Marshall Sahlins. La Nature humaine: une illusion occidentale.

so 1467378181235 SO | 2021-02-06 17:44

"La corruption des peuples et celui du langage ne font qu'un." Thomas Gustafson

Voici ce qui arriva à Corcyre quand on cessa de respecter le sens des mots dans cette lutte effrénée pour le pouvoir: l’injuste devint juste, et le juste injuste. On appela les complots une «juste défense», alors qu’on conspuait la prudence en l’appelant «lâcheté»; la violence bestiale était tenue pour du «courage», et la modération une couardise. Les serments ne liaient plus ceux qui avaient intérêt à les briser. Un seul principe demeura, comme le souligne W. Robert Conner: Le calcul égoïste. Toutes les règles d’usage en Grèce – les promesses, les serments, les supplications, le respect des parents et des hôtes bienfaiteurs, et même la convention par excellence, le langage – ont été détruites.

Avertissement


Au cours de ces dix ou vingt dernières années, l’enseignement connu sous le nom de «civilisation occidentale» a progressivement perdu de son importance dans le cursus des étudiants américains. L’objectif de cet ouvrage est d’accélérer ce processus en réduisant la «civi occidentale» à trois heures de lecture. J’en appelle au principe nietzschéen: les grands problèmes sont comme des bains d’eau glacée, il faut en sortir aussi rapidement qu’on y entre.

La Nature humaine: une illusion occidentale


Depuis plus de deux mille ans, ceux qu’on appelle les «Occidentaux» ont toujours été hantés par le spectre de leur nature: à moins de la soumettre à quelque gouvernement, la résurgence de cette nature humaine cupide et violente livrerait la société à l’anarchie. La théorie politique de l’animal sans foi ni loi a souvent pris deux partis opposés: ou bien la hiérarchie, ou bien l’égalité; ou bien l’autorité monarchique, ou bien l’équilibre républicain; ou bien un système de domination idéalement capable de mettre un frein à l’égoïsme naturel des hommes grâce à l’action d’un pouvoir extérieur, ou bien un système auto-régulé où le partage égal des pouvoirs et leur libre exercice parviendraient à concilier les intérêts particuliers avec l’intérêt commun. Au-delà du politique, nous trouvons là un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel des choses: on retrouve en effet une même structure anarchique originaire entre des éléments qu’on ordonne soit à l’aide d’une hiérarchie, soit par l’égalité; ce système vaut aussi bien pour l’organisation de l’univers, que pour celle de la cité, et intervient même dans la conception de la santé du corps humain. Il s’agit d’une métaphysique propre à l’Occident, car la distinction entre nature et culture qu’elle suppose définit une tradition qui nous est propre, nous démarquant de tous les peuples qui considèrent que les bêtes sont au fond des êtres humains, et non que les humains sont au fond des bêtes.

Pour ces derniers, il n’est pas de «nature animale» que nous devrions maîtriser. Et ils ont raison, car l’espèce humaine telle que nous la connaissons, l’homo sapiens, est née il y a relativement peu de temps dans une histoire culturelle de l’homme beaucoup plus ancienne. La paléontologie en témoigne: nous sommes, nous aussi, des animaux de culture; notre patrimoine biologique est déterminé par notre pouvoir symbolique. Notre esclavage involontaire aux penchants animaux est une illusion ancrée dans la culture.


Je m’inscris en faux contre le déterminisme génétique, si en vogue aux États-Unis aujourd’hui, et qui prétend expliquer la culture par une disposition innée de l’homme à rechercher son intérêt personnel dans un milieu compétitif. Cette idée est soutenue par les «sciences économiques» qui considèrent que les individus ne cherchent qu’à assouvir leurs désirs par un «choix rationnel», sans parler des sciences du même acabit, et pourtant si populaires, comme la psychologie évolutionniste et la sociobiologie qui font du «gène de l’égoïsme» le concept fourre-tout de la science sociale. Mais, comme Oscar Wilde le disait à propos des professeurs, l’ignorance est le fruit d’une longue étude. Oubliant l’histoire et la diversité des cultures, ces fanatiques de l’égoïsme évolutionniste ne remarquent même pas que derrière ce qu’ils appellent la nature humaine se cache la figure du bourgeois. À moins qu’ils ne célèbrent leur ethnocentrisme en prenant nos us et coutumes pour des preuves de leurs théories du comportement humain. Pour ces sciences-là, l’espèce, c’est moi.

Prétendre que la méchanceté innée de l’homme est propre à la pensée occidentale va aussi à l’encontre du discours dominant, j’entends par là le postmodernisme et son désir d’indétermination. Cette affirmation doit être nuancée. On pourrait tout aussi bien trouver des idées similaires dans d’autres systèmes étatiques qui aspirent à contrôler leurs populations, par exemple dans la pensée confucéenne, où l’hypothèse selon laquelle l’homme est bon par nature (Mencius) ou capable par nature de faire le bien (Confucius) côtoie l’hypothèse inverse, celle de la méchanceté naturelle de l’homme (Hsün Tzu). Et pourtant, je pense que de toutes les traditions, pensée chinoise incluse, la tradition occidentale est celle qui méprise le plus l’humanité et la misérable cupidité originelle de notre nature, en soutenant que la nature s’oppose à la culture.


Cependant, nous n’avons pas toujours été si certains de notre corruption. Il y a d’autres façons de considérer l’humain, par exemple à travers nos relations de parenté, et certaines théories philosophiques en ont fait état. Pour autant, nous sommes toujours, pour moitié au moins, des bêtes, et cette moitié qui nous définit est un fait de nature plus intraitable que tout autre artifice de la culture.


Je n’ai pas l’intention de raconter l’histoire de cette conscience lugubre de ce que nous sommes, ni d’élaborer une histoire des idées, ni même de retracer une «archéologie» de cette conscience; je voudrais seulement souligner que cette pensée a toujours existé, en montrant que les premiers intellectuels, comme Thucydide, jusqu’à Machiavel ou les auteurs du Fédéraliste, en passant par saint Augustin, et jusqu’à nos sociobiologistes, tous peuvent entrer dans la catégorie des «hobbesiens». Certains étaient monarchistes, d’autres partisans d’une république démocratique, mais tous portaient le même regard sinistre sur la nature humaine.

Je commencerai par exposer ce qui lie si intimement les thèses politiques de Hobbes à celles de Thucydide et de John Adams. La relation surprenante entre ces trois auteurs nous permettra d’esquisser le triangle métaphysique composé par les concepts d’anarchie, de hiérarchie et d’égalité. Car bien qu’ils ne proposent pas les mêmes solutions au problème de la malignité de la nature humaine, Hobbes et Adams ont trouvé dans la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, et plus particulièrement dans son fameux récit du soulèvement de Corcyre, la source de tous les maux qu’endurerait la société, si l’appétit de l’homme pour le pouvoir et l’argent n’était pas endigué par un pouvoir souverain selon Hobbes, ou par un équilibre des pouvoirs selon Adams.

Hobbes et Adams: deux thucydidéens

En 1763, le jeune John Adams écrivit un court essai intitulé «Tous les hommes seraient des tyrans s’ils le pouvaient». Adams ne publia jamais cet essai, mais il le retravailla en 1807 pour en reprendre la conclusion: toute forme «simple» (non mixte) de gouvernement, y compris la démocratie pure, mais aussi toutes les vertus morales, les capacités intellectuelles, la richesse, la beauté, l’art et la science, ne peuvent rien contre les désirs égoïstes qui font rage dans le coeur des hommes et qui donnent naissance aux tyrannies. Il justifie le titre de son essai ainsi: Il ne signifie rien de plus qu’un simple constat sur la nature humaine, et tout homme qui a jamais lu un traité de morale ou qui a fréquenté le monde se fait souvent la même réflexion: les passions égoïstes sont plus fortes que le lien social, et les premières prévaudront toujours sur ce dernier si on laisse l’homme aller au gré de ses propres émotions, et qu’aucun pouvoir extérieur ne le contraint ou ne le surveille.


Telle fut la conviction profonde d’Adams; il croyait en outre qu’un gouvernement aux pouvoirs équilibrés était le seul moyen de contenir la bête. En 1767, il déclarait qu’après avoir scruté pendant plus de vingt ans les «ressorts secrets» des actions humaines, il était persuadé que «depuis la chute d’Adam jusqu’à aujourd’hui, l’humanité en général avait échoué, s’était vautrée dans l’illusion, avait cédé aux plus viles affections, à la convoitise et aux appétits brutaux». Et il ajoute que ces pulsions dépravées sont «plus fortes que le lien social». Empruntant les termes employés par Thucydide pour décrire les événements de la guerre du Péloponnèse, Adams déplore la vulnérabilité des institutions civiles devant les pulsions égoïstes de l’homme. «La religion, les croyances, les serments, l’instruction, les lois, cèdent devant les passions, l’intérêt et le pouvoir» ou du moins ils se voient «opposer les passions, l’intérêt et le pouvoir». D’où sa défense acharnée d’un gouvernement où les pouvoirs pourraient se limiter les uns les autres. En faisant s’opposer ces tendances corruptrices, les institutions pourraient produire des effets bénéfiques. Comme bon nombre de ses compatriotes éclairés, Adams défendait une version républicaine d’un gouvernement mixte de type aristotélicien ou polybien, où le peuple serait souverain dans des institutions combinant la démocratie, l’oligarchie et la monarchie, conservant ainsi les avantages de chacune tout en maîtrisant leurs excès. En établissant une chambre de représentants élus par le peuple en contrepoids d’une chambre composée d’une aristocratie fondée sur la richesse, le conflit latent entre riches et pauvres pourrait être désamorcé, même si cette législature n’existe que pour contrer un pouvoir exécutif unique. Laissés à eux-mêmes et aux prises avec la nature humaine, chacun de ces trois pouvoirs tendrait progressivement vers la tyrannie; c’est en les mêlant les uns aux autres que ces trois pouvoirs, qui luttent pour leur seule survie, pourraient préserver la tranquillité publique.

