Michel Foucault / La vie des hommes infâmes / DIRE LE PLUS INDICIBLE

so 1467378181235 SO | 2021-01-03 09:23

La vie des hommes infâmes

Michel Foucault

Ce n’est point un livre dhistoire. Le choix qu’on y trouvera n’a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, une émotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment, dont j’aurais du mal peut-être à justifier l’intensité maintenant qu’est passé le premier moment de la découverte.C’est une anthologie d’existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots. Vies brèves, rencontrées au hasard des livres et des documents. Des exempla, mais – à la différence de ceux que les sages recueillaient au cours de leurs lectures – ce sont des exemples qui portent moins de leçons à méditer que de brefs effets dont la force s’éteint presque aussitôt. Le terme de « nouvelle » me conviendrait assez pour les désigner, par la double référence qu’il indique : à la rapidité du récit et à la réalité des événements rapportés ; car tel est dans ces textes le resserrement des choses dites qu’on ne sait pas si l’intensité qui les traverse tient plus à l’éclat des mots ou à la violence desfaits qui se bousculent en eux. Des vies singulières, devenues, par je ne sais quels hasards, d’étranges poèmes, voilà ce que j’ai voulu rassembler en une sorte d’herbier. L’idée m’en est venue un jour, je crois bien, où je lisais à la Bibliothèque nationale un registre d’internement rédigé au tout début du xviiie siècle. Il me semble même qu’elle mest venue de lalecture que j’ai faite des deux notices que voici. Mathurin Milan, mis à l’hôpital de Charenton le 31 août 1707 :

« Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d’avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdu, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des-plus grands emplois. »

Jean Antoine Touzard, mis au château de Bicêtre le 21 avril 1701 :

« Récollet apostat, séditieux, capable des plus grands crimes. sodo-mite, athée si l’on peut l’être ; c’est un véritable monstre d’abomination qu’il y aurait moins d’inconvénient d’étouffer que de laisser libre. »

Je serais embarrassé de dire ce qu’au juste j’ai éprouvé lorsque j’ai lu ces fragments et bien d’autres qui leur étaient semblables. Sans doute l’une de ces impressions dont on dit qu’elles sont « physiques » comme s’il pouvait y en avoir d’autres. Et j’avoue que ces « nouvelles », surgissant soudain à travers deux siècles et demi de silence, ont secoué en moi plus de fibres que ce qu’on appelle d’ordinaire la littérature, sans que je puisse dire aujourd’hui encore si m’a ému davantage la beauté de ce style classique, drapé en quelques phrases autour de personnages sans doute misérables, ou les excès, le mélange d’obstination sombre et de scélératesse de ces vies dont on sent, sous des mots lisses comme la pierre, la déroute et l’acharnement.

Il y a longtemps, pour un livre, j’ai utilisé de pareils documents. Si je l’ai fait alors, c’est sans doute à cause de cette vibration que j’éprouve aujourd’hui encore lorsqu’il m’arrive de rencontrer ces vies infimes devenues cendres dans les quelques phrases qui les ont abattues. Le rêve aurait été de restituer leur intensité dans une analyse. Faute du talent nécessaire, j’ai donc longtemps remâché la seule analyse ; pris les textes dans leur sécheresse ; cherché quelle avait été leur raison d’être, à quelles institutions ou à quelle pratique politique ils se référaient ; entrepris de savoir pourquoi il avait été soudain si important dans une société comme la nôtre que soient « étouffés » (comme on étouffe un cri, un feu ou un animal) un moine scandaleux ou un usurier fantasque et inconséquent ; j’ai cherché la raison pour laquelle on avait voulu empêcher avec tant de zèle les pauvres esprits de se promener sur les routes inconnues.

Mais les intensités premières qui m’avaient motivé restaient au-dehors. Et puisqu’il y avait risque qu’elles ne passent point dans l’ordre des raisons, puisque mon discours était incapable de les porter comme il aurait fallu, le mieux n’était-il pas de les laisser dans la forme même qui me les avait fait éprouver ? De là l’idée de ce recueil, fait un peu selon l’occasion. Recueil qui s’est composé sans hâte et sans but clairement défini. Longtemps j’ai songé à le présenter selon un ordre systématique, avec quelques rudiments d’explication et de manière qu’il puisse manifester un minimum de signification historique. J’y ai renoncé, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure ; je me suis résolu à rassembler tout simplement un certain nombre de textes, pour l’intensité qu’ils me paraissaient avoir ; je les ai accompagnés de quelques préliminaires ; et je les ai distribués de manière à préserver – selon moi, le moins mal possible – l’effet de chacun. Mon insuffisance m’a voué au lyrisme frugal de la citation. Ce livre ne fera donc pas l’affaire des historiens, moins encore que les autres. Livre d’humeur et purement subjectif ? Je dirai plutôt – mais cela revient peut-être au même – que c’est un livre de convention et de jeu, le livre d’une petite manie qui s’est donné son système. Je crois bien que le poème de l’usurier fantasque ou celui du récollet sodomite m’ont ser vi, de bout en bout, de modèle. C’est pour retrouver quelque chose comme ces existences éclairs, comme ces poèmes vies, que je me suis imposé un certain nombre de règles simples :

- qu’il s’agisse de personnages ayant existé réellement ;

- que ces existences aient été à la fois obscures et infortunées ;

- qu’elles soient racontées en quelques pages ou mieux quelques phrases, aussi brèves que possible ;

- que ces récits ne constituent pas simplement des anecdotes étranges ou pathétiques, mais que d’une manière ou d’une autre (parce que c’étaient des plaintes, des dénonciations, des ordres ou des rapports) ils aient fait partie réellement de l’histoire minuscule de ces existences, de leur malheur, de leur rage ou de leur incertaine folie ;

- et que du choc de ces mots et de ces vies naisse pour nous encore un certain effet mêlé de beauté et d’effroi.

