Manières de parler, manières de penser. Éléments pour une critique du langage. Laurent Fedi. Dans Cahiers philosophiques 2013/3 (n° 134), pages 80 à 105.

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La présente étude procède d’une réflexion située dans la région de la philosophie du langage qui a des frontières communes avec la psychologie, l’anthropologie et la science politique. Elle est née d’un étonnement incessamment renouvelé : l’étonnement devant la facilité avec laquelle l’homme moyen se laisse piéger par le langage ordinaire. Ce qui est étonnant, ce n’est pas qu’on puisse manipuler l’opinion des gens au moyen de procédés rhétoriques, mais plutôt que les gens puissent s’abuser eux-mêmes en employant des mots qui font partie de leur vocabulaire et en faisant des phrases qui énoncent réellement ce qu’ils souhaitent exprimer. Ce phénomène s’explique d’abord par la tendance à essentialiser ce qui ne devrait pas l’être si l’on s’en tenait à une version conventionnaliste et instrumentale du langage. Il est frappant de constater que les gens sont plus enclins à objectiver ce qu’ils disent qu’à considérer que « ce ne sont que des mots », comme s’il suffisait de tenir des propos qui ont un sens pour que quelque chose soit montré (alors qu’un mot peut avoir un « sens » bien qu’il n’ait pas de « référence »).

L’explication que nous proposons est la suivante : la présence d’un mot appelle une représentation ; or il est difficile de ne pas croire en la réalité de ce qu’on se représente.

La première partie s’applique à analyser sur des exemples précis les mécanismes du processus essentialiste.

La deuxième partie révèle que le penchant essentialiste est renforcé par l’isomorphisme entre nos manières de parler et nos manières de penser, lesquelles ont en commun leur rapport aux structures de l’expérience et au contexte environnemental des sociétés (Henri Bergson, Pierre Janet).La logique de l’action et des conduites sociales est un principe qui non seulement permet de rendre compte du relativisme linguistique étudié par l’anthropologie cognitive (Benjamin L. Whorf), mais explique également le verrouillage du sens inhérent aux contraintes du langage (dans ses aspects formels et pragmatiques). En s’appuyant sur des modèles de pensée critique aujourd’hui marginalisés (Herbert Marcuse et Ivan Illich), la troisième partie montre qu’en amont des stratégies discursives calculées la langue commune enferme nos manières de parler et nos manières de penser dans des schémas standardisés. Notre hypothèse est que ce phénomène résulte mécaniquement de l’adaptation de la langue aux besoins de la vie pratique et aux comportements sociaux des individus. Pour annoncer schématiquement notre propos, disons que l’adaptation du langage aux évolutions de la société restreint le champ des possibilités d’expression pertinentes et oriente tendancieusement les usages de la langue en les maintenant dans les cadres d’un « paradigme » (analogie qu’il conviendra de justifier le moment venu).

La dernière partie indique les conséquences de ce verrouillage idéologique sur nos représentations et notre perception de la réalité, ainsi que les enjeux politiques et éducatifs qui en découlent.

Les mots et les choses : le penchant à essentialiser

Dans les sciences…

Les mots étant le plus souvent utilisés pour désigner des choses, pour décrire le réel, pour dire le monde, ou pour communiquer des impressions relatives à la réalité des choses, il est difficile de ne pas associer, en présence d’un mot, l’idée d’une chose ou d’une essence. Richard Dawkins y voit un problème général qui n’épargne pas la biologie.

 

Le malheur des humains vient de ce que trop d’entre eux n’ont jamais compris que les mots ne sont que des outils à leur disposition, et que la seule présence d’un mot dans le dictionnaire (le mot « vivant » par exemple) ne signifie pas que ce mot se rapporte forcément à quelque chose de défini dans le monde réel [1][1]R. Dawkins, Le Gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 39..

 

Dawkins s’est confronté à cette difficulté en voulant défendre la théorie selon laquelle l’unité fondamentale de la sélection naturelle n’est pas l’organisme vivant mais le gène, lequel utilise les organismes comme des hôtes pour se répliquer (voir sa théorie du « gène égoïste »).

Dans les sciences humaines, ce problème se présente fréquemment. En psychologie, le mot « inconscient » utilisé comme substantif a fini par signifier un système logé dans notre psychisme et qui possède ses lois propres. Mais à l’époque où l’inconscient était surtout un concept métaphysique, le psychiatre Pierre Janet avait mis en garde contre une substantivation abusive qui ferait penser qu’il existe en nous « quelque région obscure que la conscience ne connaît pas [2][2]P. Janet, L’Automatisme psychologique, Paris, Alcan, 1889,… ». Utilisé comme adjectif, inconscient servait en revanche à qualifier une action ayant tous les caractères d’un fait psychologique sauf celui d’être remarqué par la personne même qui l’exécute [3][3]Ibid., p. 225.. Janet parlait bien de « subconscient » pour évoquer le « moi secondaire » des somnambules, c’est-à-dire une conscience située au-dessous de la conscience critique et qui échappe à la vigilance de celle-ci, mais en évitant l’hypothèse coûteuse d’une légalité inconsciente ou d’un appareil psychique autonome, hypothèse parfaitement inutile si l’on admet que les modalités de la conscience normale, appliquées à un niveau inférieur de notre psychisme, nous fournissent une explication satisfaisante des phénomènes de somnambulisme, d’hypnose ou d’écriture automatique [4][4]Voir S. Nicolas et L. Fedi, Un débat sur l’inconscient avant….

Du côté de la sociologie, on sait à quel point le terme de « représentations collectives » est équivoque. Si l’on admet que toute pensée a son siège dans un cerveau, on ne devrait employer cette expression que pour désigner des représentations individuelles habitant des individus socialement organisés. Émile Durkheim affirme pourtant que le groupe se pense lui-même dans des représentations collectives et qu’il y a donc une conscience collective qui a ses propres lois d’« idéation collective ». Non seulement les faits sociaux diffèrent en nature des faits psychologiques, mais ils ont « un autre substrat ». Embarrassé toutefois par ses propres affirmations et leurs éventuelles connotations ontologiques, il précise qu’il n’est pas nécessaire d’hypostasier la conscience collective : il la désigne par un terme spécial pour faire comprendre au lecteur que la méthode d’étude des phénomènes sociaux ne peut pas se réduire à la méthode utilisée par la psychologie et même par ce que l’on met généralement sous le terme de psychologie sociale. Visiblement conscient du trouble que peut provoquer un usage métaphorique aussi discutable, Durkheim invite son lecteur à voir dans les distinctions qu’il opère des distinctions méthodologiques et non ontologiques [5][5]É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF,….

L’histoire, avec ses cadres de périodisation, tend à insuffler une vie propre aux produits de ses découpages et à donner force de vérité à ce qui relève d’un choix pédagogique, voire, dans certains cas, d’une représentation idéologique. Sans nier qu’il puisse exister en histoire des principes de différenciation satisfaisants, il est facile de montrer que certains découpages ont eux-mêmes une histoire et appellent aujourd’hui un examen critique. Jacques Heers a mis ce phénomène en évidence de façon un peu polémique à propos de cette « imposture » que constitue « le Moyen Âge ». Les historiographes, explique-t-il, ont délimité une « période » à laquelle ils ont assigné une unité artificielle, puis ils se sont appliqués à peindre cette période aux couleurs qui lui donnaient corps et caractère. Ce faisant, ils accréditaient non seulement la réalité de cette abstraction, mais également tout ce qui pouvait s’y rapporter. C’est ainsi que l’on parle aujourd’hui du « monde médiéval » et de « l’homme médiéval » en oubliant simplement que ce sont des représentations et que « rien de tout cela n’a véritablement existé [6][6]J. Heers, Le Moyen Âge, une imposture, Paris, Perrin, 1992,… ». Heers déconstruit les stéréotypes qui s’attachent à ces représentations : mythe du seigneur oisif, mythe du paysan attaché à la glèbe, écrasé d’impôts, etc. Il montre également que cette périodisation mal comprise et prise au pied de la lettre induit des programmes de recherche fondés sur de fausses hypothèses de travail. Le fait de croire à des périodes historiques nettement définies incite par exemple à examiner avec un regard particulier les phases dites de transition et à chercher des indices de désarroi et de déclin qui n’ont pas réellement existé, puisque ces prétendues « transitions » sont de purs artefacts [7][7]Heers souligne combien ces hypothèses de travail ont pesé,…. Il est hors de doute que l’historien se trouve devant la nécessité de constituer son objet, mais il est important que chacun ait conscience de la nature des objets ainsi constitués. Heers suggère que l’on pourrait continuer à utiliser le terme de Moyen Âge par commodité, sans y mettre une quelconque signification, à condition d’éviter en revanche l’adjectif « médiéval », qui pollue notre vision du passé. Cet exemple – dont nous sommes tous, anciens écoliers, plus ou moins victimes ou témoins – nous rappelle à quel point il est difficile, dès lors que nous utilisons de façon habituelle un cadre posé par convention, de ne pas croire à la réalité intrinsèque de cette convention en nous laissant abuser par les mots qui servent à l’exprimer.

… et au quotidien

Cette difficulté se rencontre tout particulièrement dans le monde quotidien, où la vigilance critique tend à se relâcher. Une opinion répandue est que la dyslexie est une maladie neurologique qui se manifeste dans l’apparition de difficultés de lecture, comme si le mot désignait autre chose que ces difficultés mêmes dont il permet d’abréger la description. Pour certains psychologues, cette façon de penser représente une médicalisation excessive de problèmes pédagogiques – problèmes qui devraient trouver des solutions dans une réflexion approfondie sur les méthodes d’apprentissage. Il est vrai que la question fait débat et que des spécialistes ont réussi à isoler un déficit phonologique dont l’origine pourrait être génétique, mais ces mêmes scientifiques mettent en garde justement contre un usage trop extensif du mot « dyslexie » qui prête à confusion. Imputer une difficulté de lecture à la dyslexie dont souffrirait un enfant n’est souvent qu’une explication circulaire par laquelle on se dupe soi-même. Dans le même registre, William James évoque le souvenir d’un chirurgien qui, pour répondre à une question sur la forte respiration d’un patient sous anesthésie, ne trouva rien de mieux à dire que ceci : l’éther a un effet accélérateur sur la respiration. Autant dire que le cyanure de potassium provoque la mort parce que c’est un poison ou que nous avons cinq doigts parce que nous sommes pentadactyles. Comme pour « la vertu dormitive de l’opium », on prétend expliquer un fait par le nom qui le désigne ; on utilise un nom tiré d’un fait, puis on l’emploie comme s’il était antérieur au fait et comme s’il pouvait l’expliquer [8][8]W. James, Le Pragmatisme, Paris, Flammarion, 1968, p. 183-184..