Adams connaissait très bien le pessimisme de Hobbes, de Mandeville, de Machiavel et de leurs pairs sur la nature humaine. Mais lorsqu’il fallait donner des exemples dans l’histoire, c’est surtout Thucydide qu’il citait. Lorsqu’il lisait Thucydide et Tacite, il lui semblait «lire l’histoire de [s]on temps et de [s]a vie». Dans le contexte des luttes partisanes qui préparaient la naissance de la République américaine, en particulier les conflits de groupes sociaux qui ressemblaient fort à ceux qui avaient eu lieu au Ve siècle en Grèce, Thucydide devint aux yeux d’Adams le témoin privilégié des ravages causés par les désirs incontrôlés et les intérêts factionnels. C’est pourquoi l’historien grec apparaît au beau milieu de la préface de la Défense des Constitutions des États-Unis, où Adams écrit: «il est impossible de lire sans frémir d’horreur ce que Thucydide décrit au livre iii à propos des factions et des troubles qui s’ensuivirent dans toute la Grèce, à cause d’une volonté d’équilibrer les forces.» Adams reprend presque mot pour mot le récit que Thucydide fait de la guerre civile (stasis) à Corcyre (III, 70-III, 85).

Je n’en reproduis ici que l’essentiel. Il s’agit du soulèvement du «petit nombre» contre «la foule» à Corcyre: le soulèvement de la classe privilégiée contre les règles démocratiques du peuple, afin d’affranchir la cité vis-à-vis d’Athènes en établissant un régime oligarchique allié à Sparte. Les affrontements se succédèrent, les lois et la religion furent bafouées, les deux partis gagnaient une bataille chacun leur tour, causant des victimes dont le nombre alla croissant lorsque les Spartiates et les Athéniens s’immiscèrent dans le conflit, les premiers aux côtés des oligarques et les seconds aux côtés du peuple. Finalement, la flotte athénienne encercla la cité, et la faction oligarchique fut écrasée dans le sang.

Pendant les sept jours qui suivirent l’arrivée d’Eurymédon et où il fut là avec ses soixante navires, les Corcyréens firent un carnage de leurs concitoyens qui passaient pour des opposants; ils en rejetaient la responsabilité sur les adversaires de la démocratie, mais certains moururent aussi victimes de haines privées, et d’autres, qui avaient prêté de l’argent, sous les coups de leurs débiteurs. La mort revêtit toutes les formes et, comme cela se produit en pareil cas, on ne recula devant rien – et pis encore. Le père tuait son fils, les suppliants étaient arrachés des sanctuaires ou tués sur place, certains périrent même emmurés dans le sanctuaire de Dionysos.

Dépassant la violence de toutes les stasis précédentes, la guerre civile de Corcyre fut la première d’une longue série de conflits particulièrement meurtriers de la guerre du Péloponnèse. Les anciennes tensions politiques donnèrent lieu à de véritables déchirements dans les cités où Sparte et Athènes soutenaient respectivement les oligarques et le peuple. La description que Thucydide donne de l’effondrement des sociétés civiles est comparable à la peste d’Athènes; ces «convulsions» politiques se propagèrent comme une épidémie, perpétuant ses ravages à mesure qu’elle gagnait d’autres cités. Ici, le fléau est une nature humaine débridée: «la nature humaine, toujours rebelle à la loi, est devenue son maître; elle laisse éclater fièrement ses passions débridées, elle se montre au-dessus de la justice et se déclare ennemie de tout ce qui lui serait supérieur.» «La cause de tous les maux», dit-il, «fut l’amour du pouvoir qui naît de la cupidité et de l’ambition, et de ces affections naquirent les disputes violentes des partis opposés.» Mais alors que Thucydide soutient que ces maux se reproduiront – en présentant d’autres «symptômes» – «tant que la nature humaine demeurera ce qu’elle est», John Adams prend ses distances avec l’historien en écrivant: «si cet historien nerveux avait connu l’équilibre des trois pouvoirs, il n’aurait jamais considéré ce fléau comme incurable, mais aurait ajouté tant que les partis des cités ne s’équilibreront pas.»

Ajoutons que dans le récit que Thucydide donne de ce «fléau», les grandes institutions de la société ne sont pas les seules à pâtir de la nature humaine, le langage aussi dégénère avec elles. L’injustice morale va de pair avec une hypocrisie égoïste, de telle sorte que «les mots eux-mêmes changeaient de sens et devaient prendre celui qu’on leur donnait». Thomas Gustafson, dans son remarquable livre Representative Words, parle du «moment thucydidéen» lorsque la corruption des peuples et celle du langage ne font plus qu’un.

À partir du même passage de Thucydide, Quentin Skinner évoque une paradiastole, figure de rhétorique qui révèle un conflit de valeurs à propos d’un même terme, comme on parle de «démocratie» par exemple pour désigner le règne de la «populace». (L’administration Bush en a donné encore un exemple lorsque sous couvert d’un «conservatisme compassionnel», elle réduisait les impôts des riches aux dépens de la société en alléguant un principe d’«équité»: ils l’ont mérité, on le leur doit – pensons aussi à l’impôt sur la succession appelé «impôt de la mort».) Voici ce qui arriva à Corcyre quand on cessa de respecter le sens des mots dans cette lutte effrénée pour le pouvoir: l’injuste devint juste, et le juste injuste. On appela les complots une «juste défense», alors qu’on conspuait la prudence en l’appelant «lâcheté»; la violence bestiale était tenue pour du «courage», et la modération une couardise. Les serments ne liaient plus ceux qui avaient intérêt à les briser. Un seul principe demeura, comme le souligne W. Robert Conner: Le calcul égoïste. Toutes les règles d’usage en Grèce – les promesses, les serments, les supplications, le respect des parents et des hôtes bienfaiteurs, et même la convention par excellence, le langage – ont été détruites. Nous voilà devant ce que Hobbes nomme bellum omnium contra omnes.

Cette remarque est d’autant plus pertinente que Hobbes fut le premier traducteur de Thucydide en langue anglaise. Si Thucydide paraît si hobbesien, c’est parce que Hobbes était thucydidéen. Dans sa traduction de la Guerre du Péloponnèse, publiée en 1628, Hobbes tient Thucydide pour «le plus grand historien politique qui ait jamais écrit», le plaçant aux côtés d’Homère pour la poésie, d’Aristote pour la philosophie, et de Démosthène pour la rhétorique. Ce qui a séduit Hobbes dans Thucydide, c’est son aversion évidente pour la démocratie et son application à en exposer les échecs (telle est en tout cas la lecture qu’il en fait). Ces échecs, soulignons-le, ont selon Hobbes exactement les mêmes causes que John Adams tient pour nécessaires au succès d’une république, à savoir l’équilibre des pouvoirs.

Dans la description que Thucydide donne de la politique telle qu’elle se pratiquait dans les assemblées de citoyens à Athènes, Hobbes ne voit que des démagogues poursuivant leurs propres intérêts, «réfutant les conseils de tous les autres», ne faisant que du tort à leur cité. Les débats sur l’expédition de Sicile, et la débâcle qui s’ensuivit, en sont de parfaits exemples. On comprend les petits vers que Hobbes composa dans sa biographie:

J’ai lu Homère, Virgile, Horace, Sophocle,
Plaute, Euripide, Aristophane
Et bien d’autres encore; mais de tous ces auteurs,
C’est Thucydide qui a ma faveur;
Il déclare que la démocratie est une farce,
Et qu’à une République, il faut préférer un Roi.

Les spécialistes de Hobbes ont bien vu que le récit que Thucydide a fait de la guerre civile de Corcyre a inspiré le concept hobbesien d’état de nature. Terence Bell par exemple déclare: «l’état de nature chez Hobbes fait écho point par point et trait pour trait, à la description que Thucydide donne de la révolution de Corcyre.» Mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là. Outre le caractère anarchique de l’état originel – qui est fondé, comme chez Thucydide, sur «l’amour du pouvoir qui naît de la cupidité et de l’ambition» en chaque homme –, la description que Hobbes donne des «incommodités» que subit l’homme à l’état originel est très proche de ce que Thucydide écrit sur l’origine des Grecs (dans ce qu’on appelle communément la partie «archéologique» du livre I). Vivant dispersés et tout à fait incultes par peur d’être la proie d’autrui, les premiers hommes chez Thucydide n’ont, comme ceux de Hobbes, ni organisation économique, ni flotte ni agriculture. Privés de toute richesse et contraints au nomadisme, les premiers Grecs n’ont institué aucune cité ni «réalisé quelque oeuvre que ce soit». De même chez Hobbes, les hommes à l’état de nature ne construisent pas d’«habitations commodes», n’inventent aucune technique, ne savent ni lire ni mesurer le temps. Leur vie est «solitaire, pauvre, sale, brutale et courte».