Mais sur ces règles qui peuvent paraître arbitraires, il faut que je m’explique un peu plus. J’ai voulu qu’il s’agisse toujours d’existences réelles ; qu’on puisse leur donner un lieu et une date ; que derrière ces noms qui ne disent plus rien, derrière ces mots rapides et qui peuvent bien la plupart du temps avoir été faux, mensongers, injustes, outranciers, il y ait eu des hommes qui ont vécu et qui sont morts, des souffrances, des méchancetés, des jalousies, des vociférations.

J’ai donc banni tout ce qui pouvait être imagination ou littérature : aucun des héros noirs que celles-ci ont pu inventer ne m’a paru aussi intense que ces savetiers, ces soldats déserteurs, ces marchandes à la toilette, ces tabellions, ces moines vagabonds, tous enragés, scandaleux ou pitoyables ; et cela du seul fait sans doute qu’on sait qu’ils ont existé. De même j’ai banni tous les textes qui pouvaient être mémoires, souvenirs, tableaux, tous ceux qui racontaient bien la réalité mais en gardant à elle la distance du regard, de la mémoire, de la curiosité ou de l’amusement.

J’ai tenu à ce que ces textes soient toujours dans un rapport ou plutôt dans le plus grand nombre de rapports possibles à la réalité : non seulement qu’ils s’y réfèrent, mais qu’ils y opèrent ; qu’ils soient une pièce dans la dramaturgie du réel, qu’ils constituent l’instrument d’une vengeance, l’arme d’une haine, un épisode dans une bataille, la gesticulation d’un désespoir ou d’une jalousie, une supplication ou un ordre.

Je n’ai pas cherché à réunir des textes qui seraient, mieux que d’autres, fidèles à la réalité, qui mériteraient d’être retenus pour leur valeur représentative, mais des textes qui ont joué un rôle dans ce réel dont ils parlent, et qui en retour se trouvent, quelles que soient leur inexactitude, leur emphase ou leur hypocrisie, traversés par elle : des fragments de discours traînant les fragments d’une réalité dont ils font partie.

Ce n’est pas un recueil de portraits qu’on lira ici : ce sont des pièges, des armes, des cris, des gestes, des attitudes, des ruses, des intrigues dont les mots ont été les instruments. Des vies réelles ont été « jouées » dans ces quelques~phrases ; je ne veux pas dire par là qu’elles y ont été figurées, mais que, de fait, leur liberté, leur malheur, leur mort souvent, leur destin en tout cas y ont été, pour une part au moins, décidés. Ces discours ont réellement croisé des vies ; ces existences. ont été effectivement risquées et perdues dans ces mots. J’ai voulu aussi que ces personnages soient eux-mêmes obscurs ; que rien ne les ait prédisposés pour un éclat quelconque, qu’ils n’aient été dotés d’aucune de ces grandeurs qui sont établies et reconnues celles de la naissance, de la fortune, de la sainteté, de l’héroïsme ou du génie ; qu’ils appartiennent à ces milliards d’existences qui sont destinées à passer sans trace ; qu’il y ait dans leurs malheurs, dansleurs passions, dans ces amours et dans ces haines quelque chose de gris et d’ordinaire au regard de ce qu’on estime d’habitude digne d’être raconté ; que pourtant ils aient été traversés d’une certaine ardeur, qu’ils aient été animés par une violence, une énergie, un excès dans la méchanceté, la vilenie, la bassesse, l’entêtement ou la malchance qui leur donnait aux yeux de leur entourage, et à proportion de sa médiocrité même, une sorte de grandeur effrayante ou pitoyable.

J’étais parti à la recherche de ces sortes de particules dotées d’une énergie d’autant plus grande qu’elles sont elles-mêmes plus petites et difficiles à discerner. Pour que quelque chose d’elles parvienne jusqu’à nous, il a fallu pourtant qu’un faisceau de lumière, un instant au moins, vienne les éclairer. Lumière qui vient d’ailleurs. Ce qui les arrache à la nuitelles auraient pu, et peut-être toujours dû, rester, c’est la rencontre avec le pouvoir : sans ce heurt, aucun mot sans doute ne serait plus là pour rappeler leur fugitif trajet. Le pouvoir qui a guetté ces vies,qui les a poursuivies, qui a porté, ne serait-ce qu’un instant, attention à leurs plaintes et à leur petit vacarme et qui les a marquées d’un coup de griffe, c’est lui qui a suscité les quelques mots qui nous en restent; soit quon ait voulu s’adresser à lui pour dénoncer, se plaindre, solliciter, supplier, soit qu’il ait voulu intervenir et qu’il ait en quelques mots jugé et décidé. Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au-dessous de tout discours et à disparaître sans avoir jamais été dites n’ont pu laisser de traces – brèves, incisives, énigmatiques souvent – qu’au point de leur contact instantané avec le pouvoir. De sorte qu’il est sans doute impossible à jamais de les ressaisir en elles-mêmes, telles qu’elles pouvaient être « à l’état libre » ; on ne peut plus les repérer que prises dans les déclamations, les partialités tactiques, les mensonges impératifs que suppo-sent les jeux du pouvoir et les rapports avec lui.On me dira : vous voilà bien, avec toujours la même inca-pacité à franchir la ligne, à passer de l’autre côté, à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas ; toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire.