Charles Renouvier avait analysé ce procédé dans sa critique du substantialisme, une critique que James connaissait et qu’il reprend à son compte. Renouvier décrit le processus comme suit : on prélève dans le système des relations offertes à la représentation un terme que l’on isole ; ce terme est ensuite traité comme indépendant, autonome dans sa compacité [9][9]Pour Renouvier, une « entité » est un terme isolé,… ; puis on érige cette « réalité » en substrat des phénomènes et des relations donnés à la représentation, et l’on fait apparaître ainsi le système initial comme l’ensemble des qualités, modes ou accidents se rapportant à cette réalité sous-jacente et dépendant d’elle. La philosophie a souvent généralisé ce procédé à l’explication globale du monde en faisant apparaître l’ensemble des phénomènes comme des qualités, modes, accidents d’une substance (Force, Vouloir, Inconscient, etc.) prétendument soustraite à la représentation, mais construite en réalité par substantialisation d’un phénomène arbitrairement isolé et « réalisé ». Le processus consiste donc à inverser le rapport de dépendance entre les termes et les relations : un terme est supposé subsister indépendamment de ses relations et fournir le support permanent de celles-ci. Renouvier peut ainsi comparer le substantialisme à une « mythologie métaphysique » dont les fictions occupent, dans le domaine le plus abstrait, la place qu’ont remplie dans la physique les formes substantielles et les qualités occultes qui servaient à l’explication de la nature « sans autre peine à prendre que de la définir nominalement par les propriétés correspondantes à la production de ces mêmes phénomènes [10][10]C. Renouvier, « Le double sens du mot phénoménisme », dans La… ». Gaston Bachelard, qui connaissait les analyses de Renouvier, désigne comme un obstacle épistémologique l’habitude psychologique de séparer une chose de son action et montre que la physique contemporaine nous oblige à remodeler nos conceptions pour envisager « une sorte de fusion entre l’acte et l’être [11][11]G. Bachelard, « Noumène et microphysique », dans Études, Paris,… ».

Des structures formelles communes

Les catégories

L’obstacle substantialiste tient à des manières de penser qui sont aussi des manières de parler. Jean Piaget note que le fait de séparer le sujet du verbe et du prédicat accentue la tendance de l’esprit à conférer au sujet une existence autonome et à lui imputer des actions : c’est ainsi que l’enfant, tout en considérant que le vent ne sait pas ce qu’il fait quand il souffle, affirme que c’est le vent qui souffle, comme si le sujet pouvait être autre chose que la somme de ses actions [12][12]J. Piaget, La Représentation du monde chez l’enfant, Paris,…. Le sujet grammatical nous oriente subrepticement vers un sujet ontologique qui n’existe pas. Comme l’écrit Émile Benveniste, « le langage reproduit le monde mais en le soumettant à son organisation propre [13][13]É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris,… ». On doit à Benveniste d’avoir montré sur des exemples précis comment la forme de la pensée pouvait être tributaire des structures de la langue. Dans un article qui a fait couler beaucoup d’encre [14][14]É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de…, il établit que la liste des catégories aristotéliciennes correspond aux contraintes grammaticales de la langue grecque, de sorte qu’Aristote, pensant faire l’inventaire des catégories de la pensée, aurait exposé les catégories de la langue dans laquelle il s’exprimait. Benveniste y voit la confirmation de sa théorie selon laquelle « c’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser [15][15]Ibid., p. 70. ». Il remarque en outre que ce sont également les propriétés de la langue grecque qui ont permis de faire de l’« être » une notion objectivable, susceptible, une fois posée, de recevoir différentes définitions métaphysiques. Le verbe « être », rappelle-t-il, n’existe pas dans toutes les langues, et la fonction habituellement remplie par ce verbe en grec ou en français se distribue selon d’autres articulations dans d’autres langues.

Jacques Derrida, critiquant l’article de Benveniste, appuie sa réfutation sur deux points essentiels [16][16]J. Derrida, « Le supplément de copule : la philosophie devant…. D’une part, Benveniste ne s’interroge jamais sur « la catégorialité en général », laquelle semble pourtant présupposée dans toute dissociation entre les catégories de langue et les catégories de pensée. D’autre part, l’absence de la fonction verbale de « être » dans certaines langues n’est pas réductible à l’absence d’un mot dans un lexique, car l’être n’est pas un élément ordinaire de la langue, mais ce sans quoi toutes les significations seraient compromises et jusqu’au langage lui-même, ce qui incite Benveniste, remarque Derrida, à trouver dans les langues sans phrase à copule un « équivalent » du verbe être. Dans l’argumentation de Derrida, ces deux objections n’en font qu’une. Benveniste fait comme si Aristote avait transposé les catégories de la langue dans les catégories de la pensée, alors qu’Aristote a plutôt essayé, selon Derrida, de mener l’analyse jusqu’au lieu où la pensée et la langue s’ouvrent l’une sur l’autre et défient toute traduction en termes de « contenant » et de « contenu ». Ce lieu est l’être qui, justement pour cette raison, ne se présente pas comme une catégorie homogène aux autres, mais se donne comme « la condition transcatégoriale des catégories [17][17]Ibid., p. 233. ». Les catégories d’Aristote sont « de langue » du fait qu’elles répondent à la question de savoir « comment l’être se dit », mais elles relèvent aussi d’une question « de pensée » parce qu’il s’agit de savoir comment se dit l’être, « comment est dit ce qui est, en tant qu’il est, tel qu’il est [18][18]Ibid., p. 218. ». Qu’il s’agisse là d’une question « de pensée » et que l’argument ainsi avancé puisse être tourné contre Benveniste ne peut à vrai dire se comprendre, à nos yeux, que si l’on se place, comme le fait Derrida, dans l’orbe de l’interprétation heideggérienne des rapports de l’être et de la pensée qui animent intérieurement la philosophie occidentale depuis le poème de Parménide. En fait, toute la démonstration de Derrida est sous-tendue par la théorie de l’être comme élément – ou lieu de surgissement – de la pensée et du langage, théorie qu’elle a en même temps pour but de défendre contre les prétentions « positivistes » de la linguistique.

Derrida ne paraît pas voir qu’il se contredit lorsque, après avoir reproché à Benveniste l’absence de réflexion sur la « catégorialité en général », il lui fait grief de donner aux catégories aristotéliciennes une tournure « singulièrement kantienne » en parlant de « concepts a priori qui organisent l’expérience [19][19]Ibid., p. 221. ». Étonnante critique en effet, car c’est justement parce qu’il prend les catégories dans l’acception kantienne que Benveniste n’a pas besoin d’expliciter davantage « la catégorialité en général », celle-ci étant donnée dans l’idée d’organisation de l’expérience qui abrite les principales articulations du langage : en bref, les propriétés prédicables d’un objet en général se rapportent à l’expérience que nous pouvons avoir d’un objet en général, comme par exemple le fait qu’il apparaisse dans l’espace, qu’il soit quantifiable, etc. Dans les langues sans phrase à copule, le verbe être ne manque pas, comme le souligne judicieusement Benveniste, et il faut beaucoup d’audace pour objecter alors, comme le fait Derrida, que « l’absence » constatée par les linguistes se tient sémantiquement sous la dépendance de l’être (de la question de l’être, assimilée à la question du sens) ; car c’est justement pour relativiser cette absence que Benveniste prend la peine de préciser que le verbe être ne fait pas défaut (ajoutant même que raisonner en termes de lacune serait ici « raisonner à l’envers [20][20]Cité par Derrida, ibid., p. 241. »). L’absence constatée est le fruit de l’observation de linguistes habitués à s’exprimer avec le verbe être et il va de soi, même si Benveniste prend soin d’apporter cette précision, que l’absence que nous observons demeure purement relative à notre propre système linguistique. Le propos de Benveniste vise en réalité à distinguer la fonction « copule » de la notion verbale « exister, être là réellement », et à suggérer que l’attribution d’une propriété à un objet peut s’exprimer différemment selon les traditions. Aussi peut-on faire l’hypothèse, quitte à démystifier « la question de l’être », que le privilège du verbe être, qui n’existe pas dans toutes les langues, tient à ce que être ne signifie rien de déterminable et permet, par conséquent, de désigner un état qui n’a pas encore reçu de détermination : être, c’est être ceci ou cela, jeune ou vieux, debout ou couché, sans précision. Les diverses manières dont la fonction être peut se monnayer suivant les langues correspond à la diversité des structures de l’expérience. Notre verbe être se divise d’ailleurs en plusieurs termes que l’on pourrait traduire par « être de façon permanente », « être à disposition », « être là », etc. Par ailleurs, on peut facilement s’imaginer que dans certains cas les hommes eurent besoin d’un mot pour signifier, au-dessus de toute attribution de genre ou d’espèce, la classe la plus générale. Enfin, il n’est pas difficile de concevoir que le verbe être une fois en usage ait subi le processus de substantialisation dévoilé par James et Renouvier : l’être s’est substantivé pour devenir une notion objectivable pouvant se prêter à différentes définitions métaphysiques.

