L’épiement sans trêve et la curiosité de tout. L'enquête ethnographique.

so 1467378181235 SO | 2021-01-07 17:50

Comment le savoir des anthropologues émerge-t-il à partir des relations intersubjectives qu’ils nouent dans l’enquête ethnographique ? Cet article aborde les possibilités heuristiques de celle-ci en s’interrogeant sur la situation d’enquête, sur le contexte qui rend possible la présence de l’ethnographe et sur l’espace intersubjectif qu’elle définit. Il décrit les machines d’inscription matérielle ou d’enregistrement qui permettent à l’enquêteur de susciter et de coproduire ses « données », discursivités et visibilités, dans les espaces de l’interaction, de l’observation, de l’interlocution. Enfin, il revient sur les relations d’intersubjectivité qui la constituent, et sur les engagements que celles-ci impliquent – la présence de l’ethnographe comme son implication dans l’entretien menant simultanément à une politique de la situation et à une éthique de la relation.

Être là, participer, observer

Il me semble que c’est dans l’articulation de deux dimensions – d’une part, le fait d’être là (cf. Geertz 1988 ; Watson 1999 ; Borneman & Hammoudi 2009), la participation, l’observation qui ouvrent un champ de visibilité et la production d’images, de dessins, de photographies, etc. ; et, d’autre part, l’entretien ou la conversation, formelle ou informelle, qui définit un espace d’interlocution et de discursivité, soit la production de matériaux langagiers, textualisables – que se constitue la singularité de l’enquête ethnographique.

Il est fréquent de décrire l’enquête ethnographique comme une combinaison d’« observation participante » et d’« entretiens ethnographiques », le commentateur mettant l’accent sur celui des deux aspects qui l’intéresse le plus, ou qui est le plus adéquat à saisir la réalité qu’il étudie, ou dans lequel il se sent le plus à l’aise dans la pratique. Être inclus dans un monde social au sein duquel on suscite ou sollicite des commentaires sur ce qu’il s’y passe me semble toutefois bien singulariser la méthode ethnographique : les situations d’observation pure (d’interaction sans interlocution), ou d’enquête par entretiens et d’histoire orale (d’interaction limitée au seul moment de l’interlocution) apparaissent là comme des limites typologiquement situées aux deux extrémités du continuum des expériences ethnographiques.

James Clifford (1990 : 51) insiste sur la combinaison des actes de « participation » et d’écriture même au sein de l’invention malinowskienne de l’observation participante, qui est d’abord un geste consistant à quitter la véranda où étaient interrogés les « indigènes » – la véranda : le divan de l’ethnologie coloniale – pour se promener dans le village, discuter, questionner, regarder. Mais, même dans ce cadre « participatif », la transcription et l’inscription sous la forme de notes de terrain demeurent des pratiques cruciales dans l’ethnographie de Bronislaw Malinowski. Sans cesse mêlés dans l’enquête, ces deux registres sont néanmoins discernables par ce qu’ils produisent, c’est-à-dire par des types de matériaux hétérogènes dont les usages et l’articulation ultérieurs ne vont pas de soi.

La « présence » sur le terrain de l’enquête ouvre donc un espace de visibilité qui est souvent mis en avant dans la présentation de soi des ethnologues, bien qu’il soit largement occulté dans leurs travaux publiés. Il y a certainement autant de manières d’être présent dans l’enquête, de voir et d’être visible, d’être engagé dans les rapports sociaux locaux, que d’enquêtes. Notons parmi elles l’idée que défendit Colette Pétonnet d’une « observation flottante » :

« Elle consiste à rester en toute circonstance vacant et disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis, mais à la laisser “flotter” afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu’à ce que des points de repères, des convergences, apparaissent ».(1982 : 39)

L’anthropologue comme flâneur construit alors son objet au gré des actions observées, des rencontres et des paroles entendues ou échangées, en l’occurrence au Père Lachaise (cf. aussi Williams 1993) – ce qui n’est certainement concevable qu’à partir d’une proximité sociale suffisante avec le monde qu’on parcourt. Ce qu’il est possible ou non de voir est fonction tout à la fois des contextes (proches ou lointains, et de ce que cela implique comme positionnement pour l’enquêteur que d’être jeune ou vieux, homme ou femme, de telle ou telle apparence, etc.) et des modalités de l’engagement de soi dans les situations considérées (des façons de s’en tenir aux positions qui nous sont assignées ou non). L’enregistrement de ces visibilités passe par des médiations variables : pour ma part, comme beaucoup d’autres ethnographes, j’utilise de manière privilégiée la photographie (dont je remarque au passage qu’elle est très diversement acceptée par les personnes que je rencontre en Nouvelle-Calédonie et au Congo) ; d’autres, le film ou le dessin.