Pourquoi, ces vies, ne pas aller les écouter là où, d’elles-mêmes, elles parlent ? Mais d’abord, de ce qu’elles ont été dans leur violence ou leur malheur singulier, nous resterait-il quoi que ce soit, si elles n’avaient, à un moment donné, croisé le pouvoir et provoqué ses forces ? N’est-ce pas, après tout, l’un des traits fondamentaux de notre société que le destin y prenne la forme du rapport au pouvoir, de la lutte avec ou contre lui ? Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces ou d’échapper à ses pièges. Les paroles brèves et stridentes qui vont et viennent entre le pouvoir et les existences les plus inessentielles, c’est là sans doute pour celles-ci le seul monument qu’on leur ait jamais accordé ; c’est ce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu d’éclat, le bref éclair qui les porte jusqu’à nous. J’ai voulu en somme rassembler quelques rudiments pour une légende des hommes obscurs, à partir des discours que dans le malheur ou la rage ils échangent avec le pouvoir. « Légende », parce qu’il s’y produit, comme dans toutes les légendes, une certaine équivoque du fictif et du réel.Mais elle s’y produit pour des raisons inverses. Lelégendaire, quel que soit son noyau de réalité, n’est rien d’autre finalement que la somme de ce qu’on en dit. Il est indifférent à l’existence ou à l’inexistence de celui dont il transmet la gloire. Si celui-ci a existé, la légende le recouvre de tant de prodiges, elle l’embellit de tant dimpossibilités que tout se passe ou presque comme si jamais il n’avait vécu. Et s’il est purement imaginaire, la légende rapporte sur lui tant de récits insistants qu’il prend l’épaisseur historique de quelqu’un qui aurait existé. Dans les textes qu’on lira plus loin, l’existence de ces hommes et de ces femmes se ramène exactement à ce qui en a été dit ; de ce qu’ils ont été ou de ce qu’ils ont fait rien ne subsiste, sauf en quelques phrases. C’est la rareté ici et non la prolixité qui fait que réel et fiction s’équivalent. N’ayant rienété dans l’histoire, n’ayant joué dans les événements ou parmi les gens importants aucun rôle appré-ciable, n’ayant laissé autour d’eux aucune trace qui puisse être référée, ils n’ont et n’auront plus jamais d’existence qu’à l’abri précaire de ces mots. Et grâce aux textes qui parlent d’eux, ils par viennent jusqu’à nous sans porter plus d’indices de réalité que s’ils venaient de La Légende dorée ou d’un roman d’aventures. Cette pure existence verbale qui fait de ces malheureux ou de ces scélérats des êtres quasi fictifs, ils la doivent à leur disparition presque exhaustive et à cette chance ou malchance qui a fait sur vivre, au hasard de documents retrouvés, quelques rares mots qui parlent d’eux ou qu’ils ont eux-mêmes pronon-cés. Légende noire, mais surtout légende sèche, réduite à ce qui fut dit un jour et que d’improbables rencontres ont conser vée jusqu’à nous. C’est là un autre trait de cette légende noire. Elle ne s’estpas transmise comme celle qui est dorée par quelque nécessité profonde, en suivant des trajets continus. Elle est, par nature, sans tradition ; ruptures, effacement, oublis, croisements, réap-paritions, c’est par là seulement qu’elle peut nous arriver. Le hasard la porte dès le début. Il a fallu d’abord un jeu de circons-tances qui ont, contre toute attente, attiré sur l’individu le plus obscur, sur sa vie médiocre, sur des défauts finalement assez ordinaires le regard du pouvoir et l’éclat de sa colère : aléa qui a fait que la vigilance des responsables ou des institutions, destinée sans doute à effacer tout désordre, a retenu celui-ci plutôt que celui-là, ce moine scandaleux, cette femme battue, cet ivrogne invétéré et furieux, ce marchand querelleur, et non pas tant d’autres, à côté d’eux, dont le tapage n’était pas moins grand. Et puis il a fallu que parmi tant de documents perdus et dispersés, ce soit celui-ci et non pas tel autre qui soit par venu jusqu’à nous et qui ait été retrouvé et lu. De sorte qu’entre ces gens sans importance et nous qui n’en avons pas plus qu’eux, nul rapport de nécessité. Rien ne rendait probable qu’ils surgis-sent de l’ombre, eux plutôt que d’autres, avec leur vie et leurs malheurs. Amusons-nous, si nous voulons, à y voir une revan-che : la. chance qui permet que ces gens absolument sans gloire surgissent d’au milieu de tant de morts, gesticulent encore, manifestenttoujours leur rage, leur affliction ou leur invincible entêtement à divaguer, compense peut-être la malchance qui avait attiré sur eux, malgré leur modestie et leur anonymat, l’éclair du pouvoir. Des vies qui sont comme si elles n’avaient pas existé, des vies qui ne survivent que du heurt avec un pouvoir qui n’a voulu que les anéantir ou du moins les effacer, des vies qui ne nous reviennent que par l’effet de multiples hasards, voilà les infa-mies dont j’aivoulu rassembler ici quelques restes.