Alors que pour John Adams, la sortie de l’anarchie que décrit cet «historien nerveux» de la Grèce ancienne consiste en un système autorégulé de pouvoirs limités, pour Thomas Hobbes, la solution se trouve en la personne d’un souverain unique et tout-puissant, capable d’«inspirer la crainte à tous» en contenant par la force et la loi la tendance innée de l’homme à ne chercher que son propre intérêt aux dépens des autres. On pourrait dire que ces deux penseurs ont donné des solutions différentes à un même problème, car Hobbes et Adams s’accordent sur la nécessité d’un gouvernement.

Ainsi Hobbes écrit dans Du Citoyen:

Je pose donc comme premier principe, que l’expérience fait connaître à chacun et que personne ne nie, que les esprits des hommes sont de cette nature, que s’ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune puissance, ils se craindront les uns les autres, ils vivront entre eux en une continuelle défiance, et comme chacun aura le droit d’employer ses propres forces en la poursuite de ses intérêts, il en aura aussi nécessairement la volonté.

Comme on le dit souvent – et comme le dit si bien C. B. Macpherson dans son analyse de «l’individualisme possessif» – la description de Hobbes sur le passage de l’état de nature à l’état politique dans le Léviathan revient à écrire le mythe originel de la pensée capitaliste. En posant comme prémisse un désir perpétuel de chaque homme à préserver son bien, il s’ensuit nécessairement une certaine rareté dans les moyens de subsistance, donnant lieu à des attaques mutuelles où «le pouvoir d’un homme opposait de la résistance et entravait le pouvoir d’un autre».


Encore une fois, ce qu’Adams juge comme un bien, Hobbes le considère comme la source du pire. Le «pire» désigne le passage de l’état naturel petit-bourgeois où règne la compétition, à une exploitation capitaliste sans merci, où chacun comprend qu’il ne peut assurer son bien qu’en soumettant autrui et en exploitant ses ressources pour parvenir à ses fins. Notons au passage que même si Hobbes critique de manière virulente le détournement des mots, dire que tous les actes, y compris les plus estimables, ne sont que des moyens d’étendre le pouvoir sur autrui s’apparente à une paradiastole. La libéralité, l’affabilité, la noblesse d’esprit ou «quelle que soit la qualité d’une personne pour laquelle elle est aimée ou crainte de plusieurs, ou la réputation qui lui est faite de posséder une telle qualité, il s’agit de pouvoir, parce que c’est un moyen d’avoir l’assistance et le service de plusieurs». De quoi nous rappeler l’obsession de nos chercheurs en sciences sociales et culturelles pour la notion de «pouvoir», une forme de fonctionnalisme du pouvoir qui réussit à dissoudre toute forme de diversité culturelle dans le bain acide des «effets de domination». Et Hobbes nous montre aussi qu’on devrait supprimer des universités «tous ces discours vides de sens». Mais revenons à l’état de nature chez Hobbes. Guidés par la raison et obéissant à la peur, les hommes parviennent à s’accorder en acceptant de céder leur droit à utiliser la force à un pouvoir souverain qui les représenterait tous et exercerait leur puissance pour assurer la paix et la protection de la collectivité. Bien que ce pouvoir souverain puisse prendre la forme d’une assemblée, les débordements du Parlement anglais et le régicide de Charles Ier finirent de convaincre Hobbes que mis à part le pouvoir divin, il «valait mieux un roi».

Des contraires, disait Aristote, naissent les contraires. Cette opposition entre hiérarchie et égalité, entre monarchie et république, est dialectique, l’une se définissant contre l’autre au cours de l’histoire, dans l’exercice concret de la politique, et dans les débats idéologiques. Le contexte historique où se trouvent ces deux auteurs explique beaucoup de choses: Adams a participé à la révolte contre la couronne d’Angleterre, et l’absolutisme de Hobbes était une réaction aux attaques des prérogatives de la monarchie. Mais au-delà du contexte immédiat, nos deux auteurs s’inscrivent dans une lutte ancestrale en Occident entre les partisans de la souveraineté populaire et ceux du roi, chacun puisant des arguments chez des adversaires philosophiques et des exemples de régimes politiques lointains. Adams avait pour Hobbes une certaine estime: «Hobbes, cet homme malheureux et qui défendait des principes haïssables, ne cédait rien à ses contemporains en génie et en intelligence.» Quant au royalisme de Hobbes, comme Quentin Skinner l’a montré, il constitue une réponse intertextuelle à d’anciens principes républicains, aux théories de l’ordre public à Rome et à la Renaissance, qui promouvaient l’égalité de parole de tous les citoyens au sein du gouvernement. Un des objectifs de Hobbes, selon Skinner, est de «saper les fondements de la pensée [républicaine], et avec elle l’idée de l’égalité des citoyens, sur laquelle repose le courant humaniste de la pensée sociale». De plus, tout repose sur le principe (hégélien) selon lequel une chose conserve et dépasse son contraire dans sa négation: la hiérarchie contient l’égalité et inversement.

Le problème pour Hobbes, c’est que dans l’état de nature tel qu’il le décrit à ses débuts, chacun a les mêmes droits sur tout, ce qui engendre une guerre perpétuelle; le problème pour Adams, c’est que cette guerre à l’état de nature aboutit à la tyrannie. Si l’on considère ce mode de pensée dans sa globalité, on devrait considérer l’absolutisme de Hobbes comme le pendant du républicanisme dont il voulait saper les principes. Dans la diachronie et dans sa dynamique, cette pensée met en oeuvre des contraires interdépendants: deux modèles opposés de l’ordre culturel se succèdent alternativement tout au long de l’histoire. C’est pourquoi la domination souveraine et l’équilibre républicain en tant qu’ils sont deux formes de gouvernement qui visent à contenir la bestialité humaine, se placent tous deux du côté du dualisme de la nature et de la culture, qui est le fondement de ce mode de pensée.

La nature renvoie à la nécessité, c’est-à-dire à l’égoïsme présocial ou antisocial avec lequel toute culture doit composer. À moins que la culture n’y succombe, comme ce fut le cas à Corcyre où l’ordre culturel fut dissout dans le tourbillon d’un amour immodéré du pouvoir et du gain. L’antithèse entre nature et culture est aussi ancienne et aussi persistante que les formes de gouvernement qu’elle sous-tend; elle est même plus ancienne que Thucydide, comme nous le verrons, et aussi répandue que l’égoïsme naturel.

Certes, en m’appuyant sur ces seuls noms, Thucydide, Hobbes et Adams, je me borne à une allégorie. De nombreux autres penseurs, connus ou moins connus, ont défendu l’idée qu’il fallait maîtriser l’arrogance humaine. Kant écrit que «l’homme est un animal qui a besoin d’un maître», tout en concédant que le problème est insoluble tant que «le maître est lui-même un animal qui a lui-même besoin d’un maître». Pour faire un saut dans le temps, citons encore Herman Melville qui, face aux Draft Riots (les «émeutes contre la conscription» à caractère raciste qui eurent lieu à New York en 1863), réécrit en vers le soulèvement de Corcyre:

La Ville est prise par ses rats - rats de navire
Et rats des quais. Tous les charmes civiques,
Tous les sortilèges des prêtres qui, hier encore,
Retenaient les coeurs dans la crainte d’une plus haute
Instance que celle du moi, se dissipent comme un rêve,
Et l’homme rétrograde dans la nature d’éons entiers.

Melville n’invoque pas seulement l’anarchie de l’état de nature, mais en appelle aussi à son remède, l’autorité souveraine. Derrière le bras puissant des forces unionistes qui anéantit les mutins, Melville reconnaît la figure dictatoriale d’Abraham Lincoln, un «sage Dracon» mettant cyniquement en oeuvre la «tyrannie d’honnêtes rois», violant l’harmonie républicaine et la foi en la bonté de la nature humaine.

Et cependant, puisqu’il s’agit de nature humaine, notre mythe s’étend bien au-delà de la sphère politique. Le même schéma dynamique se retrouve dans diverses régions de la réalité culturelle, depuis la composition élémentaire de la matière à la structure du cosmos, en passant par les concepts de santé du corps et du bel arrangement de la cité. Nous avons affaire à une véritable métaphysique de l’ordre dont on peut trouver les racines dans l’Antiquité, et qu’on peut décrire abstraitement comme suit: le passage d’un état contestataire où les éléments individuels tendent à se développer pour eux-mêmes, à la formation d’une collectivité rendue stable par l’action coercitive d’un pouvoir extérieur qui maintient chacun des éléments à leur place, ou par les éléments euxmêmes qui se limitent les uns les autres. Voilà une pensée ancestrale, une métaphysique récurrente et dynamique où entrent en jeu les concepts d’anarchie, de hiérarchie et d’égalité.

