble qu’il y ait là une conception différente du performatif.

55Austin et Butler semblent penser à deux sortes d’actes distinctes. Les exemples d’Austin seraient plutôt des actes singuliers, qui peuvent être accomplis une fois pour toutes pour peu qu’ils rencontrent les conditions de leur succès. Si je suis arbitre, je peux, en déclarant qu’un tir était valide, le transformer en but. Dans la théorie performative du genre, par contraste, aucun acte n’apporte rien par lui seul. Je ne deviens un homme, — si c’est possible —, que par la répétition massive, quotidienne de procédures conventionnelles.

56En fait, la notion même d’acte de discours pose la question de la distinction entre les actes singuliers et l’itération. Comme le montre Derrida dans sa lecture d’Austin, l’itérabilité, qui est la condition de possibilité des performatifs, introduit un vide qui met en question la distinction rigoureuse entre des événements singuliers et des répétitions. Mais cette différence visible entre deux sortes d’actes nous ramène au problème de la nature de l’événement littéraire, et fait apparaître une distinction cachée, présente lorsqu’on recourt à la notion de performatif pour penser la littérature. D’un côté, l’œuvre littéraire semble accomplir un acte singulier, spécifique. Elle crée la réalité qui est l’œuvre, et ses phrases accomplissent quelque chose de particulier dans cette œuvre. Pour chaque œuvre, on peut essayer de spécifier ce qui est accompli, par l’œuvre toute entière, ou par ses parties, de même qu’on peut essayer de préciser ce qui est promis dans l’acte particulier de la promesse. Telle est, pourrait-on dire, la version austinienne de l’événement littéraire.

57Mais d’un autre côté, en nous référant au modèle de Butler, nous pourrions dire qu’une œuvre réussit, devient un événement, par la répétition massive qui reprend les normes et peut finir par changer les choses. Si un roman a lieu, c’est parce que dans sa singularité il inspire une passion qui donne vie à ces formes, dans des actes de lecture et de souvenir, en répétant ses inflexions dans les conventions du roman, et peut-être, en ayant pour effet d’altérer les normes ou les formes par lesquelles les lecteurs affrontent le monde. Un poème peut très bien disparaître sans laisser de trace, tout comme il peut se graver dans les mémoires et faire naître des actes de répétition. Sa performativité est donc moins un acte singulier accompli une fois pour toutes qu’une répétition qui donne vie aux formes qu’il répète.

58Cette double approche peut nous aider à réfléchir à la nature de la littérature comme événement. La littérature est, selon Derrida :

59

[u]ne institution qui consiste à transgresser et transformer, donc à produire sa loi constitutionnelle ; ou, pour le dire autrement, à produire des formes discursives, « œuvres », et événements dans lesquels la possibilité d’une constitution fondamentale est au moins « fictionnellement » contestée, menacée, déconstruite, présentée dans sa simple précarité. D’où, alors que la littérature partage dans une certaine mesure un pouvoir et un destin communs avec la « juridiction », avec la production juridico-politique des fondements institutionnels, les constitutions des états, la législation fondamentale, et même les performatifs théologico-juridiques qui apparaissent au début de la loi, à partir d’un certain point, elle ne peut que les dépasser, les interroger, les « fictionaliser » : sans avoir rien, ou presque rien, en vue, et en produisant des événements dont la « réalité » ou la durée n’est jamais assurée, mais qui par ce fait même n’en constituent que plus des défis pour la pensée, si cela a encore un sens. [34][34]Derrida, « This Strange Institution Called Literature »,…

 

60Par son modèle, Butler nous aide, bien que cela n’ait pas été son but, à concevoir cette performativité inhabituelle qui pose question en répétant les actes fondateurs — dans une répétition qui peut avoir une valeur critique, en animant et en altérant les formes qu’elle répète.

61Les fortunes du performatif sont frappantes par la disparité des conceptions et hypothèses qui s’y manifestent. Devons-nous alors décider qui a raison ? Devons-nous rejeter des approches parce qu’elles seraient fautives ou aborderaient des éléments finalement assez éloignés du performatif ? Je pense que ce serait une solution peu productive, et avant tout une façon d’éviter certains des problèmes essentiels qui se posent aux études littéraires et culturelles, dans la mesure où le concept de performatif, dans l’histoire que j’ai esquissée, a le pouvoir de faire se rencontrer des interrogations qui sont cruciales pour le développement de notre réflexion.

62Je vais en faire un bref résumé.

63Premièrement, comment penser la façon dont le langage donne forme ? Essayons-nous de le limiter à certains actes spécifiques, dans lesquels nous pensons que nous pouvons dire avec confiance ce qu’il fait, ou essayons-nous de juger ses effets plus larges, notamment la façon dont il organise notre rencontre du monde ?

64Deuxièmement, comment devons-nous comprendre la relation, dans le domaine culturel, entre les conventions sociales, les conventions constitutives qui rendent possible la vie sociale, et les actes individuels ? On serait tenté, — mais ce serait évidemment trop simple —, d’imaginer que les conventions sociales sont une sorte de décor ou d’arrière-plan sur lequel nous décidons comment agir ; les différentes versions du performatif offrent des versions encore plus compliquées de l’intrication entre la norme et de l’action, soit qu’elles présentent les conventions comme les conditions de possibilité des événements, comme chez Austin, soit, comme chez Butler, qu’elles considèrent les actions comme un devoir de répétition, qui peut néanmoins parfois dévier des normes. La littérature, qui est censée « apporter du neuf » dans un espace de convention, nous fournit encore un autre cas. Pour des études culturelles qui se voudraient vraiment pertinentes, il est crucial d’aborder cette relation par des modèles suffisamment complexes.

65Troisièmement, comment concevoir la relation entre ce que le langage fait et ce qu’il dit ? C’est le problème essentiel du performatif, la question ; encore irrésolue, de savoir s’il peut y avoir une fusion harmonieuse du faire et du dire, ou s’il y a ici une tension inéluctable qui gouverne et sous-tend l’activité textuelle.

66Enfin, comment, en cette époque post-moderne, devons-nous penser l’événement ? Aux États-Unis, il est par exemple devenu commun, à l’ère des médias de masse, de dire que ce qui arrive à la télévision « ne fait qu’arriver », que c’est un événement réel. Que l’image corresponde à la réalité ou pas, l’événement médiatique est un véritable événement avec lequel il faut compter. La problématique du performatif peut nous aider à explorer de façon plus fine les éléments que l’on aborde souvent de manière un peu simpliste en y voyant l’effacement moderne des frontières entre les faits et la fiction ou le problème des pseudo-événements. Parce qu’elle est complexe, la question de la nature de l’événement littéraire, de la littérature comme acte, peut nous aider à éviter la tentation de simplifier le problème dans d’autres domaines.

67En résumé, je pense qu’au lieu d’essayer de restreindre ou de simplifier le domaine du performatif en choisissant l’une des pistes de réflexion comme la seule bonne, nous devrions souligner et poursuivre les différences qui existent entre elles — de façon à accroître nos chances de saisir les différents niveaux et modalités auxquels les événements se produisent ; et je considère qu’il y a là un projet requérant la coopération, — même houleuse —, de la philosophie et de la littérature, une pensée de la philosophie et de la théorie littéraire.

68Jonathan Culler

69« Philosophy and Literature : The Fortunes of the Performative », texte paru dans Poetics Today (Duke), 21-3, 2000, traduction Marie De Gandt (Université de Nice).