Il existe une fausse infamie, celle dont bénéficient ces hommes d’épouvante ou de scandale qu’ont été Gilles de Rais, Guiller y ou Cartouche, Sade et Lacenaire. Apparemment infâmes, à cause des souvenirs abominables qu’ils ont laissés, des méfaits qu’on leur prête, de l’horreur respectueuse qu’ils ont inspirée, ce sont en fait des hommes de la légende glorieuse, même si les raisons de cette renommée sont inverses de celles qui font ou devraient faire la grandeur des hommes. Leur infamie n’est qu’une modalité de l’universelle fama. Mais le récollet apostat, mais les pauvres esprits égarés sur les chemins inconnus, ceux-là sont infâmes en toute rigueur ; ils n’existent plus que par les quelques mots terribles qui étaient destinés à les rendre indignes, pour toujours, de la mémoire des hommes. Et le hasard a voulu que ce soient ces mots, ces mots seulement, qui subsistent. Leur retour maintenant dans le réel se fait dans la forme même selon laquelle on les avait chassés du monde. Inutile de leur chercher un autre visage, ou de soupçonner en eux une autre grandeur ; ils ne sont plus que ce par quoi on a voulu les accabler : ni plus ni moins. Telle est l’infamie stricte, celle qui, n’étant mélangée ni de scandale ambigu ni d’une sourde admiration, ne compose avec aucune sorte de gloire. Par rapport au grand recueil de l’infamie, qui en rassemblerait les traces d’un peu partout et de tous les temps, je me rends bien compte que le choix que voici est mesquin, étroit, un peu monotone. Il s’agit de documents qui tous datent à peu près de la même centaine d’années, 1660-1760, et qui viennent de la même source : archives de l’enfermement, de la police, des placets au roi et des lettres de cachet. Supposons qu’il s’agit là d’un premier volume et que la Vie des hommes infâmes pourra s’étendre à d’autres temps et à d’autres lieux.

J’ai choisi cette période et ce type de textes à cause d’une vieille familiarité. Mais si le goût que j’ai pour eux depuis des années ne s’est pas démenti et si j’y reviens aujourd’hui encore, c’est que j’y soupçonne un commencement ; en tout cas, un événement important où se sont croisés des mécanismes poli-tiques et des effets de discours. Ces textes du xviie et du xviiie siècle (surtout si on les compare à ce que sera, par la suite, la platitude administrative et policière) ont un éclat, ils révèlent au détour d’une phrase une splendeur, une violence que dément, à nos yeux du moins, la petitesse de l’affaire ou la mesquinerie assez honteuse des intentions. Les vies les plus pitoyables y sont décrites avec les imprécations ou l’emphase qui semblent convenir aux plus tragiques. Effet comique sans doute ; il y a quelque chose de dérisoire à convoquer tout le pouvoir des mots, et à travers eux la souveraineté du ciel et de la terre, autour de désordres insignifiants ou de malheurs si communs :« Accablé sous le poids de la plus excessive douleur, Duchesne, commis, ose avec une humble et respectueuse confiance se jeter aux pieds de Votre Majesté pour implorer sa justice contre la plus méchante de toutes les femmes... Quelle espérance ne doit pas concevoir l’infortuné qui, réduit à la dernière extrémité, a recours aujourd’hui à Votre Majesté après avoir épuisé toutes les voies de douceur, de remontrances et de ménagement pour ramener à son devoir une femme dépouillée de tout sentiment de religion, d’honneur, de probité et même d’humanité ? Tel est, Sire, l’état du malheureux, qui ose faire retentir sa plaintive voix aux oreilles de Votre Majesté. »Ou encore, de cette nourrice abandonnée qui demande l’arrestation de son mari au nom de ses quatre enfants « qui n’ont peut-être rien à attendre de leur père qu’un exemple terrible des effets du désordre. Votre Justice Monseigneur, leur épargnera une si flétrissante instruction, à moi, à ma famille l’opprobre et l’infamie, et mettra hors d’état de faire aucun tort à la société un mauvais citoyen qui ne peut que lui nuire ». On rira peut-être ; mais il ne faut pas l’oublier : à cette rhétorique qui n’est grandiloquente que par la petitesse des choses auxquelles elle s’applique le pouvoir répond dans des termes qui ne nous parais-sent guère plus mesurés ; avec cette différence cependant que dans ses mots à lui passe l’éclair de ses décisions ; et leur solennité peut s’autoriser sinon de l’importance de ce qu’ils punissent, du moins de la rigueur du châtiment qu’ils imposent. Si on enferme je ne sais quelle tireuse d’horoscopes, c’est qu’« il est peu de crimes qu’elle n’ait commis, et aucun dont elle ne soit capable. Aussi n’y a-t-il pas moins de charité que de justice à délivrer incessamment lepublic d’une femme aussi dangereuse, qui le vole, le dupe et le scandalise impunément depuis tant d’années ». Ou à propos d’un jeune écervelé, mauvais fils et paillard :

« C’est un monstre de libertinage et d’impiété... En habitude de tous les vices: fripon, indocile,impétueux, violent, capable d’attenter à la vie de son propre père de propos délibéré... toujours en société avec des femmes de la dernière prostitution. Tout ce qu’on lui représente de ses friponneries et de ses dérèglements ne fait aucune impression sur son cœur ; il n’y répond que par un sourire de scélérat qui fait connaître son endurcissement et ne donne lieu d’appréhender qu’il ne soit incurable. »

À la moindre incartade, on est déjà dans l’abominable, ou du moins dans le discours de l’invective et de l’exécration. Ces femmes sans mœurs et ces enfants enragés ne pâlissent pas à côté de Néron ou de Rodogune. Le discours du pouvoir à l’âge classique, comme le discours qui s’adresse à lui, engendre des monstres. Pourquoi ce théâtre si emphatique du quotidien ?