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Contre les hobbesiens et leur «système égoïste», de nombreux auteurs, dont le chef de file était le troisième Comte de Shaftesbury, défendaient le «système social» et la bonté de la nature humaine. Mais à la longue, à mesure que l’égoïsme s’imposait dans le capitalisme naissant, l’idéologie de l’égoïsme prit l’avantage. Puisque tous les hommes recherchaient le confort matériel, il fallait cesser de se lamenter sur le vice privé, conclut Mandeville dans sa Fable des Abeilles, évoquant les doctrines passées et à venir de la main invisible:

Cessez donc de vous plaindre: seuls les fous veulent
Rendre honnête une grande ruche.
Jouir des commodités du monde,
Être illustre à la guerre, mais vivre dans le confort
Sans de grands vices, c’est une vaine
Utopie installée dans la cervelle.
Il faut qu’existent la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil,
Si nous voulons en retirer le fruit.

Péché mignon de l’économie et de l’État, l’amour de soi allait recevoir des égards dans toute la culture. Un retournement spectaculaire se produisit: ce que les Anciens considéraient comme un mal, de grands «philosophes» allaient le célébrer non pas comme destructeur de la société, mais comme son origine. Selon Helvétius, le Baron d’Holbach, La Mettrie et leurs successeurs, le besoin et la cupidité des hommes, loin de les plonger dans l’anarchie, les rassemblaient en société. Au lieu de l’inimitié, c’est l’amitié qu’elle apporte, comme dans la célèbre formule d’Helvétius: «aimer, c’est avoir besoin.» Chacun s’associe à chacun pour son propre bénéfice, comme un moyen pour ses propres fins (ce qui s’apparente à un désastre moral pour les kantiens). Helvétius s’en moque: «tout écrivain qui, pour donner bonne opinion de son cœur, fonde la sociabilité sur un autre principe que sur celui de ses besoins physiques et habituels, trompe les esprits faibles et leur donne de fausses idées sur la morale.»

Nous voyons maintenant quelle vision de la société Thomas d’Aquin avait préfigurée, lorsqu’il avait infléchi d’un sens économique la définition aristotélicienne de l’homme comme animal politique. De même, le Baron d’Holbach invoque la division du travail, et donc la dépendance envers autrui, comme un moyen pour l’individu de poursuivre ses propres intérêts, seule raison pour les hommes de se rassembler en une société. Holbach trouve encore une raison plus profonde, un désir insatiable: «les désirs, toujours régénérés, jamais satisfaits, sont les principes mêmes de la vie, de l’action, la source de la santé, le fondement de la société.» En dépit des anti-hobbesiens et du parfum de péché originel de cette théorie, voilà une vision systématique de la culture fondée sur un égoïsme naturel qui n’a jamais été plus populaire qu’aujourd’hui.

Au XXe siècle, le pire en nous est devenu le meilleur. Bien entendu, pour les révolutionnaires américains, l’égoïsme qui transparaît en chacun lorsqu’il recherche son propre bonheur était déjà conçu comme un droit émanant de Dieu. En toute logique, l’individualisme possessif devint un droit fondamental. Ce que saint Augustin avait considéré comme un véritable asservissement et un châtiment divin, c’est-à-dire la soumission perpétuelle de l’homme à ses désirs corporels, les économistes néolibéraux, les politiques néoconservatrices et la plupart des habitants du Kansas le tiennent pour la base de la liberté. La liberté est la capacité pour chacun d’agir en vue de son intérêt, sans que le gouvernement n’y fasse obstacle. (L’opposition entre le pouvoir de l’État et l’intérêt personnel subsiste, sauf que désormais l’intérêt personnel est une bonne chose, et que le bon gouvernement est celui qui intervient le moins.)

L’idée qui lui est associée, à savoir que l’amour de soi est naturel, a été récemment renforcée par la vague du déterminisme génétique, le «gène de l’égoïsme» des sociobiologistes, et le renouveau du darwinisme social des psychologues évolutionnistes. Et si quelque fonctionnement de la culture a échappé à l’explication par les dispositions naturelles ou génétiques à maximiser son intérêt propre, les théories économiques du «choix rationnel» s’en occupent, expliquant n’importe quel phénomène, depuis les taux de suicide jusqu’à la délinquance juvénile, en invoquant une répartition prudente du «capital humain». Ce «réalisme» ou ce «naturalisme» découle d’un «désenchantement du monde», bien qu’en vérité cette expression signifie l’enchantement de la société par le monde, par la symbolique du corps et de la matière plutôt que celle de l’esprit.

Non seulement on considérait la société comme le produit collectif de désirs corporels, mais le monde aussi était taillé sur mesure, suivant les valeurs matérielles et symboliques de l’or, du pinot noir, du raisin, de l’huile, du filet mignon et de l’eau de source des îles Fidji. Et voilà la nature chargée de significations culturelles et pratiques; ses qualités symboliques ne sont jamais que des qualités matérielles, leurs origines sociales renvoient davantage à des désirs du corps, et la satisfaction arbitraire de ces désirs prennent l’habit universel d’un choix rationnel.

D’autres mondes humains


Si notre univers est enchanté, il n’en demeure pas moins ordonné à partir de la distinction entre nature et culture, et cette distinction n’est sans doute évidente que pour nous-mêmes. Après son tour du monde ethnographique, Philippe Descola conclut:

La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés; l’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome; les plantes et les animaux, les rivières et les rochers, les météores et les saisons n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité.

Au moins, les plantes et les animaux qui ont un sens pour les gens, ainsi qu’un paysage, les corps célestes, les phénomènes météorologiques, et même certains artefacts, sont des êtres comme eux: des personnes, qui possèdent certaines qualités humaines, et même parfois leur apparence, comme dans les rêves ou dans les visions. Comme les êtres humains, ces autres personnes sont dotées d’une âme ou sont animées d’un esprit, d’où leur capacité de conscience, d’intelligence, d’intentionnalité, de mobilité, d’émotivité, ainsi que leur capacité à communiquer un sens entre eux ou aux hommes.

C’est un univers d’humanité immanente, pour reprendre les mots de Viveiros de Castro, où les «relations entre les personnes humaines et ce que nous appelons la “nature” revêtent les traits de relations sociales». Ou bien, comme on l’a dit du peuple Cree par exemple, «les personnes humaines ne vivent pas dans et contre une nature inerte, mais sont plutôt des espèces de personnes qui font partie d’un réseau d’interactions personnelles».

Pourtant, en s’exilant dans un univers dénué de tout esprit, l’Occident n’est pas si différent du «reste». Car on connaît au moins une personne non humaine, et pas n’importe laquelle: Dieu. Le Dieu des chrétiens a toutes les qualités d’une personne, même la capacité de se faire homme et de mourir d’une mort humaine. Sans compter les anges autour de lui. Mais ce Dieu jaloux ne tolère pas l’existence d’autres dieux dans ses royaumes terrestres, ni n’habite le monde sublunaire de ses créatures. Le christianisme (comme le judaïsme avant lui) s’est distingué du paganisme en condamnant le «culte de la nature», laissant cette dernière entre une théologie du dieu transcendant et une ontologie d’un monde purement matériel. Puisque Dieu a créé le monde à partir de rien, la nature n’a plus rien de spirituel pour se racheter. «Mais qu’est-ce donc que ce Dieu? », demande saint Augustin dans les Confessions. «J’ai interrogé la terre et elle m’a dit: “je ne suis point Dieu.” Tout ce qui s’y rencontre m’a fait le même aveu.» Notons d’ailleurs que si la Terre et ce qui est sur la terre sont capables de répondre à Augustin, ses questions sur l’existence spirituelle ne sont pas sans ironie.


Avançant le même argument contre le néo-platonisme dans La Cité de Dieu, Augustin condamne sans s’en apercevoir toutes les autres religions, en particulier les doctrines panthéistes des Polynésiens, et en répudie les fondements qui ne seraient que des blasphèmes absurdes. Car si le monde était le corps de Dieu, dit-il, «qui ne voit quelle impiété, quelle irréligion en résultent: l’objet qu’on foule aux pieds est une partie de Dieu; cet animal immolé, c’est une partie de Dieu qu’on immole !». En réalité, Augustin donne une parfaite description de situations rituelles critiques des Maori de Nouvelle-Zélande, lorsqu’ils foulent la Terre-Mère, «Papa», lorsqu’ils insultent le dieu Tane en abattant des arbres, et lorsqu’ils dévorent leur ancêtre Rongo en mangeant des patates douces. Les Maori vivent dans un univers peuplé de personnes, toutes issues des premiers parents, la Terre (Papa) et le Ciel (Rangi). En pratique, l’univers est une seule et même grande famille. Tous les objets environnants sont des parents, souligne l’ethnographe Elsdon Best, y compris les arbres, les oiseaux, les insectes, les poissons, les pierres, jusqu’aux «éléments eux-mêmes». Très souvent, raconte Best, «lorsque je touchais un arbre dans la forêt, des indigènes venaient me dire par exemple “vous touchez votre ancêtre Tane”.» Cela implique de respecter certains rites.