Une approche « praxique » du langage

On sait qu’il existe, depuis Ludwig Wittgenstein et Gilbert Ryle, une tradition de « critique du langage ordinaire » qui n’est pas sans ressemblance avec nos analyses, mais, tandis que celle-ci poursuit la construction d’une théorie de la signification permettant de mieux poser les problèmes philosophiques sans se laisser enfermer dans les cadres de la formalisation, notre approche se situe davantage au niveau des « mentalités » et ne répugne pas, bien au contraire, à s’appuyer sur des considérations psychologiques. Par les remarques qui précèdent, nous voulons suggérer que ce qu’il faut mettre au centre de l’analyse n’est pas tant l’être que l’expérience, ou même mieux : la conduite humaine (terme que nous préférons à « l’action », parce qu’il enveloppe le registre des sentiments et des émotions). En effet, les objets ne viennent pas à nous, c’est nous qui allons vers eux, et le langage, loin d’émerger du néant, s’étaye sur les opérations que nous effectuons dans la réalité. On peut ici prolonger la théorie de Bergson affirmant que le langage fournit aux hommes des repères généraux d’action, par la théorie des conduites de Janet selon laquelle toutes les fois que les hommes ont accompli des actes nouveaux, ils ont conçu de nouveaux objets qu’ils ont nommés. Pour Janet, « les objets dans le monde ne sont que des actes extériorisés, transportés au dehors [21][21]P. Janet, L’Évolution psychologique de la personnalité : compte… ». Il nous semble pertinent de croiser ces deux points de vue pour en tirer une théorie de la signification. Si je parle d’une table, ce que j’en dis se rapporte à un faisceau d’usages possibles pour moi : la table pour écrire, la table pour dresser le couvert, etc. L’objet table est constitué par les modes de relation que les hommes peuvent entretenir avec la table, en fonction de leurs conduites ou actions. Partant, on peut prendre congé de l’idée selon laquelle catégoriser serait rassembler des objets différents sur la base d’une propriété commune et plutôt considérer qu’un objet appartient à telle ou telle catégorie s’il est le support de conduites caractéristiques. Connaître la catégorie d’un objet revient souvent à inférer un ensemble de caractéristiques renfermées dans cet objet ou à diriger l’attention vers des attributs pertinents dans une situation. Par exemple, dire d’un plat que c’est « de la porcelaine », c’est attirer l’attention vers sa valeur et sa fragilité.

L’approche « praxique » du langage échappe à certains inconvénients des théories classiques de la signification et permet souvent d’apporter une solution aux problèmes posés par celles-ci. Les linguistes se sont demandé, par exemple, si un objet devait, pour être catégorisé, posséder tous les traits nécessaires qui constituent la définition de sa catégorie. Bernard Pottier, cité par Georges Kleiber [22][22]G. Kleiber, La Sémantique du prototype : catégories et sens…, décrit les termes de « chaise », « pouf », « tabouret », « sofa » et « fauteuil » au moyen des sèmes « avec ou sans bras », « pour une personne ou pour plusieurs », etc. Le sens de tabouret contiendra le sème « sans dossier » tandis que chaise aura le trait opposé « avec dossier ». Mais, comme le fait observer Anna Wierzbicka, le fait d’avoir un dossier ou non n’est pas décisif pour un tabouret. Le trait pertinent est plutôt le fait que les tabourets permettent aux gens d’être assis dans un endroit où il n’y a pas beaucoup de place, pendant qu’ils font quelque chose qui peut les conduire à se pencher en avant. Ce trait explique pourquoi un tabouret est utile dans une cuisine, dans un bar, devant un piano, tandis que dans une salle d’attente les gens seront plutôt assis sur des chaises [23][23]A. Wierzbicka, Lexicography and Conceptual Analysis, Ann Arbor,…. La signification des concepts concrets ne peut pas être établie à partir de traits d’apparence parce que ces traits sont variables. La fonction, elle, est invariable. Wierzbicka précise toutefois qu’il ne faut pas concevoir la fonction de manière simpliste, mais qu’il faut au contraire la comprendre comme un « schème culturel complexe [24][24]Ibid., p. 335. ». La propriété d’un objet n’est pas gravée dans la chose en soi, elle résulte de la façon dont les êtres humains, par leur corps et leur intelligence, sont confrontés aux choses. George Lakoff parle à ce propos de « propriété interactionnelle [25][25]G. Lakoff, Women, Fire, and Dangerous Things: What Categories… ».

L’approche praxique permet de résoudre une autre difficulté. Roger Brown observe que les enfants parlent plus volontiers de « chien » que de « quadrupède » ou de « mammifère », même si les chiens sont des quadrupèdes ou des mammifères [26][26]R. Brown, Words and Things, New York, The free Press, (9e éd.)…. Comme le note Kleiber, qui se réfère ici à la théorie des prototypes, on utilise plus naturellement le niveau de base (chien) que le niveau « super-ordonné » (animal) ou le niveau « subordonné » (boxer), parce que c’est le niveau le plus inclusif où une personne se placera pour régler ses attitudes. Les gestes que nous devons faire pour utiliser une chaise, explique-t-il, constituent un programme moteur qui est le même pour toute une catégorie, tandis que meuble (niveau « super-ordonné ») « ne détermine pas un tel type d’interaction générale, mais donne lieu à des programmes moteurs qui correspondent en fait à ceux que déterminent les catégories basiques » (comment « on fait » avec un lit, une table, etc., mais non comment « on fait » avec « un meuble [27][27]G. Kleiber, op. cit., p. 85. »). On pourrait cependant contester à Kleiber l’élimination, au moins apparente, d’une conduite du meuble. En effet, que survienne un déménagement, et l’on s’aperçoit alors que des gestes s’appliquent aux meubles non en tant que ce sont des tables plutôt que des chaises, ou des chaises plutôt que des coffres, mais en tant que ce sont des objets que l’on cherche à caser dans une camionnette et qui sont destinés à trouver place dans un appartement. On voit, en passant, que la question qui préside au choix du niveau n’est pas tant une question d’abstraction qu’une question de contexte. Il est évident que, pour un déménageur professionnel, meuble n’est pas plus abstrait que chaise ou coffre. Dans le cas des enfants qui emploient chien plutôt que quadrupède, il est moins évident que la capacité d’abstraction puisse être mise hors-jeu, car avoir à l’esprit l’image d’un chien qu’on généralise aux êtres ressemblants (ce que nous indique schématiquement la théorie des prototypes) n’est pas la même chose qu’isoler l’attribut « avoir quatre pattes » comme trait caractéristique d’un grand nombre d’êtres dissemblables (chiens, chats, moutons, etc.). L’usage privilégié de chien peut s’expliquer, comme le remarque Kleiber, par le fait que c’est au niveau de chien que la plus grande partie des connaissances se trouve stockée (outre le fait que les enfants n’ont pas un lexique complet). Mais on peut remarquer également ceci : il existe une conduite avec les chiens (dressage, précautions pour ne pas provoquer l’agressivité, sorties à heures fixes, etc.) qui ne s’applique ni aux chats, ni aux moutons, etc. Quadrupède correspond à un geste classificatoire qui est aussi une conduite en son genre : une conduite intellectuelle. Seulement, une catégorie comme celle de quadrupède, à la différence de la catégorie chien, correspond, dans nos sociétés, à une conduite et à des besoins presque exclusivement limités à la communauté des naturalistes.

En suivant Janet, on peut comprendre comment des entités abstraites se rattachent à des conduites. Il explique que les concepts d’individualité et de collectivité, par exemple, sont apparus corrélativement à des conduites de regroupement et de dissociation :

 

Dans le fait de convoquer l’assemblée au congrès, on se préoccupe du groupe […] Quand on dissout l’assemblée, quand on renvoie chacun de son côté, on pense davantage à l’individu [28][28]P. Janet, op. cit., p. 148..

 

Si la catégorisation des entités s’articule à des possibilités d’actions dans des situations prévisibles, on peut faire raisonnablement l’hypothèse que les catégories fondamentales du langage (ces catégories grammaticales isomorphes à nos catégories mentales dans le schéma d’Aristote-Benveniste) se calquent sur ce qu’on pourrait nommer « la logique de nos actions ». C’est ce que Bergson a cherché à établir, comme on sait, en montrant à la fois que le langage fournit des repères pratiques et que l’espace homogène et isotrope est la forme de notre action sur la matière, action qui a besoin de points fixes et d’éléments reproductibles.

Sans doute faut-il ici préciser en quoi cette approche du langage se distingue, malgré certaines ressemblances, de l’approche dite pragmatique. Comme chacun sait, celle-ci trouve son expression classique dans la théorie des actes de parole de John L. Austin. Le point de départ de Austin est le refus d’assumer que la seule façon pour un énoncé d’être sensé soit de décrire un fait. Non seulement il existe des énoncés non déclaratifs (ordres, questions) qui ne sont pas destinés à communiquer une information pure et simple, mais de nombreuses « affirmations » (« je crois qu’il est venu », « je suis désolé ») ont la particularité de n’être que partiellement descriptives ou d’être davantage que de simples comptes rendus factuels. Une phrase peut être grammaticalement descriptive et pourtant, dans certaines circonstances, être utilisée pour poser une question, exprimer un doute, etc. La pragmatique élargit la théorie de la signification à la prise en compte de la dépendance contextuelle des énoncés, car pour comprendre un énoncé, quel qu’il soit, il faut déterminer quel acte de discours son énonciation constitue, ce qui revient à le considérer comme un fait qui a lieu dans un contexte [29][29]F. Recanati, La Transparence et l’Énonciation, Paris, Éditions….

 

La pragmatique est donc une « linguistique de l’énonciation » : son principal intérêt est de prendre en charge la dimension d’adresse du discours et les fonctions de locution. Tandis qu’elle s’occupe essentiellement des actes du langage, l’approche que nous appelons ici praxique porte plutôt sur le langage des actes, c’est-à-dire sur le rapport qu’on suppose exister entre des manières de parler et des conduites structurées dont l’organisation ne dépend pas (ou pas exclusivement) des conditions d’énonciation mais dépend par exemple d’habitudes sociales, de pratiques intellectuelles ou d’une couche d’expérience en relation avec le milieu de vie, autrement dit d’un contexte plus large que le contexte linguistique. Cette distinction étant précisée, il arrive que les deux perspectives se rejoignent : c’est le cas notamment pour ces conduites institutionnalisées qui passent par des énonciations à valeur conventionnelle (mariage, baptême, etc.). Dans le cas de ces performatifs, l’énoncé n’est pas seulement calqué sur une logique des actions, il est un acte social, dont Pierre Bourdieu dit, pour souligner la couche d’ordre social qui en conditionne la réussite, qu’il est produit par des transactions et des rapports de force ou de domination [30][30]Voir P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris Fayard, 1982,…. On doit toutefois ajouter pour notre propos (concernant les pièges du langage) que, si le façonnement des manières de parler est ici pleinement social, la transparence de ces rapports dissipe tout risque d’illusion : chacun est au clair sur les personnes qui ont ou non autorité pour prononcer les formules rituelles du mariage ou du baptême, même si, de fait, n’importe qui peut s’amuser à prononcer ces phrases dans le vide.