La prise du pouvoir sur l’ordinaire de la vie, le christianisme l’avait, pour une grande part, organisée autour de la confession: obligation de faire passer régulièrement au fil du langage le monde minuscule de tous les jours, les fautes banales, les défaillances même imperceptibles et jusqu’au jeu trouble des pensées, des intentions et des désirs ; rituel daveu où celui qui parle est en même temps celui dont on parle ; effacement de la chose dite par son énoncé même, mais augmentation également de l’aveu lui-même qui doit rester secret, et ne laisserderrière lui aucune autre trace que le repentir et les œuvres de pénitence. L’Occident chrétien a inventé cette étonnante contrainte, qu’il a imposée à chacun, de tout dire pour tout effacer, de formuler jusqu’aux moindres fautes dans un murmure ininterrompu, acharné, exhaustif, auquel rien ne devait échapper, mais qui ne devait pas un instant se survivre à lui-même. Pour des centaines de millions d’hommes et pendant des siècles, le mal a dû s’avouer en première personne, dans un chuchotement obligatoire et fugitif. Or, à partir d’un moment qu’on peut situer à la fin du xviiesiècle, ce mécanisme s’est trouvé encadré et débordé par un autre dont le fonctionnement était très différent. Agencement administratif et non plus religieux ; mécanisme d’enregistrement et non plus de pardon. L’objectif visé était, pourtant, le même. En partie au moins : mise en discours du quotidien, parcours de l’univers infime des irrégularités et des désordres sans importance. Mais l’aveu n’y joue pas le rôle éminent que le christianisme lui avait réservé. Pour ce quadrillage, on utilise, et systématiquement, des procédés anciens, mais jusque-là localisés : la dénonciation, la plainte, l’enquête, le rapport, le mouchardage, l’interrogatoire. Et tout ce qui se dit ainsi s’enregistre par écrit, saccumule, constitue des dossiers et des archives.

La voix unique, instantanée et sans trace de l’aveu pénitentiel qui effaçait le mal en s’effaçant elle-même est relayée désormais par des voix multiples, qui se déposent en une énorme masse documentaire et constituent ainsi à travers le temps comme la mémoire sans cesse croissante de tous les maux du monde. Le mal minuscule de la misère et de la faute n’est plus renvoyé au ciel par la confidence à peine audible de l’aveu ; il s’accumule sur la terre sous la forme de traces écrites. C’est un tout autre type de rapports qui s’établit entre le pouvoir, le discours et le quotidien, une tout autre manière de régir celui-ci et de le formuler. Naît, pour la vie ordinaire, une nouvelle mise en scène. Ses premiers instruments, archaïques mais déjà complexes, on les connaît : ce sont les placets, les lettres de cachet ou les ordres du roi, les enfermements divers, les rapports et les décisions de police. Je ne reviendrai pas sur ces choses déjà sues ; mais seulement sur certains aspects qui peuvent rendre compte de l’intensité étrange et d’une sorte de beauté que revêtent parfois ces images hâtives où de pauvres hommes ont pris, pour nous qui les apercevons de si loin, le visage de l’infamie. La lettre de cachet, l’internement, la présence généralisée de la police, tout cela n’évoque, dhabitude, que le despotisme d’un monarque absolu. Mais il faut bien voir que cet « arbitraire » était une sorte de service public. Les « ordres du roi » ne s’abattaient à l’improviste, de haut en bas, comme signes de la colère du monarque, que dans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils étaient solli-cités contre quelqu’un par son entourage, ses père et mère, l’un de ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le curé de l’endroit parfois, ou quelque notable ; on les quémandait, comme s’il s’agissait de quelque grand crime qui aurait mérité la colère du souverain, pour quelque obscure histoire de famille: époux bafoués ou battus, fortune dilapidée, conflits d’intérêts, jeunes gens indociles, friponneries ou beuveries, et tous les petits désordres de la conduite.

La lettre de cachet qui se donnait comme la volonté expresse et particulière du roi de faire enfermer l’un de ses sujets, hors des voies de la justice régulière, n’était que la réponse à cette demande venue d’en bas. Mais elle n’était pas accordée de plein droit à qui la demandait ; une enquête devait la précéder, destinée à juger du bien-fondé de la demande ; elle devait établir si cette débauche ou cette ivrognerie, ou cette violence et ce libertinage méritaient bien un internement, et dans quelles conditions et pour combien de temps : tâche de la police, qui recueillait, pour ce faire, témoignages, mouchardages, et tout ce murmure douteux qui fait brouillard autour de chacun. Le système lettre de cachet-enfermement ne fut qu’un épisode assez bref : guère plus d’un siècle et localisé à la France seulement. Il n’enest pas moins important dans l’histoire des mécanismes du pouvoir. Il n’assure pas l’irruption spontanée de l’arbitraire royal dans l’élément le plus quotidien de la vie. Il en assure plutôt la distribution selon des circuits complexes et dans tout un jeu de demandes et de réponses. Abus de l’absolutisme ? Peut-être ; non pas cependant en ce sens que le monarque abuserait purement et simplement de son propre pouvoir, mais en ce sens que chacun peut user pour soi, à ses propres fins et contre les autres, de l’énormité du pouvoir absolu : une sorte de mise à la disposition des mécanismes de la souveraineté, une possibilité donnée, à qui sera assez adroit pour les capter, d’en détourner à son profit les effets.