Même les blancs avaient bonne réputation dans la généalogie des Maori. Ce qui n’est pas le cas dans le système personnel des chasseurs-cueilleurs Chewong de Malaisie. Comme l’a rapporté Signe Howell, les Chewong pensent qu’ils sont plus proches de certaines personnes non humaines, y compris les artefacts, que des blancs ou d’autres hommes plus éloignés dans l’espace. Les plantes, les animaux, les objets et les esprits avec lesquels ils partagent leurs maisons et leurs coutumes, ce sont «notre peuple», contrairement aux Malais, aux Chinois, aux Européens ou autres aborigènes qui sont «d’autres peuples», vivant selon d’autres lois et qui parlent une autre langue, en dehors du monde des Chewong.

Manifestement, les schèmes de la personnalité varient. Certains établissent des différences de degré entre les espèces, tout comme dans un groupe humain il se peut qu’on ne considère pas les nouveau-nés, les vieillards et les aliénés comme de véritables personnes. Un vieux chasseur Youkaguire de Sibérie expliqua à Rane Willerslev que les animaux, les arbres et les rivières étaient «des hommes comme nous», car ils bougent, ils croissent et ils respirent parce qu’ils ont deux âmes. Les pierres, les skis et la nourriture en revanche, même s’ils sont vivants, ne possèdent qu’une seule âme et sont donc immobiles; ils ne sont pas semblables aux personnes humaines, même si dans la pratique, ces différences peuvent ne pas s’appliquer. Ces systèmes de la personnalité évoquent le système de classification chinoise imaginé par Jorge Luis Borges.

L’«ontologie ojibwée», décrite par Irving Hallowell dans un article fondamental, inclut dans la notion de «personne» le soleil, la lune, les bouilloires, les quatre vents, les pipes, certains coquillages, le coup de tonnerre, quelques pierres et silex. D’après l’étude ethnographique classique de Waldemar Bogoras, on apprend que les peuples de l’est de la Sibérie ne se trompent pas quand ils pensent que les ombres sur les murs de leurs caves sont réelles; ils savent que ces ombres sont des tribus qui vivent dans des loges à l’intérieur de leur propre pays, et qui subsistent en chassant.

Tout cela paraît irréel, mais on doit se souvenir que dans un univers où les sujets interagissent entre eux, toute pratique matérielle (praxis) implique de connaître et de communiquer avec d’autres espèces, par le biais des rêves, des mythes, des sorts, des incantations, des transformations shamaniques, etc.

Comme Robin Riddington l’affirme après avoir longtemps fréquenté les Dunneza (ou les Castors) de la Colombie-Britannique, cela implique un autre rapport à l’expérience et à la connaissance que celui de notre sens commun ou de nos philosophes empiriques.

Pour nous, héritiers de John Locke, la connaissance découle de l’expérience sensorielle des événements qui ont lieu dans un monde physique.

Pour les Dunneza, les événements découlent de la connaissance qu’on en a dans les rêves, les mythes, etc., ce qui est une théorie de la connaissance bien plus platonicienne. Riddington explique: Les Dunneza pensent (...) que les événements ne peuvent avoir lieu qu’une fois qu’on en a eu connaissance dans les mythes, les rêves ou les songes. Même leur conception de la personne est différente de la nôtre. Dans le monde Dunneza, les animaux, les vents, les rochers, et les forces naturelles sont des «personnes». Les humains sont en contact permanent avec ces personnes non humaines. Toutes contribuent à créer le monde par l’intermédiaire des mythes, des rêves, et des songes qu’elles partagent avec les autres. (...) Pour les Dunneza, les mythes et les rêves sont les principales sources de la connaissance.

Vu sous cet angle, le pouvoir «magique» des mots et des rites peut paraître moins mystique, ou du moins sommes-nous moins perplexes lorsque nous comprenons que ces mots et ces rites s’adressent à des personnes. Ils sont réalisés afin d’exercer une certaine influence sur ces personnes autres qu’humaines par un effet rhétorique, comme un dialogue interpersonnel entre des personnes les fait penser et agir. Pour ce faire, c’est tout un répertoire sémiotique d’associations qui est convoqué, qui dépasse de loin les dimensions techniques de l’activité qui demeure associée à ce but. La praxis devient une poétique, car elle est elle-même persuasive.

Examinons la chasse et les relations des chasseurs aux animaux, car elles sont éclairantes pour notre enquête sur l’idée occidentale de la nature animale des hommes, surtout lorsque d’autres peuples agissent en partant du principe inverse, à savoir que les animaux ont une nature humaine. Encore une fois, le contraste n’est pas si tranché: nous attribuons des qualités humaines (parfois le même statut légal qu’à la personne) à certains animaux, surtout les animaux de compagnie, en particulier les chiens. Mais nous parlons ici de gens pour qui de nombreuses espèces animales, sauvages ou domestiques, sont des personnes par nature, qui vivent sous l’ordre humain de leurs propres sociétés; pour qui la différence physique des animaux par rapport aux humains est superficielle et non essentielle, leur permettant d’ailleurs de revêtir une apparence humaine, tout comme on sait que les humains peuvent revêtir des formes animales et vivre dans des communautés animales.

Nous y voilà, à la praxis de la chasse et à sa culture. À propos des chasseurs-cueilleurs en général, Tim Ingold écrit: «la chasse n’est pas conçue comme une manipulation technicienne du monde naturel, mais comme un dialogue interpersonnel, partie du processus global de la vie sociale, où l’homme et l’animal se constituent comme des personnes avec une identité et des buts propres.» La chasse est une relation sociale entre les personnes humaines et animales, et elle est fondée sur des termes et des actions qui signifient, entre autres formes de sociabilité, le respect, la réciprocité, la propitiation, la sympathie, le tabou, la séduction, le sacrifice, la coercition, la reconnaissance, la compassion, la domination, la tentation, la capitulation, et d’autres combinaisons possibles entre ces termes. La chasse est une sociologie culturellement déterminée qui s’étend au-delà de la différence des espèces.

Les personnes réalisent ainsi des échanges avec l’esprit des animaux qui correspondent aux échanges entre personnes et groupes humains. Et surtout, ces échanges ressemblent à ceux qui ont cours entre les parents par alliance, dans la mesure où ces derniers requièrent des négociations serrées pour transférer la puissance vitale d’un groupe à l’autre. Lévi-Strauss relate une histoire (rapportée initialement par J. A. Teit) au sujet de l’origine de la chasse à la chèvre sauvage par les indigènes de la rivière Thompson en Amérique du Nord-Ouest, où la chèvre n’est pas seulement un homme, mais aussi le beau-frère du héros humain. Ce dernier est promis à un avenir de grand chasseur à condition qu’il respecte certaines règles: Quand tu tueras des chèvres, traite leur corps avec respect car ce sont des personnes. Ne tire pas les femelles: elles furent tes épouses et te donneront des enfants. Ne tue pas les petits qui sont peut-être ta progéniture. Tire seulement tes beaux-frères, les mâles. Sois sans regret quand tu les tues, car ils ne meurent pas mais retournent chez eux. La viande et la peau (la partie chèvre) te reviennent; leur vrai moi (la partie humaine) continuera de vivre comme avant, quand la chair et la peau de chèvre le recouvraient.

Dans d’autres récits amérindiens, le chasseur devient le gendre préféré du chef spirituel de l’espèce chassée en s’accouplant à la fille du chef. Bien que les sciences d’inspiration néo-darwinienne, et plus que tout la psychologie évolutionniste, diraient à propos de notre nature animale que nous conservons les gènes d’une férocité grâce à laquelle l’homme a réussi à s’adapter et à survivre en tuant des animaux tout au long de son histoire, l’ethnographie nous prouve plutôt que la chasse a plus à voir avec l’amour qu’avec la guerre.

Depuis le milieu du siècle dernier, il est courant chez les scientifiques de considérer qu’en abandonnant le régime frugivore des grands singes pour se tourner vers la chasse au gros gibier, les premiers ancêtres de l’homme en Afrique ont réveillé notre vice et en ont fait notre destin. Tout se passe comme si on se servait des restes de l’australopithèque comme de preuves paléontologiques pour le péché originel, sauf que c’est dans la viande qu’il mord, et non dans le fruit défendu. Dans un passage haut en couleur, Raymond Dart, le premier à trouver dans cette abomination hominidée un enjeu scientifique, fait remonter toute l’histoire de «ce sang versé» – depuis les Égyptiens jusqu’aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, en passant par le «cannibalisme universel primaire» et les pratiques de scalp, de décapitation, de mutilations du corps et de nécrophilie – à cette fâcheuse voracité de l’australopithèque: «cette marque de Caïn qui distingue l’homme de ses pairs anthropoïdes par son régime alimentaire.» Plus tard, on montrera que les grands singes ne sont pas frugivores, pas plus que les australopithèques ne sont carnivores comme Dart ou d’autres l’affirmaient. Mais à cette époque, il paraissait évident, d’après nos chasseurs-cueilleurs, que la subsistance par la chasse n’avait rien à voir avec la violence entre les personnes. Il y a un lien beaucoup plus fort entre la chasse et l’acte sexuel, pas seulement pour établir des relations de parenté, mais souvent dans la technique de chasse elle-même. Rane Willerslev explique ce point en détail chez les Yukaguires de Sibérie, et cite une phrase de Reichel-Dolmatoff à propos des Tukano d’Amazonie: «la chasse est en pratique une véritable parade et un acte sexuel»; le verbe «chasser» peut se traduire par «faire l’amour aux animaux». En bons freudiens, nous interprétons nos succès à la chasse comme des conquêtes sexuelles. Ceux qui chassent interprètent quant à eux les rêves de conquête sexuelle comme des signes d’un succès futur à la chasse, la connaissance précédant l’expérience.