L’hypothèse praxique, ainsi distinguée de la pragmatique [31][31]Cette distinction n’est pas une opposition, comme en témoigne…, a pu donner lieu à plusieurs reprises à des programmes de recherche en psychologie cognitive [32][32]Voir A. Berthoz et J.-L. Petit, Phénoménologie et physiologie… et en linguistique parce qu’elle était plausible et qu’elle contenait, on l’a vu, un certain nombre d’avantages. Mais, dans sa forme plénière qui est celle que nous souhaitons lui donner, elle permet également de rendre compte de la relativité des catégorisations. Les théories de la signification s’appuient souvent sur le rapport des mots aux choses qui existe pour un « locuteur ». Il ne faut cependant jamais perdre de vue qu’une langue est une institution collective : le langage n’est pas un fait individuel, c’est un fait de société, qui résulte d’une vie collective, avec ses exigences particulières. Par un mot et un concept s’opère la compénétration de l’expérience individuelle et de l’expérience collective. Pour reprendre l’expression d’Henri Wallon, « nos expériences individuelles sont déjà moulées par la société[33][33]H. Wallon, De l’acte à la pensée, Paris, Flammarion, 1942,… ». Parler seulement de l’expérience du sujet épistémique ne nous avancerait guère pour comprendre la variété des usages sémantiques et des classifications. Envisageons quelques exemples. Dans la langue malgache, il existe différents termes signifiant l’action de laver selon qu’il s’agit de laver sa figure, ses mains ou du linge, tandis qu’un même mot est utilisé pour signifier un poussin, une poule ou un coq. Dans la langue des Esquimaux, la neige en train de tomber, la neige à demi fondue, la neige compacte et durcie comme de la glace sont désignées par des mots différents. Edward Sapir, étudiant les langues amérindiennes, a posé la thèse selon laquelle il n’existe pas d’autre accès au monde pour un locuteur que les formes de représentations permises par la langue qu’il utilise. À sa suite, Whorf soutient que « nous découpons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle [34][34]B. Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël,… ». Whorf radicalise la thèse de Sapir et formule ce qu’il appelle « le principe de relativité linguistique » en vertu duquel les locuteurs de langues ayant des grammaires différentes aboutissent à des visions du monde dissemblables. Whorf, étudiant la langue hopi, montre que celle-ci ne possède pas de terme pour désigner un intervalle de temps (le temps des physiciens) et que notre « longueur de temps » est remplacée dans cette langue par une relation d’antériorité ou de postériorité entre deux événements. Si nous reprenons l’exemple de la neige chez les Esquimaux, on s’aperçoit que ceux-ci sont particulièrement attentifs – plus attentifs que nous – au fait que la neige en train de tomber, la neige à demi fondue etc., sont différentes « sensoriellement » et dans les formes de leurs manifestations. Les langues européennes mettent davantage en évidence l’unité de la matière qui se manifeste sous ces différentes formes.

Langue et société

Notre hypothèse est ici que la classification n’est pas la même dans toutes les langues parce qu’elle varie en fonction des structures de l’expérience. Celles qui déposent leur trace dans la structure des langues sont éminemment sociales, non moins sociales que le langage lui-même. Comme le note Jean-Claude Pariente, « chaque culture découpe l’expérience en fonction des normes qui lui sont propres[35][35]J.-C. Pariente, Le Langage et l’Individuel, Paris, Armand… ». L’expérience sensible n’est pas la seule donnée pertinente à prendre en considération quand on analyse une langue et une culture. L’expérience est aussi faite de conduites articulées, emboîtées, hiérarchisées, dont la langue portera la trace dans ses structures formelles. C’est ainsi que nous pouvons expliquer que les fonctions remplies par tel ou tel mot, tel ou tel verbe, se distribuent différemment d’un groupe à l’autre. Et comme une langue ne doit pas s’étudier au niveau de chaque signe pris isolément, mais comme un tout, c’est en somme au niveau de l’ensemble de la société et du contexte environnemental qu’il faut étudier les structures de l’expérience qui lui répondent.

Certes, il serait naïf de croire que langue et société sont isomorphes et qu’il suffirait ainsi de connaître la structure de l’une pour déduire la structure de l’autre. Mais il est possible de dépasser cette idée de correspondance terme à terme pour se placer au niveau des relations entre l’évolution de la langue et celle de la société.

Benveniste remarque qu’on peut étudier la langue en la décrivant pour elle-même, indépendamment de la société, tandis que l’inverse n’est pas vrai : il est impossible de décrire la société ou la culture hors de leurs expressions linguistiques. Ce constat traduit le fait que « la langue contient la société[36][36]É. Benveniste, « Structure de la langue et structure de la… ». Elle la contient, précise le linguiste, comme un système permanent dans lequel les désignations viennent à changer, à mesure que les activités sociales et les besoins matériels se multiplient et se différencient. Le système de la langue change également, quoique plus lentement. Comme le suggère Benveniste, ces mutations permettent à la société de satisfaire ses nouveaux besoins à mesure qu’elle évolue, mais la question à laquelle il nous faut revenir, c’est la contrainte que la langue exerce sur nos manières de parler et de penser. Notre langage, lié aux structures de l’expérience et à notre emprise sur le réel, s’adapte à un environnement de sorte que nous puissions le décrire et l’utiliser, disons même mieux : nous y installer. Or une telle « adaptation » nous enferme dans notre environnement et exerce sur notre pensée une forte contrainte, puisque les mots ou le champ sémantique qui pourraient servir à décrire d’autres réalités ou un idéal de culture à réaliser ont été éliminés par une série de mutations et d’abandons selon un processus analogue à une sélection naturelle.

Cette contrainte est relativisée par Benveniste au motif que, selon lui, « aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l’activité de l’esprit[37][37]É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, p. 74. ». Certes, la structure d’une langue ne commande pas les actes d’énonciation, et Benveniste peut considérer à juste titre que l’essor de la pensée est plus étroitement lié aux capacités des hommes ou à l’organisation de la société, qu’à la nature particulière de la langue. Mais il faut faire à ce sujet une importante remarque : l’état de la société touche à des aspects fondamentaux de la langue, comme par exemple la sémantique, qui réagit sur les conditions de l’énonciation – en l’occurrence : sur l’expression du sens. C’est ainsi par exemple que la proscription dont la sémantique de la race fait aujourd’hui l’objet implique une standardisation du discours qui affecte l’expression des idées dans bien des contextes. Les intellectuels qui, tel Alain Finkielkraut, s’inquiètent de la normalisation de la pensée sous-jacente à ces interdictions, font valoir le lien étroit qui existe entre nos manières de parler et nos manières de penser et se montrent attentifs à la façon dont la restriction du discours à une zone d’acceptabilité influence notre description et même notre perception des réalités sociales [38][38]Ce dernier point sera abordé plus loin dans notre article..

S’il est vrai que le langage ne saurait se réduire aux structures formelles de la langue, parce qu’il comprend les variations individuelles librement produites par la parole des locuteurs, il est pour le moins probable que ces variations individuelles ne se font pas au hasard, car non seulement les termes que nous utilisons mais également la manière dont nous les agençons dans nos prestations quotidiennes se réfèrent à des usages qui fixent par avance le cadre de nos possibilités d’énonciation. Certes, les langues évoluent, mais si l’on met à part les surgissements créatifs, l’évolution linguistique consiste surtout à emboîter de nouveaux usages dans les anciens et à déplacer, non à briser, les cadres de l’énonciation.

Il va de soi, cependant, que le cadre n’impose aucun contenu précis. La contrainte du langage n’est pas autoritaire, elle consiste plutôt à orienter tendancieusement nos possibilités réelles d’expression et, par là, nos représentations. C’est du moins ce qu’ont tenté de démontrer Marcuse et Illich dans des analyses qui peuvent trouver ici un regain d’intérêt. Si nous devions préciser le lieu d’où nous parlons, selon l’expression consacrée à l’époque, nous dirions volontiers que nous essayons d’adopter une posture critique vis-à-vis du système d’idées dominant qui formate les esprits en même temps que les manières de parler.

Dans le contexte mondialiste et nomade qui est le nôtre, les idées dominantes sont égalitaristes, individualistes, mondialistes, antiracistes, libérales et sociales. Cet ensemble n’a pas de nom bien défini parce qu’il est aussi mouvant que peut l’être le devenir des sociétés contemporaines, mais il apparaît néanmoins assez cohérent et assez prégnant pour être traité comme une idéologie. Bien entendu, notre situation est différente, du moins à certains égards, de celle que connaissaient Marcuse et Illich. Néanmoins, nous nous retrouvons confrontés aux mêmes difficultés dès lors qu’il s’agit de résister à la doxa et d’exercer, mais plus encore de formuler, une pensée critique. Que l’on juge leur pensée datée ou au contraire prémonitoire (deux points de vue qui peuvent également se soutenir) importe peu ici puisqu’il s’agit non pas de leur emprunter un projet de société mais de forger en leur compagnie des instruments d’analyse.

Le langage fonctionnalisé : les critiques de Marcuse et Illich

Les pièges de la standardisation

Marcuse estime qu’on commet une erreur chaque fois que, pour exprimer des revendications, on utilise un lexique fixé par l’usage, car ce lexique étant façonné par la domination de la société industrielle, il enferme la pensée dans les codes de l’univers productiviste et empêche le besoin de révolte de s’exprimer dans les termes qui lui conviendraient. Ainsi, une société libre ne peut plus s’exprimer dans les termes traditionnels de la liberté économique, politique et intellectuelle. Elle doit utiliser des termes « négatifs » pour faire comprendre que « la liberté économique » ne signifie pas pour elle la liberté du règne économique, mais « être libéré de l’économie » (de la contrainte exercée par le pouvoir de l’économie), de même que la « liberté politique » signifie le désir d’être libéré d’une politique sur laquelle les individus n’ont plus de contrôle effectif [39][39]H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit,…. Marcuse ne dénonce pas une perversion accidentelle du langage, mais décrit son fonctionnement normal : s’il est désormais impossible d’exprimer la liberté autrement que sur un mode négatif, c’est parce que le mode prévalent de la liberté est devenu la servitude. De même que les noms des choses sont indicatifs de leur mode de fonctionnement, de même leur mode de fonctionnement définit les choses et en fige le sens.

Marcuse étudie les mécanismes du discours qui font du langage un rouage de la mécanique répressive. Il met en évidence une syntaxe de l’abrégement qui concilie les opposés (« guerre propre ») en les insérant « dans une structure solide et familière [40][40]Ibid., p. 114. », laquelle peut opérer ses effets insidieusement. Le discours politique utilise des formes linguistiques banales pour dissimuler les distorsions qui peuvent exister entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, ou pour masquer l’absurdité dans laquelle on tombe en conjuguant la prospérité au risque d’anéantissement total.