De là un certain nombre de conséquences : la souveraineté politique vient sinsérer au niveau le plus élémentaire du corps social ; de sujet à sujet – et il s’agit parfois des plus humbles –, entre les membres dune même famille, dans des rapports de voisinage, d’intérêts, de métier, de rivalité, de haine et d’amour, on peut faire valoir, outre les armes traditionnelles de l’autorité et de l’obéissance, les ressources d’un pouvoir politique qui a la forme de l’absolutisme ; chacun, s’il sait jouer le jeu, peut devenir pour l’autre un monarque terrible et sans loi : homo homini rex ; toute une chaîne politique vient s’entrecroiser avec la trame du quotidien.

Mais ce pouvoir, faut-il encore, au moins un instant se l’approprier, le canaliser, le capter et l’infléchir dans la direction qu’on veut ; il faut, pour en faire usage à son profit, le « séduire » ; il devient à la fois objet de convoitise et objet de séduction ; désirable donc, et cela dans la mesure même où il est absolument redoutable. L’intervention d’un pouvoir politique sans limites dans le rapport quotidien devient ainsi non seulement acceptable et familier, mais profondément souhaité, non sans devenir, du fait même, le thème d’une peur généralisée. Il n’y a pas à s’étonner de cette pente qui, peu à peu, a ouvert les relations d’appartenance ou de dépendance traditionnellement liées à la famille sur des contrôles administratifs et politiques. Ni à s’étonner que le pouvoir démesuré du roi fonctionnant ainsi au milieu des passions, des rages, des misères et des vilenies, ait pu devenir, en dépit ou plutôt à cause même de son utilité, objet d’exécration. Ceux qui usaient des lettres de cachet et le roi qui les accordait ont été pris au piège de leur complicité : les premiers ont perdu de plus en plus leur puissance traditionnelle au profit dun pouvoir adminis-tratif ; quant à lui, d’avoir été mêlé tous les jours à tant de haines et d’intrigues, il est devenu haïssable. Comme le disait le duc de Chaulieu, je crois, dans les Mémoires de deux jeunes mariées, en coupant la tête au roi, la Révolution française a décapité tous les pères de famille.

De tout cela je  voudrais retenir pour l’instant ceci : avec ce dispositif des placets, des lettres de cachet, de l’internement, de la police, une infinité de discours va naître qui traverse en tous sens le quotidien et prend en charge, mais sur un mode absolument différent de l’aveu, le mal minuscule des vies sans importance. Dans les filets du pouvoir, le long de circuits assez complexes, viennent se prendre les disputes de voisinage, les querelles des parents et des enfants, les mésententes des ména-ges, les excès du vin et du sexe, les chamailleries publiques et bien des passions secrètes. Il y a eu là comme unimmense et omniprésent appel pour la mise en discours de toutes ces agita-tions et de chacune de ces petites souffrances. Un murmure commence à monter qui ne s’arrêtera pas : celui par lequel les variations individuelles de la conduite, les hontes et les secrets sont offerts par le discours aux prises du pouvoir. Le quelconque cesse d’appartenir au silence, à la rumeur qui passe ou à l’aveu fugitif. Toutes ces choses qui font l’ordinaire, le détail sans importance, l’obscurité, les journées sans gloire, la vie commune, peuvent et doivent être dites mieux, écrites. Elles sont devenues descriptibles et transcriptibles, dans la mesure même où elles sont traversées par les mécanismes dun pouvoir politique. Longtemps n’avaient mérité d’être dits sans moquerie que les gestes des grands ; le sang, la naissance et l’exploit, seuls, donnaient droit à l’histoire. Et s’il arrivait que parfois les plus humbles accèdent à une sorte de gloire, c’était par quelque fait extraordinaire – l’éclat d’une sainteté ou l’énormité d’un forfait.

Qu’il puisse y avoir dans l’ordre de tous les jours quelque chose comme un secret à lever, que l’inessentiel puisse être, d’une certaine manière, important, cela est demeuré exclu jusqu’à ce que vienne se poser, sur ces turbulences minuscules, le regard blanc du pouvoir. Naissance, donc, d’une immense possibilité de discours. Un certain savoir du quotidien a là une part au moins de son origine et, avec lui, une grille d’intelligibilité que l’Occident a entrepris de poser sur nos gestes, sur nos manières d’être et de faire. Mais il a fallu pour cela l’omniprésence à la fois réelle et virtuelle du monarque ; il a fallu l’imaginer assez proche de toutes cesmisères, assez attentif au moindre de ces désordres pour qu’on entreprenne de le solliciter ; il a fallu que lui-même apparaisse comme doté d’une sorte d’ubiquité physique. Dans sa forme première, ce discours sur le quotidien était tout entier tourné vers le roi ; il s’adressait à lui ; il avait à se glisser dans les grands rituels cérémonieux du pouvoir ; il devait en adop-ter la forme et en revêtir les signes. Le banal ne pouvait être dit, décrit, obser vé, quadrillé et qualifié que dans un rapport de pouvoir qui était hanté par la figure du roi – par son pouvoir réel et par le fantasme de sa puissance. De là la forme singulière de ce discours : il exigeait un langage décoratif, imprécateur ou suppliant. Chacune de ces petites histoires de tous les jours devait être dite avec l’emphase des rares événements qui sont dignes de retenir l’attention des monarques ; la grande rhéto-rique devait habiller ces affaires de rien. Jamais, plus tard, la morne administration policière ni les dossiers de la médecine ou de la psychiatrie ne retrouveront de pareils effets de langage. Parfois, un édifice verbal somptueux pour raconter une obscure vilenie ou une petite intrigue ; parfois, quelques phrases brèves qui foudroient un misérable et le replongent dans sa nuit ; ou encore le long récit des·malheurs racontés sur le mode de la supplication et de l’humilité : le discours politique de la banalité ne pouvait être que solennel.