Pour que la communication entre les espèces soit possible, il faut donc que les animaux cachent sous leur peau des hommes. Leur apparence corporelle est superficielle, et il ne faut pas s’y arrêter pour révéler l’humanité en eux, comme ce qui a lieu dans les rêves. De même que les différents groupes humains se distinguent par leurs vêtements et leurs ornements, qui ne sont jamais que des fourrures et des plumes, de même le corps de l’animal est le vêtement, peut-être même le déguisement, d’une personne d’une autre espèce. La communication entre les espèces implique également que les animaux possèdent la même culture que les humains. Des récits de nombreux Indiens d’Amérique montrent que les animaux vivent dans des maisons dans leur propre pays, ont des chefs, se marient, procèdent à des cérémonies et d’une manière générale ont les mêmes coutumes que les humains. Bien plus, les animaux se considèrent eux-mêmes comme des humains, sauf que de leur point de vue, les humains sont des esprits ou des espèces animales prédatrices la plupart du temps. Ce «perspectivisme», comme l’appelle Viveiros de Castro, est une fonction des différences corporelles des espèces. Toutes les espèces ont la même expérience des mêmes objets.

La seule différence est que les objets qu’ils voient, les référents objectifs, varient; là où le jaguar des forêts d’Amérique du Sud voit de la bière au manioc, les humains voient du sang; là où les humains voient une rive boueuse, le tapir y voit un temple; là où les Chewong de Malaisie voient des fèces, leurs chiens voient des bananes – il n’y a pas de quoi s’offusquer. Pas plus qu’il ne faut s’étonner lorsque les rapports ethnographiques sur la Nouvelle-Guinée ou les Amériques montrent que les animaux étaient à l’origine des hommes. Les animaux descendent des hommes et non l’inverse. Viveiros de Castro écrit:

Alors que notre anthropologie traditionnelle considère que les humains ont à l’origine une nature animale, dont la culture doit s’accommoder – car après avoir été un animal de pied en cap, nous restons toujours des animaux au fond –, les Amérindiens pensent qu’après avoir été hommes, les animaux demeurent des hommes, même si ce n’est pas manifeste. Tout se passe comme si les hommes et les animaux, tels que nous les connaissons, avaient échangé
leurs places, comme les concepts de nomos et de physis. Car selon l’opinion commune sur l’humanité, «naturel» signifie superficiel et contingent, comme l’apparence changeante d’un animal dont l’humanité est l’essence. L’humanité est le terme universel, la nature est le terme particulier. L’humanité est l’état originel à partir duquel des formes naturelles se produisent et se distinguent les unes des autres.

Si l’homme possède effectivement une disposition animale pré-sociale et anti-sociale, comment se fait-il que tant de gens aient pu ne jamais en avoir conscience, et se complaire dans cette ignorance? La plupart d’entre eux ne disposent même pas du concept d’animalité, et encore moins de cette prétendue bestialité qui se cache dans nos gènes, notre corps et notre culture. Si proches de ce que nous appelons «nature», ces gens n’ont reconnu ni leur animalité inhérente, ni la nécessité d’arriver à un accord culturel avec elle.

 

Voici venu le temps de pleurer sur notre sort

On ne dira jamais assez que les animaux sauvages ne sont pas des «animaux sauvages». Je veux dire qu’ils ne sont pas les «bêtes sauvages» que les hommes sont par nature, poussés par leurs désirs insatiables, semant la guerre et la discorde entre eux. Voici venu le temps de pleurer sur notre sort: «homo homini lupus», l’homme est un loup pour l’homme. Cette expression des pulsions humaines les plus noires, que Freud utilise après Hobbes, remonte à un aphorisme de Plaute du deuxième siècle avant notre ère. (Freud s’est demandé cependant comment les bêtes s’accommodaient d’une menace pareille sur leur propre espèce.) Quelle calomnie pour ces loups grégaires, eux qui savent ce qu’est la déférence, l’intimité, la coopération, d’où leur sens de l’ordre inaltérable ! Car après tout, nous parlons de l’ancêtre du «meilleur ami de l’homme». Les grands singes non plus, cousins des humains, ne cèdent pas à «un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort» et par conséquent à une «guerre de chacun contre tous». Il n’y a rien de plus pervers dans la nature que notre idée de la nature humaine. C’est une invention culturelle, purement et simplement.

La version moderne que Freud nous offre de la bestialité humaine dans Malaise dans la civilisation fait écho à cette immémoriale haine de soi. À part Hobbes et Augustin, n’entendez-vous pas le spectre de Thucydide? Homo homini lupus; qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage? (...) Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. (...) Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. (...) La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. Pour Freud, «rien n’est plus contraire à la nature humaine» que «l’idéal imposé d’aimer son prochain».

Dans la psychanalyse freudienne, la socialisation de l’enfant est une répétition de l’histoire sociale et collective de la répression, ou de la sublimation, de cette nature originelle viciée. L’innocence de l’enfant, réflexe de l’idéologie sous-dominante qui opposait la bonne nature à la mauvaise culture, Freud ne peut pas y croire. Il aurait certainement accepté de dire comme Augustin (dans ses Confessions) que «si les enfants sont innocents, ce n’est pas parce qu’ils manquent du désir de faire le mal, mais parce qu’ils manquent de la force de le faire». La théorie freudienne, selon laquelle les pulsions primitives antisociales de l’enfant, et en particulier des pulsions libidinales et agressives, sont refoulées par un Surmoi qui prend la fonction du père et plus généralement celle de la culture, suit ainsi les thèses augustiniennes et hobbesiennes d’une domination souveraine des pulsions anarchiques. (On pourrait cependant dire que la première régulation de la recherche du plaisir par l’enfant qui relève du «principe de réalité» ressemble davantage à un ordre politique de compensation des pouvoirs, dans la mesure où des désirs infantiles sont frustrés par d’autres désirs par lequel il poursuit son bien. Dans tous les cas, la manière dont l’enfant se saisit de la «réalité» à travers l’expérience du plaisir et de la peine est une répétition virtuelle de l’épistémologie empiriste développée par Hobbes dans les premiers chapitres du Léviathan). Mais encore une fois, que faire de tout ce matériau ethnographique qui montre le contraire? Partout dans le monde, d’autres peuples ne considèrent pas les enfants comme des monstres-nés et ne se sentent pas contraints de domestiquer leurs pulsions bestiales.

«La manière dont les Hagen conçoivent la personne n’implique pas qu’on doive mener l’enfant d’un état pré-social à un état adulte et social, ni que chacun de nous répète la domestication originelle de l’humanité, aux prises avec les éléments d’une nature pré-culturelle.» La société, déclare Marilyn Strathern, «n’est pas un système de contrôles sur et contre l’individu; la culture n’est pas le point culminant de l’action humaine». En réalité, les anthropologues connaissent peu de sociétés, à part la nôtre, où la socialisation implique de domestiquer les dispositions anti-sociales inhérentes à l’enfant. Les hommes ont habituellement l’opinion inverse: la sociabilité est un état normal de l’homme. Je serais tenté de dire qu’on considère que la sociabilité est «innée», sauf que la plupart des gens ne se considèrent pas comme un substrat biologique – et certainement pas un substrat animal – sur lequel ou contre lequel viendrait se greffer la culture. Ce serait un mensonge biologique pour ceux qui pensent être des réincarnations de parents défunts, comme c’est le cas chez les enfants en Afrique de l’Ouest, dans la partie nord de l’Amérique du Nord et en Eurasie du Nord. Willerslev remarque que dans le monde des Yukaguires «l’enfant n’existe pas», car les nouveau-nés sont censés posséder les dons, la connaissance, le caractère et les traits des parents défunts qui les ont animés. La plupart de ces caractéristiques sont oubliées lorsque l’enfant commence à parler, et ne s’en souvient que progressivement au cours de la vie.