Marcuse étudie également le procédé qui consiste à créer des formules hypnotiques de style publicitaire, par l’appariement d’un nom et d’un adjectif formant une structure « explicative [41][41]Ibid., p. 115. » qui enveloppe une prescription dans une assertion prédicative. On reconnaît dans ce procédé la technique habituelle du message publicitaire décrite par Olivier Reboul : « Le slogan agit par ce qu’il ne dit pas, ce qui lui permet de dissimuler sa nature[42][42]O. Reboul, Le Slogan, Bruxelles, Éd. Complexe, 1975, p. 91-92.. » Mais Marcuse insiste sur un autre aspect de cette technique : le pouvoir d’imposer à l’esprit des images qui bloquent le développement des concepts. L’abréviation syntaxique favorise en effet l’identification immédiate de la chose à sa fonction, tandis qu’un concept distingue au contraire ce que la chose est en dehors de ses fonctions contingentes. Marcuse dirige donc sa critique (comme Horkheimer avant lui [43][43]M. Horkheimer, Éclipse de la raison, Paris, Payot, 1974, p. 31.) contre le fonctionnalisme linguistique, c’est-à-dire la réduction systématique de l’objet du discours à la fonction qu’il remplit dans la réalité du moment. Ici, ce n’est pas la substantivation du sujet grammatical qui pose problème, mais sa fusion dans les relations attributives dont il est le support, autrement dit l’oubli du sujet ontologique indépendant, l’occultation des différents usages auxquels on pourrait imaginer qu’il puisse se prêter. À ce stade de l’analyse, on voit émerger deux pièges dans lesquels la pensée peut tomber, selon que le langage nous fait croire à une réalité qui n’existe pas ou qu’il nous empêche de considérer ce qui existe (« le contenu historique des faits [44][44]H. Marcuse, op. cit., p. 121. »). Marcuse se concentre sur le second procédé, celui qui assure le verrouillage du sens : la dérive fonctionnaliste du langage conduit les locuteurs à s’abandonner aux faits immédiats sans chercher les facteurs responsables des faits[45][45]Le concept de « fait » mobilisé par l’empirisme néo-positiviste…. Le discours de l’immédiat produit une pensée sans médiation, une pensée non dialectique et privée de toute capacité critique.

Ce langage fonctionnalisé, qui est celui de la « pensée unidimensionnelle[46][46]H. Marcuse, op. cit., p. 120. », renferme des caractéristiques qui l’identifient à ce que nous appellerions aujourd’hui « le langage de la communication ». C’est un langage qui s’impose par le simple jeu de ses éléments opérationnels et qui trouve sa justification dans l’action : il permet au travail de se faire, il permet de vendre et d’acheter, etc. [47][47]Ibid., p. 127.. Un langage aussi pragmatique contraint l’esprit à s’aligner sur une expérience appauvrie. Cette remarque permet à Marcuse de mettre en cause le positivisme logique en l’accusant de complicité avec la pensée unidimensionnelle. Sans entrer dans le détail de l’argumentation, on notera le lien établi entre l’idéologie dominante et l’ambition positiviste d’expurger la langue des énoncés vides de sens ou de limiter l’exactitude du jugement aux énoncés qui relèvent soit de la logique formelle soit de la description empirique.Certes, le positivisme logique maintient l’existence d’autres champs pouvant accueillir les énoncés exclus (poésie, mystique, etc.), mais Marcuse n’y voit qu’une feinte supplémentaire pour assigner à résidence tout énoncé dérangeant et conserver intact « l’univers normal du discours[48][48]Ibid., p. 208. ». Pour déverrouiller le langage, on ne peut imaginer qu’une analyse transgressive qui s’appliquerait à clarifier la pensée là où la confusion est la moins apparente. Cette entreprise se heurte à la difficulté de trouver un métalangage capable de désigner les processus sociaux qui structurent l’univers du discours établi. Marcuse envisage les deux possibilités les plus évidentes. La première consisterait à inventer une langue technique, à l’instar de la philosophie analytique ; toutefois, une langue conçue pour apporter des précisions sémantiques ou logiques n’aurait aucune dimension critique et manquerait le but. La seconde consisterait à faire confiance au langage ordinaire, mais il ne faut pas attendre du langage établi qu’il dise lui-même ce qu’il exclut et ce qu’il cache, puisque sa captation par le système empêche justement tout discernement. Reste une dernière possibilité, symbolisée par la référence à Karl Kraus : un examen interne du langage qui prendrait celui-ci à revers en traitant la grammaire et le vocabulaire des journalistes et des publicitaires (nos « communicants ») comme des actes politiques.

Ce programme s’avère d’autant plus difficile à réaliser que les termes utilisés pour la critique sont nécessairement puisés dans le registre d’une langue close et totalisante qui a remplacé l’histoire par la croissance économique et le progrès technique. Pour Marcuse, il importe en effet de ne pas perdre de vue que

 

l’univers du discours établi porte de part en part les marques des formes spécifiques de domination, d’organisation, de manipulation auxquelles les membres d’une société sont soumis[49][49]Ibid., p. 216..

 

La société industrielle ne domine pas seulement les domaines extérieurs de l’existence, elle pénètre la dimension intérieure de l’esprit dans laquelle la raison critique puisait sa capacité de résister. La colonisation par l’économie marchande de la vie quotidienne et de l’imaginaire ayant également touché le langage, désormais sous contrôle du système, la langue parlée par les citoyens est celle de leurs maîtres ou de leurs bienfaiteurs, de sorte que la situation qu’ils croient décrire par eux-mêmes n’est jamais qu’un reflet des conditions de la communication qui leur sont imposées sans qu’ils en aient conscience. La difficulté de s’extraire des conditions de la communication pour dépasser le niveau d’une lecture « non médiatisée » doit nous rendre attentifs au risque de récupération par le système de tout ce qui aura les apparences d’un métalangage ou d’un commentaire. Marcuse envisageait ce risque abstraitement, mais nous pouvons actualiser son propos en constatant que ce phénomène se produit tous les jours sous nos yeux (en France) quand des journalistes acquis au système des idées dominantes prétendent apporter aux lecteurs et aux téléspectateurs un « décryptage » alors qu’en réalité ils ne fournissent qu’une explicitation formulée dans des termes directement empruntés au système, où les tensions ont été par avance éliminées.

La monopolisation du vocabulaire

De son côté, Illich critique une société dans laquelle les grandes machines institutionnelles (l’école, la santé, les transports) dépossèdent les individus de leurs capacités d’action. Les institutions monopolistiques obligent les individus à passer par elles pour résoudre leurs problèmes. De plus, le système crée chez l’individu les besoins qu’ensuite il est seul à pouvoir satisfaire. Avoir des besoins n’est plus un signe de pauvreté, c’est devenu l’état normal d’une société qui n’a plus d’autre choix que de consommer les produits standardisés que le marché lui vend, ces produits répondant à des besoins eux-mêmes normalisés puisqu’ils n’ont rien à voir avec des besoins ressentis par l’individu en fonction d’une expérience qui lui serait propre. Ainsi, par exemple, pour la santé : la pharmacopée est de plus en plus présente et les gens sont de moins en moins désireux et capables de faire face à une indisposition ou de se soigner par eux-mêmes. De même, l’école rend l’esprit plus dépendant du système : les élèves deviennent des consommateurs de programmes livrés comme des produits finis. On est entré dans « l’âge des professions mutilantes [50][50]I. Illich, Le Chômage créateur, dans Œuvres complètes, Paris,… ». L’homme devient tributaire de professions pourvoyeuses de biens et de services, qui ont le talent de se rendre nécessaires, de fixer ce qui est bon ou mauvais, de désigner à la société ce qui ne doit pas être (l’accouchement à la maison, l’auto-éducation, etc.). Les professionnels (de l’éducation, de la santé, etc.) revendiquent le monopole de la définition des déviances et de leurs nécessaires remèdes ; les administrateurs de l’État providence étalonnent les valeurs et définissent ce qui est réalisable.

Dans ces conditions, l’homme possède de plus en plus de choses, mais n’est plus libre de les utiliser. Il est privé de la possibilité d’agir par lui-même, de construire son habitation par exemple, ou de s’instruire en puisant dans les ressources de son choix. Dans les cultures traditionnelles, remarque Illich, il existait d’innombrables ensembles d’infrastructures au sein desquelles les gens faisaient face à leurs tâches, jouaient, mangeaient, se liaient d’amitié. Les familles se nourrissaient en majeure partie de ce qu’elles faisaient pousser ou obtenaient par échange. Aujourd’hui, les gens considèrent que se soigner seul est un acte irresponsable, que le fait d’acquérir seul son instruction représente un danger. Dans la société de consommation, il est entendu que les gens, au lieu de faire une chose, sont en mesure de l’acheter. Mais au bout d’un moment, il n’est plus possible pour les gens d’échapper à la règle de la marchandise, parce que leur environnement s’est transformé et que les espaces qui échappent à la monétarisation ont tout simplement disparu. Or, selon Illich, les produits standardisés (donc les valeurs d’échange) ne peuvent remplacer ce que les gens fabriquent eux-mêmes (les valeurs d’usage) que jusqu’à un certain point. Au-delà, la production de valeurs d’échange ne profite plus au consommateur, mais au professionnel. En même temps, elle dépossède les individus de leur pouvoir de se sentir utiles : ceux-ci ne sont plus que des travailleurs salariés.

Dans sa critique du système, Illich dévoile la complaisance mise par les citoyens à s’asservir eux-mêmes en se faisant clients de bon gré. Ils donnent à des technocrates le monopole des moyens par lesquels les prétendus besoins doivent être satisfaits. Les gens ressentent comme un manque ce que les spécialistes leur imputent comme un besoin : il y a apparition d’une forme d’addiction. Ainsi, le bon citoyen est celui qui s’attribue personnellement des besoins standardisés, c’est-à-dire qui s’applique à lui-même le traitement que le système lui applique. Si l’homme ne se rebelle pas, c’est pour plusieurs raisons qu’il nous faut à présent examiner.