Mais il se produit aussi dans ces textes un autre effet de disparate. Souvent il arrivait que les demandes d’internement soient faites par des gens de très petite condition, peu ou pas alphabétisés ; eux-mêmes avec leurs maigres connaissances ou, à leur place, un scribe plus ou moins habile composaient comme ils le pouvaient les formules et tours de phrase qu’ils pensaient requis lorsqu’on s’adressait au roi ou aux grands, et ils les mélangeaient avec les mots maladroits et violents, les expressions de rustre par lesquels ils pensaient sans doute donner à leurs suppliques plus de force et de vérité ; alors, dans des phrases solennelles et disloquées, à côté de mots amphigouriques, jaillissent des expressions rudes, maladroites, malsonnantes ; au langage obligatoire et rituel s’entrelacent les impatiences, les colères, les rages, les passions, les rancœurs, les révoltes. Une vibration et des intensités sauvages bousculent les règles de ce discours guindé et se font jour avec leurs propres manières de dire. Ainsi parle la femme de Nicolas Bienfait : elle « prend la liberté de représenter très humblement à Monseigneur que ledit Nicolas Bienfait, cocher de remise, est un homme fort débauché qui la tue de coups, et qui vend tout ayant déjà fait mourir ses deux femmes dont la première il lui a tué son enfant dans le corps, la seconde après lui avoir vendu et mangé, par ses mauvais traitements l’a fait mourir en langueur, jusqu’à vouloir l’étrangler la veille de sa mor t... La troisième, il lui veut manger le cœur sur le gril sans bien d’autres meur tres qu’il a faits ; Monseigneur, je me jette aux pieds de Votre Grandeur pour implorer Votre Miséricorde. J’espère de votre bonté que vous me rendrez justice, car ma vie étant risquée à tous moments, je ne cesserai de prier le Seigneur pour la conser vation de votre santé... »

Les documents que j’ai rassemblés ici sont homogènes ; et ils risquent fort de paraître monotones. Tous cependant fonctionnent au disparate. Disparate entre les choses racontées et la manière de les dire ; disparate entre ceux qui se plaignent et supplient et ceux qui ont sur eux tout pouvoir ; disparate entre l’ordre minuscule des problèmes soulevés et l’énormité du pouvoir mis en œuvre ; disparate entre le langage de la cérémonie et du pouvoir et celui des fureurs ou des impuissances. Ce sont des textes qui regardent vers Racine, ou Bossuet, ou Crébillon ; mais ils portent avec eux toute une turbulence popu-laire, toute une misère et une violence, toute une « bassesse » comme on disait, quaucune littérature à cette époque n’aurait pu accueillir. Ils font apparaître des gueux, des pauvres gens, ou simplement des médiocres, sur un étrange théâtre où ils pren-nent des postures, des éclats de voix, des grandiloquences, où ils revêtent des lambeaux de draperie qui leur sont nécessaires s’ils veulent qu’on leur prête attention sur la scène du pouvoir. Ils font penser parfois à une pauvre troupe de bateleurs, qui s’affublerait tant bien que mal de quelques oripeaux autrefois somptueux pour jouer devant un public de riches qui se moquera d’eux. À cela près qu’ils jouent leur propre vie, et devant des puissants qui peuvent en décider. Des personnages de Céline voulant se faire écouter à Versailles.

Un jour viendra où tout ce disparate se trouvera effacé. Le pouvoir qui s’exercera au niveau de la vie quotidienne ne sera plus celui d’un monarque proche et lointain, tout-puissant et capricieux, source de toute justice et objet de n’importe quelle séduction, à la fois principe politique et puissance magique ; il sera constitué d’un réseau fin, différencié, continu, où se relaient les institutions diverses de la justice, de la police, de la médecine, de la psychiatrie. Et le discours qui se formera alors n’aura plus l’ancienne théâtralité artificielle et maladroite ; il se développera dans un langage qui prétendra être celui de l’ob-ser vation et de la neutralité. Le banal s’analysera selon la grille efficace mais grise de l’Administration, du journalisme et de la science ; sauf à « aller chercher ses splendeurs un peu plus loin de là, dans la littérature. Au xviie et au xviiie siècle, on est à l’âge encore rugueux et barbare où toutes ces médiations nexistent pas ; le corps des misérables est affronté presque directement à celui du roi, leur agitation à ses cérémonies ; il n’y a pas non plus de langage commun, mais un heurt entre les cris et les rituels, entre les désordres qu’on veut dire et la rigueur des formes qu’il faut suivre. De là, pour nous qui regardons de loin ce premier affleurement du quotidien dans le code du politique, détranges fulgurations, quelque chose de criard et d’intense, qui se perdra par suite lorsqu’on fera, de ces choses et de ces hommes, des « affaires », des faits divers ou des cas.

Moment important que celui où une société a prêté des mots, des tournures et des phrases, des rituels de langage à la masse anonyme des gens pour qu’ils puissent parler d’eux-mêmes – en parler publiquement et sous la triple condition que ce discours soit adressé et mis en circulation dans un dispositif de pouvoir bien défini, qu’il fasse apparaître le fond jusque-là à peine perceptible des existences et qu’à partir de cette guerre infime des passions et des intérêts il donne au pouvoir la possibilité d’une inter vention souveraine. L’oreille de Denys était une petite machine bien élémentaire si on la compare à celle-ci. Comme le Pouvoir serait léger et facile, sans doute, à démanteler, sil ne faisait que sur veiller, épier, surprendre, interdire et punir ; mais il incite, suscite, produit ; il n’est pas simplement œil et oreille ; il fait agir et parler.