Dans un ouvrage intitulé The Afterlife is where we come from, Alma Gottlieb décrit un système de pensée similaire pour les Beng en Côte d’Ivoire: l’enfant ne manifeste que progressivement les traits du parent qu’il incarne, car le défunt tente de le retenir dans l’ombre. Plus communément, on se contente de croire que l’enfant n’est pas encore une personne au sens plein, bien qu’il ne soit pas né comme une anti-personne. L’inachèvement est fonction de la maturité de l’esprit ou de l’âme de l’enfant et non de la régulation de ses pulsions corporelles. Il acquiert une personnalité progressivement par le biais d’interactions sociales, en particulier les relations de réciprocité et d’interdépendance, car ce sont elles qui constituent et façonnent l’identité sociale de l’enfant. Dans les îles Fidji, les enfants ont des «âmes d’eau» (yalo wai) jusqu’à ce qu’ils comprennent et exercent les règles de parenté et d’autorité du chef (Anne Becker, Christina Toren). Les enfants de l’île d’Ifalik en Micronésie sont «dépourvus d’esprit» (bush) jusqu’à cinq ou six ans, en attendant qu’ils acquièrent une «intelligence» suffisante (reply) pour leur attribuer une sensibilité morale (Catherine Lutz). Les enfants de Java ne sont pas encore «javanais» (ndurung djawa), par contraste avec ceux qui le sont déjà (sampun djawa), c’est-à-dire un adulte capable d’obéir aux convenances subtiles de la société, de pratiquer son esthétique délicate, et d’être «sensible aux commandements complexes du dieu qui réside, immobile, dans la conscience intime de chaque individu» (Clifford Geertz). Pour les Aymara des hauts-plateaux de Bolivie, l’enfance est une progression qui va d’une humanité imparfaite à une humanité parfaite, comprenant des obligations sociales sans «la dimension punitive du concept de répression que nous utilisons pour exprimer le processus de socialisation de l’enfant» (Olivia Harris). Pour les Mambai du Timor, comme pour les Portugais, le cœur des enfants est un «tout» ou un «ensemble» indifférencié, fermé au monde, ce qui explique leur forme d’inconscience ou de stupeur (Elizabeth Traube). Les Chewong de Malaisie disent que l’âme de l’enfant n’est complètement développée que lorsqu’il est capable d’assumer les responsabilités de l’adulte, c’est-à-dire le mariage (Signe Howell). Comme chez les Hagen encore une fois, l’enfant mûrit «en comprenant ce qu’impliquent les relations aux autres». L’enfant «n’est certainement pas rømi [sauvage]»; il s’agit moins d’un dressage que d’un apprentissage vers l’acquisition d’une personnalité (Strathern). Plus généralement sur les conceptions de la sociabilité chez les Mélanésiens, Strathern remarque qu’ils ne supposent jamais l’existence d’une société qui surplomberait l’individu comme un ensemble de forces s’exerçant malgré lui. «Contrairement à ce qu’on imagine, le problème de l’existence sociale ne se pose pas en termes d’un ensemble de normes, de valeurs ou de règles extériorisées qui devraient perpétuellement se maintenir et s’appuyer contre une réalité qui les subvertirait constamment

En contrepoint à nos conceptions orthodoxes de la petite enfance – populaires ou scientifiques – de nombreuses sociétés dans le monde opposent à notre biologisme une forme de culturalisme. Car pour eux, les enfants sont l’humanité en devenir, alors que pour nous, ils sont l’animalité à dominer. Certes pour la plupart des gens, les enfants ne sont pas moitié-anges moitié-bêtes. Les enfants sont bien nés hommes, de façon incomplète, ou entièrement par incarnation. Ils mûrissent en acquérant les capacités mentales qui leur permettent d’assumer des relations sociales. Cela implique que la reconnaissance d’une vie humaine, y compris l’expression de certaines facultés et dispositions, est tout entière déterminée par des schèmes culturels, dans une société donnée. Mais là où le «reste du monde» attend que l’esprit progresse, l’Occident s’inquiète de l’expression des corps. Ici, le comportement de l’enfant est largement compris en termes organiques de «besoins» et de «désirs», et on confirme ainsi l’égoïsme de l’enfant en considérant ces désirs comme des «caprices». Peut- être cesserions-nous de voir dans les nouveau-nés de petits êtres désirants égocentriques si nous n’étions pas nous-mêmes égoïstes. Remercions Freud pour une autre trouvaille: la projection. Dans la tradition occidentale, le «sauvage» (eux) est au «civilisé» (nous) ce que la nature est à la culture, et ce que le corps est à l’esprit.

Le fait anthropologique est là:

pour nous le corps et la nature sont les fondements de la condition humaine;

pour eux, ce sont la culture et l’esprit.

Pour reprendre une formule de Lévi-Strauss dans un contexte équivalent: qui donc croit encore en la race humaine?

La culture est la nature humaine

Qui sont alors les plus réalistes? Je crois que ce sont les peuples que j’ai évoqués, ceux qui considèrent que la culture est l’état originel de l’existence humaine, tandis que l’espèce biologique est secondaire et contingente. Ils ont raison sur un point crucial, et les rapports paléontologiques sur l’évolution des hominidés leur donneront raison, ainsi que Geertz qui en a brillamment tiré les conclusions anthropologiques. La culture est plus ancienne que l’Homo sapiens, bien plus ancienne, et c’est elle qui est la condition fondamentale de l’évolution biologique de l’espèce. Les signes de culture dans l’histoire de l’homme remontent à près de trois millions d’années, tandis que la forme actuelle de l’homme n’a que quelques centaines d’années. Ou, pour suivre le célèbre biologiste humain Richard G. Klein, l’homme moderne du point de vue anatomique a 50.000 ans et s’est développé particulièrement à l’âge de pierre (paléolithique supérieur), ce qui multiplie l’âge de la culture par soixante par rapport à l’espèce telle que nous la connaissons. (Cependant, Klein a tendance à sous-estimer systématiquement les réalisations culturelles et corporelles des hominidés plus anciens pour faire ressortir l’avance culturelle radicale et fondée biologiquement du paléolithique supérieur.) Le point crucial est le suivant: pendant trois millions d’années, l’évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle.

J’ouvre ici une parenthèse. En parlant du corps et de l’âme, il faut souligner que leur évolution chez les ancêtres de la tradition occidentale est parallèle. Sans doute Platon s’opposait-il frontalement à certains sophistes lorsqu’il affirmait que seule l’âme était capable de se mouvoir elle-même, qu’elle était plus ancienne que le corps qu’elle meut et qu’elle façonne. De plus, puisque l’âme se réalise dans les œuvres d’art, dans les lois, et autres réalisations du même genre, cela revient à dire que le nomos est plus ancien que la physis et qu’il en est la source. C’est ce que Platon affirme dans les Lois, dans le Timée, dans le Phédon et dans d’autres dialogues. Dans les Lois (x, 896a-b), il écrit que le corps, «second et postérieur», est soumis à l’âme, ce qui signifie que «les tempéraments, les mœurs, les souhaits, les raisonnements et les opinions vraies, les soins aussi bien que les souvenirs, doivent être nés avant la longueur, la largeur, la profondeur et la force des corps». La culture précède la nature: Oui, et qui plus est, l’opinion, le soin, l’intellect, la technique et la loi seront antérieurs au dur, au mou et au léger. Et tout naturellement, les plus importantes et les premières des réalisations comme des actions relèveront de la technique, puisqu’elles sont parmi les choses nées en premier, alors que celles qui sont par nature, et cela même qu’ils nomment à tort «nature», seront postérieures et trouveraient leur principe dans la technique et dans l’intellect. (Lois X, 892b). Pourquoi désigne-t-on à tort la nature? Parce que l’âme et la culture viennent en premier, c’est pourquoi c’est l’âme «qui est éminemment par nature» (Lois, X, 892b-c). Pour reformuler cette conclusion en termes anthropologiques: la culture est la nature humaine. Fin de la parenthèse.

Aucun singe ne peut faire la différence entre de l’eau bénite et de l’eau distillée, comme Leslie White a l’habitude de dire, parce qu’il n’y a aucune différence d’un point de vue chimique. Pourtant la différence de signification fait toute la différence pour ceux qui donnent de la valeur et utilisent de l’eau bénite. Peu importe, contrairement aux singes, s’ils ont soif ou non, cela ne fait aucune différence. Voilà rapidement ce que j’avais à dire sur la signification de «symbole» et de «culture». Quelles sont les conséquences pour la nature humaine? Mener une vie en se conformant à la culture, c’est être capable et savoir qu’il est nécessaire de parachever les tendances de notre corps et les objets de notre existence en créant des symboles, c’est-à-dire en les conformant à ce qui pour nous fait sens. L’intégration du corps dans le champ des symboles, ainsi que ses besoins et ses pulsions, est le produit signifiant de la longue histoire de la sélection culturelle qui a abouti à la naissance de l’Homo sapiens.

Certaines théories biologiques respectables considèrent aujourd’hui le cerveau humain comme un organe social: il a évolué dans le pléistocène en obéissant à la «pression» de conserver un ensemble relativement étendu, complexe et unifié de relations sociales – qui mettent probablement en jeu également des personnes non humaines. La capacité symbolique était une condition nécessaire de cette capacité sociale. La «pression» nous poussait à devenir un animal culturel, ou plus exactement nous commandait de cultiver notre animalité. Je ne dis pas que nous sommes ou avons jamais été des «ardoises blanches», sans qu’aucune contrainte biologique ne nous détermine; je dis simplement que ce que la sélection a retenu dans le genre Homo, c’est qu’il est déterminé à produire du sens de manière diverse, d’où sa capacité à en produire dans des œuvres inestimables que l’archéologie, l’histoire et l’ethnographie ont décrites. Je ne conteste pas non plus la théorie de la co-évolution en vogue en ce moment, selon laquelle les développements biologiques et ceux de la culture s’entraînent réciproquement. Mais cela ne veut pas dire que ces deux facteurs de l’existence sociale humaine sont aussi importants l’un que l’autre. Au contraire, il a dû y avoir une relation inversée entre la variété et la complexité des productions culturelles et la spécificité des dispositions biologiques. Dans le cadre de la co-évolution, le développement de la culture s’est accompagné d’une déprogrammation des contraintes génétiques ou ce qu’on a coutume d’appeler les comportements instinctuels. Ainsi les fonctions biologiques se sont réparties dans des formes culturelles variées, comme l’expression des nécessités biologiques dépendait de stratégies signifiantes. Nous sommes armés pour vivre des milliers de vies différentes, comme Clifford Geertz le rappelle, même si nous avons fini par en choisir une seule. Et cela n’est possible que si les besoins et les pulsions biologiques ne déterminent pas les moyens particuliers qui mènent à leur satisfaction. La biologie devient un déterminant déterminé.