La principale explication réside dans le pouvoir du système mutilant d’engendrer des illusions. Les institutions professionnalisées fonctionnent comme un puissant rituel générateur de foi dans les résultats promis. Ainsi l’école apprend à lire à l’enfant, mais elle lui apprend aussi qu’il est meilleur d’étudier avec des professeurs et que, sans scolarité obligatoire, les pauvres liraient moins de livres. L’école s’est emparée de tous : elle n’a donc plus d’extérieur. Cette situation rend difficile une critique externe. Presque tous ceux qui veulent se libérer pensent pouvoir le faire par une réforme de l’école, ce qui est encore penser dans le cadre de l’école. Il en va de même vis-à-vis du langage. Ceux qui voudraient changer de système ne parviennent pas à imaginer des institutions nouvelles, par manque d’imagination certes, mais surtout parce qu’ils ne disposent pas du lexique approprié. C’est là le second facteur d’explication : la dégradation du langage courant dans une terminologie bureaucratique conduit les gens à penser dans le paradigme des professionnels.

Illich juge très significatif, à cet égard, le passage des verbes aux substantifs. Les citoyens des sociétés industrielles ne disent pas qu’ils travaillent, mais plus volontiers qu’ils ont un travail. Cette « pratique nominaliste du langage[51][51]I. Illich, La Convivialité, dans Œuvres complètes, Paris,… » annule les activités au profit des biens et modifie le sens des verbes. Désormais, se loger, c’est acquérir un logement (et non pas habiter activement un espace qu’on met en forme soi-même) ; s’instruire, c’est acquérir un savoir (et non plus faire fructifier une expérience). Et de même qu’on « a » la santé, on « a » du plaisir. Pour Illich, ce glissement du verbe au substantif – et de l’être à l’avoir – reflète l’appauvrissement du concept de propriété. Le possessif revêt un sens bien précis : dire « mon éducation » ou « mes déplacements », c’est faire référence non plus à un « faire » personnel, mais à des produits dont on se dit propriétaire. L’usager a perdu le sens de « la pluralité des styles d’avoir » qui subsiste, par exemple, dans les langues polynésiennes où des formes verbales distinctes permettent d’exprimer différemment la relation que j’entretiens avec mes actes (qui me suivent), mon nez (qui peut m’être ôté), mes proches (que je n’ai pas choisis), ma pirogue (sans laquelle je ne serais pas vraiment un homme), une boisson (que je vous offre) ou la même boisson (que je m’apprête à boire [52][52]Ibid., p. 558.). Pour en revenir à notre hypothèse : l’expression de l’avoir varie en fonction des structures de l’expérience, qui sont éminemment sociales.

Illich constate que, dans les sociétés de services planifiés, les verbes de volonté finissent eux-mêmes par signifier non plus le droit d’agir, mais le droit d’avoir. « Je veux apprendre » devient « je veux acquérir une éducation », ce qui traduit une demande de scolarité (avec le caractère aléatoire de la réussite promise). L’évolution du langage traduit ce fait que l’outil échappe à l’utilisateur, lequel n’est plus qu’un usager ou un consommateur. Un verbe comme « se soigner », malgré la forme pronominale, renvoie désormais à des services auxquels on s’en remet (et dont la distribution est plus ou moins bien assurée). Ce n’est pas non plus un hasard si des mots comme « diagnostic » et « prise en charge », qui renvoient à l’expertise et aux services, se retrouvent dans des domaines très différents [53][53]I. Illich, Le Travail fantôme, dans Œuvres complètes, Paris,…. Ce constat est encore plus vrai aujourd’hui, car à l’époque d’Illich on aurait peut-être hésité à dire par exemple qu’on « gère » une classe, alors que de nos jours le discours du management est partout présent. Pour Illich, il est évident que cette perversion du vocabulaire permet à la domination professionnelle de se perpétuer sans rencontrer de véritable opposition.

L’intérêt d’une telle analyse consiste à déplacer le curseur de la rhétorique politique vers les transformations internes de la langue. Il ne s’agit plus tant (comme c’était principalement le cas chez Marcuse) de dénoncer des choix linguistiques stratégiques que de mettre en évidence le potentiel idéologique inhérent au langage quotidien. Le constat est le suivant :

 

Le changement de la langue étaye l’expansion du monde industriel de production : la concurrence régie par des valeurs industrialisées se reflète dans la nominalisation du langage[54][54]I. Illich, La Convivialité, p. 558..

 

La captation du langage par les institutions monopolistiques a pour effet, entre autres, de modifier le sens du « conflit », qui ne peut plus désigner un conflit créateur (créateur d’outils conviviaux par exemple), parce qu’il renvoie systématiquement à la lutte pour l’appropriation des biens rares. Plus généralement, il devient difficile de résister à l’expansion de la société administrée (soit par le capitalisme soit par le socialisme étatique), parce que le langage que nous utiliserions pour le critiquer amortit la contestation par l’investissement idéologique de la sémantique.

Cette difficulté, Illich l’a rencontrée doublement. Il l’a rencontrée une première fois dans l’expression de sa philosophie sociale. Il lui a fallu justifier le choix de termes comme « subsistance » ou « austérité » qui avaient l’avantage de prendre le contre-pied du système de la croissance et de la consommation, mais présentaient aussi l’inconvénient de réduire les chances de faire consensus [55][55]Le terme de subsistance reste attaché à l’expression…. En résumé, Illich prévoyait d’abandonner ce qui est fait « pour l’homme » et de s’intéresser à ce qui peut être fait « par lui ». Il proposait de nommer « outil convivial » tout instrument conçu en vue de produire des valeurs d’usage. Cette transformation suppose une démarche politique protégeant l’exercice de la liberté dans l’emploi des outils conviviaux, une démarche politique tournée contre la logique du progrès industriel et de l’expansion des services. Car, selon Illich, la progression des richesses, ou encore ce qu’on appelle « le développement », est incompatible avec la libération de ces espaces conviviaux, c’est la raison pour laquelle il n’hésite pas à imaginer comme l’horizon le plus souhaitable « l’austérité conviviale », ou encore un mode de vie orienté vers « la subsistance » qui serait le contraire de la pauvreté salariale. On peut dire que, par ce choix lexical, Illich tente de retrouver « la fonction conviviale du langage[56][56]Ibid., p. 559. », c’est-à-dire de se réapproprier l’outil de la langue monopolisé par le système au détriment des locuteurs. Mais une seconde difficulté l’attendait. Par une sorte d’ironie de l’histoire, l’outil convivial est devenu un argument de vente pour des firmes d’ordinateurs extrêmement puissantes qui dictent la loi du marché et créent des besoins factices qui façonnent nos habitudes. Le système a retourné le mot contre son inventeur, sauf si l’on admet que certaines possibilités techniques (Internet, réseaux sociaux) offrent des ouvertures favorables à une liberté effective qui pourrait se retourner contre le système – ce dont on peut malgré tout douter.

Le verrouillage idéologique

La langue des idées dominantes comme enjeu politique

En prolongeant les analyses d’Illich, on peut faire observer que, dans une société de croissance gouvernée par la croyance au progrès, les individus ne sont pas du tout préparés à entendre un discours qui ferait signe vers « un retour en arrière ». Cette expression est souvent utilisée dans les polémiques (en France et sans doute aussi dans beaucoup d’autres pays du monde) pour discréditer un projet alternatif, mais ce procédé est efficace surtout grâce à l’arrière-plan de l’idéologie du progrès qui façonne depuis plusieurs siècles nos manières de parler et nos manières de penser. Il y a en effet un préjugé qui s’attache à ce vocable pour lui conférer une valeur négative, et il suffirait que l’on parvienne à faire abstraction de cet arrière-plan pour qu’un retour en arrière (à supposer qu’une telle chose soit techniquement possible) puisse apparaître à certains d’entre nous comme une perspective plutôt attractive. Les sociétés aujourd’hui dépendantes des technologies de la communication planétaire sont obsédées par le risque de ne pas progresser à la même vitesse que les plus « avancées » ; aussi des expressions comme « prendre du retard », « prendre le train en marche » (qui, soit dit en passant, expriment bien des conduites) traduisent-elles moins un culte futuriste de la vitesse et du mouvement qu’une fuite en avant angoissante dans une course aliénante, sans but assignable.

La langue commune, en tant que fait social, est un vecteur idéologique. Pour Durkheim, « le langage n’est pas seulement un système de mots ; chaque langage implique une mentalité propre, qui est celle de la société qui le parle, où s’exprime son tempérament propre[57][57]É. Durkheim, L’Éducation morale, Paris, PUF, 1963, 5e leçon,… ».

« Chaque langage est porteur d’un sens qui incarne les formes de la pensée et les schèmes de la croyance enracinés dans l’évolution du peuple qui le parle », explique Horkheimer [58][58]M. Horkheimer, op. cit., p. 172..

Et Reboul : « Les faits de langue les plus simples et les plus spontanés présentent souvent les mêmes caractères que le slogan [59][59]O. Reboul, op. cit., p. 118.. » Nous ne pouvons que souscrire à ces affirmations. La langue exprime des préférences et des valeurs ; elle reflète les structures de la société, ses croyances (qui sont des affirmations de conduites possibles, chaque croyance étant la promesse d’une réalisation future ou potentielle, une action différée[60][60]Dire « je crois que le musée ferme à 17 heures », c’est…).

Au premier chef, la langue traduit le partage des fonctions sociales. Par exemple, un commentateur peut écrire en français : « Klopstock est assez grand pour ne pas refuser ce qui est acceptable dans les idées de son temps, assez libre pour savoir s’en distraire [61][61]A. Bogaert, Klopstock : la religion dans la Messiade, Paris,… » ; mais le même jugement qui conviendrait assurément à Madame de Staël pourrait difficilement s’appliquer dans les mêmes termes, car une phrase commençant par « Madame de Staël est assez grande pour… » produirait sur certaines lectrices un étrange effet, en raison de ses connotations infantilisantes ou sexistes. La grandeur semble être, dans notre culture, un attribut essentiellement masculin. Dans un autre registre, Arthur Schopenhauer soutient que le mépris des animaux dans les sociétés occidentales est entretenu par la médiation du langage. En effet, pour « manger », « boire », « enfanter », « mourir », la langue allemande possède des termes spécifiques aux animaux ; or, en exprimant les mêmes choses par des termes différents, on dissimule l’identité des êtres. Les langues anciennes utilisaient au contraire les mêmes mots. Schopenhauer cite également l’emploi du neutre en anglais qui rabaisse les bêtes au rang de choses [62][62]A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, Paris, Librairie…. Cette analyse recoupe l’idée développée dans la première partie de cette étude : les mots étant le plus souvent utilisés pour désigner des choses, pour décrire le réel, il est difficile de ne pas associer, en présence d’un mot, l’idée d’une chose ou d’une essence. Ici, l’existence de différents mots donne à penser qu’il existe des différences spécifiques (une thèse que certains « animalistes » contemporains tentent de démolir en se livrant à une critique argumentée de la notion d’espèce). Inversement, il arrive qu’un même mot soit employé pour désigner deux réalités différentes ; celles-ci seront alors confondues ou traitées dans la pratique comme des choses indifférenciées ou interchangeables.