Cette machinerie a sans doute été importante pour la constitution de nouveaux savoirs. Elle n’est pas étrangère non plus à tout un nouveau régime de la littérature. Je ne veux pas dire que la lettre de cachet est au point d’origine de formes littéraires inédites, mais qu’au tournant du xviie et du xviiie siècle les rapports du discours, du pouvoir, de la vie quotidienne et de la vérité se sont noués sur un mode nouveau où la littérature se trouvait elle aussi engagée. La fable, selon le sens du mot, c’est ce qui mérite dêtre dit. Longtemps, dans la société occidentale, la vie de tous les jours n’a pu accéder au discours que traversée et transfigurée par le fabuleux ; il fallait quelle soit tirée hors delle-même par l’héroïsme, l’exploit, les aventures, la Providence et la grâce, éventuellement le forfait ; il fallait quelle soit marquée d’une touche dimpossible. C’est alors seulement qu’elle devenait dicible. Ce qui la mettait hors d’accès lui permettait de fonctionner comme leçon et exemple. Plus le récit sortait de l’ordinaire, plus il avait de force pour envoûter ou persuader. Dans ce jeu du « fabuleux exemplaire », l’indifférence au vrai et au faux était donc fondamentale. Et s’il arrivait qu’on entreprenne de dire pour elle-même la médiocrité du réel, ce n’était guère que pour provoquer un effet de drôlerie : le seul fait d’en parler faisait rire.

LITTERATURE : DEVOIR DE DIRE LES PLUS COMMUNS DES SECRETS

Depuis le xviie siècle, l’Occident a vu naître toute une « fable » de la vie obscure d’où le fabuleux s’est trouvé proscrit. L’impossible ou le dérisoire ont cessé d’être la condition sous laquelle on pourrait raconter l’ordinaire. Naît un art du langage dont la tâche n’est plus de chanter l’improbable, mais de faire apparaître ce qui n’apparaît pas – ne peut pas ou ne doit pas apparaître : dire les derniers degrés, et les plus ténus, du réel. Au moment où on met en place un dispositif pour forcer à dire l’« infime », ce qui ne se dit pas, ce qui ne mérite aucune gloire, l’« infâme » donc, un nouvel impératif se forme qui va constituer ce qu’on pourrait appeler l’éthique immanente au discours littéraire de l’Occident : ses fonctions cérémonielles vont s’effacer peu à peu ; il n’aura plus pour tâche de manifester de façon sensible l’éclat trop visible de la force, de la grâce, de l’héroïsme, de la puissance ; mais d’aller chercher ce qui est le plus difficile à apercevoir, le plus caché, le plus malaisé à dire et à montrer, finalement le plus interdit et le plus scandaleux. Une sorte d’injonction à débusquer la part la plus nocturne et la plus quotidienne de l’existence (quitte à y découvrir parfois les figures solennelles du destin) va dessiner ce qui est la ligne de pente de la littérature depuis le xviie siècle, depuis qu’elle a commencé à être littérature au sens moderne du mot. Plus qu’une forme spécifique, plus qu’un rapport essentiel à la forme, c’est cette contrainte, j’allais dire cette morale, qui la caractérise et en a porté jusqu’à nous l’immense mouvement : devoir de dire les plus communs des secrets. La littérature ne résume pas à elle seule cette grande politique, cette grande éthique discursive ; elle ne s’y ramène pas non plus.entièrement ; mais elle y a son lieu et ses conditions d’existence. De là son double rapport à la vérité et au pouvoir.

Alors que le fabuleux ne peut fonctionner que dans une indécision entre vrai et faux, la littérature, elle, s’instaure dans une décision de non-vérité : elle se donne explicitement comme artifice, mais en s’engageant à produire des effets de vérité qui sont reconnaissables comme tels ; l’importance qu’on a accordée, à l’époque classique, au naturel et à l’imitation est sans doute l’une des premières façons de formuler ce fonctionnement « en vérité » de la littérature. La fiction a dès lors remplacé le fabuleux, le roman s’affranchit du romanesque et ne se développera que de s’en libérer toujours plus complètement.

La littérature fait donc partie de ce grand système de contrainte par lequel l’Occident a obligé le quotidien à se mettre en discours ; mais elle y occupe une place particulière : acharnée à chercher le quotidien au-dessous de lui-même, à franchir les limites, à lever brutalement ou insidieusement les secrets, à déplacer les règles et les codes, à faire dire l’inavouable, elle tendra donc à se mettre hors la loi ou du moins à prendre sur elle la charge du scandale, de la transgression ou de la révolte.

Plus que toute autre forme de langage, elle demeure le discours de l’« infamie » : à elle de dire le plus indicible – le pire, le plus secret, le plus intolérable, l’éhonté. La fascination qu’exercent l’une sur l’autre, depuis des années, psychanalyse et littérature est sur ce point significative. Mais il ne faut pas oublier que cette position singulière de la littérature n’est que l’effet d’un certain dispositif de pouvoir qui traverse en Occident l’économie des discours et les stratégies du vrai. Je disais, en commençant, que ces textes, je voudrais qu’on les lise comme autant de « nouvelles ». C’était trop dire sans doute ; aucun ne vaudra jamais le moindre récit de Tchekhov, de Maupassant ou de James. Ni « quasi- » ni « sous-littérature », ce n’est même pas l’ébauche d’un genre ; c’est dans le désordre, le bruit et la peine, le travail du pouvoir sur les vies, et le discours qui en naît.