Encore une fois, qui sont les plus réalistes? Ne seraient-ce pas les Fidjiens qui, en disant que les enfants ont des «âmes d’eau», veulent dire qu’ils ne sont pas encore des êtres humains complets capables de maîtriser les coutumes fidjiennes? Nous avons vu que de nombreux peuples dans le monde formulaient la même idée. La nature humaine est un devenir, fondé sur sa capacité à comprendre un système culturel approprié et à agir conformément à lui; un devenir, plutôt qu’un être toujours déjà là. Pour reprendre la formule de Kenneth Bock, la fixation déplacée de la nature humaine en une entité est un trait fondamental de notre mythologie à propos de cette nature. Nous parlons de pratiques culturelles déterminées comme si elles étaient inscrites dans le protoplasme, ou dans nos gènes comme on dit maintenant, dans nos instincts disait-on avant, et encore plus tôt dans notre semence. Pourtant, le problème n’est pas de savoir si la nature humaine est ceci ou cela, bonne ou mauvaise. Le problème, c’est le biologisme lui-même. Toutes les critiques à l’encontre de Montaigne, Hobbes, Mandeville et leurs pairs, qui niaient l’égoïsme inné de l’homme en arguant de sa bonté naturelle ou de sa sociabilité naturelle, opéraient dans un cadre théorique tout aussi sclérosé, où les formes culturelles étaient déterminées par le corps. Bock remarque également qu’une véritable alternative voit le jour à la Renaissance, où la philosophie fait un pas susceptible de libérer l’humanité de la prédisposition au mal suite au péché originel. Bock retient ainsi le Discours sur la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole, un texte classique sur la transformation de soi à la Renaissance. Après avoir créé le monde, Dieu a voulu une créature dont il puisse apprécier la beauté et la grandeur; mais lorsqu’Il créa l’homme, Il ne disposait plus de forme ou d’espace pour un tel ouvrage. Ainsi, écrit Pic de la Mirandole, puisque Dieu ne pouvait donner à l’homme rien qui lui soit propre, Il décida de fabriquer une «créature indistinctement imagée», au centre du monde d’où elle pouvait «partager les dons particuliers de toutes les autres créatures». Dieu s’adresse alors à Adam: Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites: toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (...) Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.

Outre le pouvoir inhérent à l’homme de mener des milliers de vies différentes, il faut rappeler l’infinité des mœurs humaines décrites par Ruth Benedict dans ses Échantillons de civilisations, où chaque culture choisit d’en exploiter une infime partie seulement. Lorsque les moralistes des Lumières écossaises, en particulier Adam Ferguson, ont défendu la cause de l’homme contre une pulsion pécheresse prédéterminée, ils ont introduit une dimension sociale à leur analyse qui préparait la conception anthropologique de la nature humaine comme un devenir déterminé par la culture. Ferguson est allé au-delà de l’argument traditionnel qui défendait la liberté de la volonté, au motif que l’action morale humaine n’aurait pas de sens si nous ne péchions pas. Pour Ferguson, l’homme est un véritable animal social, mais au sens où sa nature se forme dans la société, non qu’elle y prédispose de manière innée ou qu’elle en soit responsable. L’individu pré-social n’existe pas; l’homme n’existe pas avant ou indépendamment de la société. Les hommes se constituent, pour le meilleur et pour le pire, dans la société, et prennent diverses formes dans des sociétés différentes. Ils sont nés dans la société, et ils y restent, dit Ferguson (après Montesquieu), capables de tous les sentiments à travers lesquels les peuples façonnent leur mode de vie. À partir de la nécessité de former l’humanité dans la société, Ferguson conclut dans un passage sublime: Si donc on nous demande où est l’état de nature nous répondrons: il est ici; et peu importe de savoir d’où l’on parle, de l’île de Grande-Bretagne, du cap de Bonne-Espérance ou du détroit de Magellan.

De même pour Marx, l’«essence de l’homme» n’existe que dans et sous la forme de relations sociales; elle ne se trouve pas chez un pauvre badaud en dehors de notre univers. Les hommes ne deviennent des individus que dans le cadre d’une société, et d’une façon quelque peu égoïste dans le contexte européen, ce qui a poussé les économistes à leurs «Robinsonnades», en fondant leur science à partir de dispositions d’un imaginaire adulte mâle isolé. Marx n’a pas dérivé les formations sociales à partir de dispositions innées, quand bien même on pourrait faire le chemin inverse: de la société bourgeoise au mythe hobbesien de la guerre de chacun contre tous. Nés ni bons ni méchants, les hommes se façonnent dans l’activité sociale telle qu’elle se déploie dans des circonstances historiques déterminées. On peut supposer que la connaissance que Marx avait des peuples colonisés a contribué à établir son anthropologie. En tous les cas, en faisant attention de remplacer «dans des circonstances historiques déterminées» par «dans des systèmes culturels déterminés», ou en disant que la praxis par laquelle les personnes se façonnent elles-mêmes est culturellement déterminée, cette conception de la condition humaine est de toute évidence devenue un lieu commun en ethnographie.

L’état de nature, «il est ici». Car la culture est la nature humaine. Lorsque les Javanais disent «être un homme c’est être javanais», Geertz, qui rapporte l’anecdote, précise qu’ils ont raison, au sens où «il n’existe pas de nature humaine qui soit indépendante de la culture». Dans Une éducation en Nouvelle-Guinée, répondant aux conceptions rousseauistes des éducateurs cherchant à débarrasser la nature des enfants des habitudes corruptrices des adultes, Margaret Mead écrit: Il est bien plus cohérent de considérer la nature humaine comme un matériau tout à fait brut et parfaitement indifférencié, qui ne prendra une forme reconnaissable que lorsqu’elle aura été formée par la tradition culturelle. Elle aurait dû dire que les personnes se forment dans une tradition culturelle donnée, mais l’important est que c’est la tradition qui façonne les besoins corporels et les moyens de les satisfaire.

Prenons l’exemple de la sexualité. L’important concernant les relations entre biologie et culture, ce n’est pas que toutes les cultures aient une sexualité singulière, mais que toute sexualité ait une culture. L’expression et la répression des désirs sexuels varient selon des déterminations locales et suivant les partenaires, l’occasion, le temps, le lieu et les pratiques corporelles. Nous sublimons notre sexualité générique de bien des façons, y compris en prétendant la dépasser pour des valeurs plus estimables comme le célibat; cela prouve également qu’il y a d’autres moyens symboliques plus irrésistibles d’atteindre l’immortalité que la fable incompréhensible du «gène de l’égoïsme». Après tout, l’immortalité est un phénomène symbolique de part en part. Comment pourrait-il en être autrement? (Dans la Théorie des sentiments moraux, Adam Smith fait remarquer que certains hommes ont quitté volontairement la vie pour acquérir après la mort un renom dont ils ne pourraient plus jouir, se réjouissant d’avance de la gloire qu’ils en retireraient.) De même, la sexualité se pratique de diverses manières dans des systèmes signifiants variés. Certains Occidentaux le font même par téléphone – et on considère que la chasse est une étrange manière de faire l’amour ! Pour prendre un autre exemple de manipulation conceptuelle (en jouant sur les mots), Bill Clinton a dit: «je n’ai pas eu de relations sexuelles avec cette femme.»

Il en va de même pour d’autres besoins, pulsions ou dispositions naturelles, qu’elles soient nutritives, agressives, sociables ou compatissantes; toutes ont une signification symbolique et obéissent à un système culturel. Selon la circonstance, l’agression ou la domination se manifesteront différemment; par exemple à la phrase «Passez une bonne journée», un New-Yorkais répondra: «ne me dites pas ce que j’ai à faire !» Nous faisons la guerre sur les pelouses d’Eton, nous nous battons à coup de jurons et d’insultes, nous exerçons notre domination en faisant des cadeaux qui interdisent la réciproque ou en écrivant des recensions cinglantes des livres de nos ennemis de l’Université. Les Eskimos disent que les cadeaux produisent des esclaves, comme le fouet produit des chiens. Qu’on le pense, ou pas, le fait de dire que les cadeaux font des amis – un proverbe qui comme pour les Eskimos va à l’encontre de notre économie – implique que nous soyons nés avec des «âmes d’eau», attendant de manifester notre humanité, pour le meilleur ou pour le pire, à l’occasion d’expériences qui ont un sens dans un certain mode de vie.

Mais nous ne sommes pas condamnés, comme nos anciens philosophes ou nos scientifiques modernes le disent, à une nature humaine irrépressible, qui nous pousserait à chercher toujours notre avantage aux dépens d’autrui, et au risque de détruire notre existence sociale. Tout cela n’a été qu’une longue erreur. Je conclus modestement en disant que la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé, mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger.

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