Les analyses qui précèdent aboutissent à un enjeu politique. On peut conjecturer qu’une langue codifiée par le système des idées dominantes conduira inévitablement à une vision stéréotypée de la réalité, qui produira, sous des apparences de libre expression démocratique, une indifférenciation des points de vue. Notre thèse, on l’aura compris, est que ce verrouillage n’est pas l’effet d’une décision, mais d’un processus immanent au développement des sociétés, chaque société ayant besoin d’un système d’actions organisé dont les structures se retrouvent dans le langage ordinaire. À un certain niveau de complexification, ce système d’actions exige des structures communes de pensée qui s’incarnent dans des manières de parler standardisées. C’est ainsi qu’il nous est difficile, aujourd’hui, de penser en dehors des cadres du progrès. Il est frappant de constater par exemple que même les adeptes de la décroissance se croient obligés, pour justifier leur projet de société, de démontrer que sa réalisation représenterait un progrès pour les gens. Comme nous l’avons vu précédemment, « revenir en arrière » est trop péjorativement connoté pour s’intégrer à un discours qui prétendrait convaincre. Pour cela, il faudrait prendre à revers le langage, mais surtout inverser le cours de nos habitudes mentales. Il faudrait par exemple nous habituer à penser que le progrès n’est qu’une forme d’irréversibilité liée au temps (comme la décadence), tandis que le pouvoir suprême de l’humanité, pourrait-on argumenter, est de vaincre le temps, d’instaurer des possibilités de réversibilité (comme dans les opérations mentales, qui sont, d’après Piaget, des transformations réversibles). Cela supposerait l’invention d’un nouveau « paradigme ».

L’enfermement dans un quasi-paradigme

Faisons en effet l’hypothèse que le langage nous enferme dans un paradigme, en référant ce terme à certains aspects (mais certains aspects seulement) de la théorie de Thomas Kuhn. Pour ce dernier, la confiance des scientifiques dans un paradigme présente l’avantage de diriger leur attention sur des domaines de la nature qu’ils s’appliquent alors à étudier avec une précision accrue. Mais cet avantage se paie de plusieurs contreparties. Kuhn, dont on sait l’intérêt qu’il porta à la théorie de Whorf [63][63]T. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris,…, insiste sur la restriction du champ de vision. Whorf soutenait que les interpénétrations entre la langue et la culture forment un « univers mental » (un ensemble pour partie extralinguistique, mais fortement imprégné par les structures de la langue), une sorte de microcosme que tout homme porte en lui et par lequel chacun mesure du macrocosme « ce qu’il peut [64][64]B. Lee Whorf, op. cit., p. 96. ».

Pour Kuhn, le paradigme scientifique fonctionne lui aussi comme un prisme. Le paradigme une fois accepté, les phénomènes qui n’entrent pas dans le cadre du modèle ne sont pas pris en compte ou passent inaperçus. D’une part, les procédés de contrôle expérimental qui découlent du paradigme (et qui sont aussi nécessaires à la science que les lois et les théories) restreignent l’étendue des phénomènes accessibles à la recherche. D’autre part, le paradigme implique le rejet des problématiques hors norme. Les problèmes qui ne se posent pas dans des termes compatibles avec les outils conceptuels fournis par le paradigme ont toutes les chances de n’être pas jugés pertinents et, par suite, de n’être pas retenus. De ce fonctionnement général résulte une perte de conflictualité : des scientifiques qui ont puisé les bases de leurs connaissances dans les mêmes modèles concrets n’auront guère l’occasion de s’opposer sur des points fondamentaux ; au contraire, ils obéiront aux mêmes règles et aux mêmes normes dans leur pratique scientifique. Ces remarques sur l’histoire des sciences sont, dans une certaine mesure, transposables au langage qui façonne nos manières de penser, enferme les problèmes que nous nous posons (à nous-mêmes et aux autres) dans un cadre limité (tel que l’idéologie du progrès) et contient la discussion à l’intérieur de ce cadre. Le parallèle a cependant des limites qu’il faut souligner, car un changement de paradigme dans les sciences implique la reconstruction de tout un secteur sur de nouveaux fondements, tandis que le langage évolue lentement, sans à-coups, à mesure que la société et le contexte environnemental se transforment. Dans un changement de paradigme scientifique, la communauté est confrontée à des théories incommensurables, tandis que trois générations qui coexistent peuvent continuer à communiquer malgré les incompréhensions mutuelles qui peuvent néanmoins résulter des manières de parler, selon que celles-ci expriment ou, au contraire, heurtent les normes dominantes du moment [65][65]Ainsi n’est-il pas rare de voir l’incompréhension mutuelle se….

Une perception orientée

Dans le sillage de Whorf et de Kuhn, une question serait de savoir dans quelle mesure la clôture linguistique peut modifier ou orienter jusqu’à notre perception de la réalité. S’inspirant du relativisme anthropologique, Kuhn n’hésite pas à affirmer que des stimuli identiques peuvent donner lieu à des sensations différentes selon les groupes d’appartenance [66][66]T. Kuhn, op. cit., postface, p. 230-231.. À vrai dire, cette pensée n’est pas nouvelle. Nietzsche, remarquant que les Grecs désignaient du même mot la couleur d’une chevelure sombre, celle du bleuet et celle de la mer Méditerranée, d’un même mot également la couleur des plantes vertes et de la peau humaine, du miel et des résines jaunes, en déduisait qu’ils percevaient au lieu du bleu un brun foncé et au lieu du vert un jaune. Cette simplification de la gamme chromatique tendant à rapprocher la représentation de la nature du modèle humain (par élimination des couleurs absentes du corps humain) aurait favorisé le penchant à l’anthropomorphisme et aurait joué par conséquent un rôle positif dans la mythologie [67][67]F. Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, 1970, V, § 426.. Par cette observation, nous ne nous éloignons pas de notre but. Au contraire, il est important pour notre propos d’éclairer les limites communes à une mentalité populaire, aux manières de parler et à la perception des réalités.

Nietzsche ne semble pas tenir le lexique des couleurs pour le facteur responsable du daltonisme des Grecs, il tendrait plutôt à prendre celui-ci pour la cause de celui-là. Mais la question a été depuis relancée et débattue par les linguistes et les anthropologues. L’hypothèse Sapir-Whorf a suscité une controverse dans le domaine de l’anthropologie cognitive. Les résultats expérimentaux obtenus par Roger Brown et Eric Lenneberg dans un protocole rectifié (conçu pour isoler l’effet cognitif) tendaient à montrer que le lexique des couleurs a une influence sur la perception de celles-ci, tandis qu’une étude à plus large échelle menée par Brent Berlin et Paul Kay semblait vérifier que ce sont les catégories mentales qui déterminent les catégories linguistiques. Il ne nous appartient pas ici de trancher un problème justiciable de vérification scientifique ; néanmoins, nous pouvons faire à ce propos quelques remarques.

En ce qui concerne la perception, on peut souscrire à la formule de Bergson : « Elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer [68][68]H. Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 2009, p. 152.. » Même si elle n’a pas toujours ce caractère utilitaire, il est probable que la perception n’est jamais complètement déconnectée de l’action. Le langage et la perception répondent à la même nécessité pratique de produire des discontinuités dans la trame du réel. En effet, percevoir, ce n’est pas se représenter le monde, c’est s’impliquer dans le monde. Whorf note que les catégories que nous isolons du monde des phénomènes ne s’offrent pas d’emblée à la perception de l’observateur. « Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser » ; et pour Whorf, cela se fait « en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé[69][69]B. Lee Whorf, op. cit., p. 130. ». La perception est une objectivation (et non une image) de son objet. Certes, la thèse de Whorf a quelque chose d’excessif, car tout ce qui est perçu ne passe pas nécessairement par le langage ; par exemple, il est incontestable qu’un tout petit enfant a des perceptions avant de savoir parler. Mais on peut au minimum affirmer que le langage met de l’ordre dans nos perceptions. Un tableau contemporain qu’on ne sait pas comment regarder et qui produit un trouble dans nos facultés peut brusquement s’ordonner parce qu’on aura lu son titre. Nous ne percevons pas seulement avec nos yeux, mais avec notre culture, nos références, nos représentations, et celles-ci, comme on l’a vu, sont largement dépendantes du langage, aussi bien dans ses articulations les plus fondamentales (catégories premières) que dans ses aspects sémantiques ou syntaxiques.

Voir un objet, c’est envisager ce qu’on peut en faire et ce qu’on peut en dire. Qu’il y ait adéquation (au moins partielle) entre ce qu’on peut en dire et ce qu’on peut en faire n’a pas de quoi nous surprendre dans la mesure où le langage est ancré dans la logique de l’action (qui peut différer, dans certaines limites, d’un groupe à l’autre). S’il est évident que chez le nourrisson les schèmes d’action (sucer, faire pivoter, etc.) sont, pendant une certaine période, indépendants du langage, il est non moins évident que la perception passe de plus en plus par le filtre du langage à mesure que l’individu se socialise et que sa perception s’affine. Nos actions les plus complexes (les plus éloignées de l’appréhension immédiate) sont médiatisées par le langage, et c’est à ce niveau que celui-ci peut orienter notre perception de la réalité. Ma perception dépend de la culture que je possède, des représentations et du lexique qui me permettent d’identifier une situation en lui trouvant un sens plus ou moins précis : la perception est à la fois ce que mes yeux me donnent à voir et ce que je vois effectivement à travers l’interprétation que je construis. Plus la tâche de reconnaissance perceptive est socialement complexe, plus il est difficile de reconnaître une chose qu’on ne sait point nommer. Ainsi est-il probable qu’un appauvrissement du langage aura des conséquences sur la perception du monde.

En définitive, la limitation des ressources de la langue n’est pas ce qu’il y a de plus préoccupant pour l’exercice de la pensée. Comme Jean-Jacques Rousseau l’avait pressenti [70][70]Rousseau veut limiter l’enseignement du vocabulaire afin…, les défauts du langage sont moins à redouter peut-être que ses excès : excès d’entités à essentialiser, de catégories qui préemptent la perception du réel, etc. Le but de cette étude était de montrer deux choses. D’une part, il s’agissait de soutenir une conception « praxique » du langage d’après laquelle la sémantique et la grammaire relèvent de manières de penser ancrées dans des conduites humaines, individuelles mais surtout sociales, attachant les hommes à des structures collectives et à leur environnement. D’autre part, on a cherché à mettre en évidence le caractère quasi paradigmatique des manières de parler communes, en montrant qu’elles nous enferment dans des manières de penser partagées par le groupe, mais qui rendent l’individu tributaire d’une idéologie dont il est d’autant plus difficile de s’émanciper que les mots employés pour en sortir sont puisés dans un registre codifié par le système.

L’intérêt de ces analyses résulte de leur convergence. C’est parce que nos manières de parler sont enfouies dans les strates les plus profondes de l’expérience sociale, de l’action pratique, de la croyance, que nous avons tant de mal, comme disent les professeurs de philosophie, à « penser par nous-mêmes » au lieu d’adhérer à des schémas communs acceptés sans critique. C’est parce que le langage est toujours « adéquat » (comme le montre l’analyse critique du fonctionnalisme), et qu’il adhère à nos propres conduites, que nous peinons à nous en démarquer, comme nous peinons en général à nous démarquer des idées dominantes du groupe auquel nous appartenons.

La langue par son armature, le langage par ses déterminations orientent nos façons de penser et notre vision du monde. Le brassage idéologique du langage ne succède pas à une langue adamique qui, entraînée dans la chute de l’histoire, se serait corrompue. Au contraire : c’est dans sa contexture idéologique que le langage est parfait en son genre, parce qu’étant adapté à sa fonction il véhicule les pratiques communes des gens qui vivent en société. En conclusion, c’est parce que nous sommes des êtres sociaux que nous possédons le langage, mais c’est également parce que nous sommes des êtres sociaux que nous sommes possédés par lui et qu’il est difficile de ne pas tomber dans ses pièges.

Notes

  • [1]
    R. Dawkins, Le Gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 39.
  • [2]
    P. Janet, L’Automatisme psychologique, Paris, Alcan, 1889, p. 346.
  • [3]
    Ibid., p. 225.
  • [4]
    Voir S. Nicolas et L. Fedi, Un débat sur l’inconscient avant Freud, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 11-55.
  • [5]
    É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, (1990) 1999, préface de la seconde édition (en particulier p. XVII-XIX) et note p. 103.
  • [6]
    J. Heers, Le Moyen Âge, une imposture, Paris, Perrin, 1992, p. 29.
  • [7]
    Heers souligne combien ces hypothèses de travail ont pesé, concrètement, sur l’étude du XVe siècle.
  • [8]
    W. James, Le Pragmatisme, Paris, Flammarion, 1968, p. 183-184.
  • [9]
    Pour Renouvier, une « entité » est un terme isolé, artificiellement doté d’un sens, d’un pouvoir ou d’une efficience, activé à la faveur de l’oubli de ces relations constitutives.
  • [10]
    C. Renouvier, « Le double sens du mot phénoménisme », dans La Critique philosophique, Paris, G. Baillière année 1884, t. II, p. 134.
  • [11]
    G. Bachelard, « Noumène et microphysique », dans Études, Paris, Vrin, 1970, p. 12.
  • [12]
    J. Piaget, La Représentation du monde chez l’enfant, Paris, Alcan, 1926, p. 250.
  • [13]
    É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, t. I, p. 25.
  • [14]
    É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », ibid., p. 63-74.
  • [15]
    Ibid., p. 70.
  • [16]
    J. Derrida, « Le supplément de copule : la philosophie devant la linguistique », dans Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 209-246.
  • [17]
    Ibid., p. 233.
  • [18]
    Ibid., p. 218.
  • [19]
    Ibid., p. 221.
  • [20]
    Cité par Derrida, ibid., p. 241.
  • [21]
    P. Janet, L’Évolution psychologique de la personnalité : compte rendu intégral des conférences faites en 1929 au Collège de France, Paris, Société Pierre Janet, 1984, p. 148.
  • [22]
    G. Kleiber, La Sémantique du prototype : catégories et sens lexical, Paris, PUF, 1990, p. 39.
  • [23]
    A. Wierzbicka, Lexicography and Conceptual Analysis, Ann Arbor, Karoma Publishers, 1985, p. 333.
  • [24]
    Ibid., p. 335.
  • [25]
    G. Lakoff, Women, Fire, and Dangerous Things: What Categories Reveal About Mind, Chicago and London, The Chicago University Press, 1987, p. 51.
  •  
  • [26]
    R. Brown, Words and Things, New York, The free Press, (9e éd.) 1967, chap. III et VI.
  • [27]
    G. Kleiber, op. cit., p. 85.
  • [28]
    P. Janet, op. cit., p. 148.
  • [29]
    F. Recanati, La Transparence et l’Énonciation, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 165.
  • [30]
    Voir P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris Fayard, 1982, p. 69-75. Voir aussi (cité par Bourdieu) A. Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1981.
  • [31]
    Cette distinction n’est pas une opposition, comme en témoigne l’exemple de Bergson, cité plus haut à l’appui de l’hypothèse praxique. Bergson énonce en effet une thèse pragmatique lorsqu’il explique qu’une proposition négative, loin d’être un énoncé représentatif, « prend à partie un interlocuteur, réel ou possible, qui se trompe et qu’on met sur ses gardes ». En disant « cette table n’est pas blanche », je ne porte pas un jugement sur une chose, mais je préviens mon interlocuteur, ou je m’avertis moi-même, que l’affirmation « cette table est blanche » (ou la croyance selon laquelle cette table est blanche) est à remplacer par une autre ; L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 2011, p. 287-288.
  • [32]
    Voir A. Berthoz et J.-L. Petit, Phénoménologie et physiologie de l’action, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 22.
  • [33]
    H. Wallon, De l’acte à la pensée, Paris, Flammarion, 1942, p. 249.
  • [34]
    B. Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1969, p. 129.
  • [35]
    J.-C. Pariente, Le Langage et l’Individuel, Paris, Armand Colin, 1973, p. 51.
  • [36]
    É. Benveniste, « Structure de la langue et structure de la société », dans Problèmes de linguistique générale, t. II, p. 91-102, citation p. 95.
  • [37]
    É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, p. 74.
  • [38]
    Ce dernier point sera abordé plus loin dans notre article.
  • [39]
    H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 29-30.
  • [40]
    Ibid., p. 114.
  • [41]
    Ibid., p. 115.
  • [42]
    O. Reboul, Le Slogan, Bruxelles, Éd. Complexe, 1975, p. 91-92.
  • [43]
    M. Horkheimer, Éclipse de la raison, Paris, Payot, 1974, p. 31.
  • [44]
    H. Marcuse, op. cit., p. 121.
  • [45]
    Le concept de « fait » mobilisé par l’empirisme néo-positiviste est présenté par la théorie critique comme un produit de l’aliénation sociale : « En lui, l’objet abstrait de l’échange est conçu comme modèle de tous les objets de l’expérience dans une catégorie donnée », M. Horkheimer, op. cit., p. 90.
  • [46]
    H. Marcuse, op. cit., p. 120.
  • [47]
    Ibid., p. 127.
  • [48]
    Ibid., p. 208.
  • [49]
    Ibid., p. 216.
  • [50]
    I. Illich, Le Chômage créateur, dans Œuvres complètes, Paris, Fayard, 2005, t. II, p. 45.
  • [51]
    I. Illich, La Convivialité, dans Œuvres complètes, Paris, Fayard, 2004, t. I, p 557.
  • [52]
    Ibid., p. 558.
  • [53]
    I. Illich, Le Travail fantôme, dans Œuvres complètes, Paris, Fayard, 2005, t. II, p. 219.
  • [54]
    I. Illich, La Convivialité, p. 558.
  • [55]
    Le terme de subsistance reste attaché à l’expression « agriculture de subsistance » qui fait songer à une simple survie. Illich aura recours, un peu plus tard, au terme « vernaculaire » utilisé par les législateurs romains pour désigner « ce qui échappe au domaine marchand ». Pour ce qui est de l’austérité, Illich se réfère à Thomas d’Aquin qui la définit comme « une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle », ibid., p. 457.
  • [56]
    Ibid., p. 559.
  • [57]
    É. Durkheim, L’Éducation morale, Paris, PUF, 1963, 5e leçon, p. 59.
  • [58]
    M. Horkheimer, op. cit., p. 172.
  • [59]
    O. Reboul, op. cit., p. 118.
  • [60]
    Dire « je crois que le musée ferme à 17 heures », c’est effectuer fictivement l’action d’aller au musée à 17 heures et de trouver porte close, action pour le moment impossible.
  • [61]
    A. Bogaert, Klopstock : la religion dans la Messiade, Paris, Didier, 1965, p. 181.
  • [62]
    A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, Paris, Librairie générale française, 1991, § 19.
  • [63]
    T. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972, p. 9.
  • [64]
    B. Lee Whorf, op. cit., p. 96.
  • [65]
    Ainsi n’est-il pas rare de voir l’incompréhension mutuelle se radicaliser lorsque les anciens continuent à utiliser des formules non standardisées pour évoquer les phénomènes de société, tandis que les jeunes gens, éduqués à d’autres manières de penser, ont intégré à leur répertoire les « bons » lexèmes (jeunes, quartiers populaires, diversité, mariage pour tous, etc.).
  • [66]
    T. Kuhn, op. cit., postface, p. 230-231.
  • [67]
    F. Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, 1970, V, § 426.
  • [68]
    H. Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 2009, p. 152.
  • [69]
    B. Lee Whorf, op. cit., p. 130.
  • [70]
    Rousseau veut limiter l’enseignement du vocabulaire afin d’éviter les équivoques. Émile doit former les idées qui lui sont utiles et posséder les mots qui correspondent à ses idées. Ainsi, il aura peu de vocabulaire, mais il saura utiliser les mots à leur juste place. Il aura ses propres idées, qui ne seront pas des idées d’emprunt, ses propres connaissances, qui ne seront pas des connaissances importées, et il agira toujours d’après sa pensée, non d’après celle des autres.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/07/2013
https://doi.org/10.3917/caph.134.0080