L’entretien et les situations communicationnelles

Analytiquement, on peut considérer qu’à côté de l’observation et de la participation, dans leurs modalités variables, l’usage ultérieur des matériaux est souvent directement lié à la nature langagière ou discursive de cette partie singulière des interactions ethnographiques que constituent les registres de l’interlocution.

L’ethnographe peut entendre mais aussi susciter des paroles, par sa seule présence dans la situation étudiée, ou sous la forme d’« entretiens » plus formels (cf. Beaud 1996).

L’interlocution ethnographique n’est pas seulement témoin de la réalité, ou recueil d’un de ses aspects, mais bien plutôt production ou coproduction dans la situation. Sa réalisation suppose l’établissement d’une ligne d’intercompréhension partagée, la négociation et la construction d’un espace de communication, d’une situation dialogique, porteuse d’affects, de la possibilité d’un accord sur l’échange de paroles, mais aussi de différends potentiels, ou de conflits.

L’institution de tels rapports peut passer en premier lieu par des apprentissages linguistiques, de langues étrangères, de formes dialectales, de niveaux de langue – à Houaïlou, je passe ainsi du français (ma langue maternelle) au français de Nouvelle-Calédonie et parfois au mêrê ajië ; à Pweto, je fais l’apprentissage du français du Congo et de ses belgicismes, du swahili du Congo qui diffère du swahili standard que j’apprends aux Langues O’, mais n’ai aucune compétence en icibemba que parlent les « autochtones » babwile, ni en kitabwa que parlent les « réfugiés » batabwa.

La communication peut donc parfois se construire par des entretiens réalisés dans une langue véhiculaire, où les compétences des locuteurs en relation sont limitées, ou inégales, comme par l’usage éventuel d’un interprète qui limite bien sûr l’autonomie personnelle et le champ d’action de l’enquêteur dans l’interlocution et la conduite de l’entretien16.

Il faut aussi acquérir des formes rhétoriques (ne pas dire « non », poser des questions de manière polie…) et faire l’apprentissage corporel des modes de communication non verbale (par exemple, les froncements de sourcil, les manières de se tenir, de regarder dans les yeux ou pas…).

Tout dialogue ethnographique est une situation artefactuelle : tous les participants savent que le moment de l’entretien est différent d’une communication quotidienne. Cette singularité n’est toutefois pas extraordinaire : d’autres dispositifs suscitent également des espaces spécifiques d’interlocution ou de prise de parole, depuis le témoignage en justice, le récit de soi dans la justice transitionnelle, l’anamnèse analytique jusqu’à l’inquisition17 ou la torture.

La sociolinguistique et l’ethnolinguistique ont développé une grande sophistication méthodologique dans l’analyse des situations interlocutoires et des discursivités produites dans l’enquête18, en insistant sur la nécessité d’acquérir une compréhension suffisante des normes d’échange linguistique de nos interlocuteurs, notamment pour s’interroger sur la manière d’interroger, puisqu’on peut faire l’hypothèse que la structure communicationnelle de l’entretien affecte la signification de chaque énoncé.

Ainsi, pour apprendre à poser des questions ou, plus généralement, à ouvrir un espace de paroles, il n’est pas inutile de se demander dans le contexte social qu’on étudie : habituellement, qui parle à qui ? Quand parle-t-on ? Quand reste-on silencieux ? Qu’est-ce que cela implique de parler avec un seul ou plusieurs interlocuteurs ? Quelle différence y a-t-il de parler en présence ou en l’absence de la personne ou de la chose à quoi on se réfère ? Quelles sont les normes rhétoriques habituelles ? Qu’est-ce qui se dit de manière explicite ou implicite ? Qu’en est-il, par exemple, de l’usage des noms propres ?

S’ensuit alors le problème du registre de la réalité sociale auquel permettent d’accéder les énoncés recueillis dans la vie quotidienne comme ceux qui sont suscités par les sollicitations de l’ethnographe (cf., notamment : Jamin 1977 ; Rabain 1979). De nombreux travaux ont exploré certains aspects de cette question sociolinguistique : auteur d’un ouvrage classique centré sur le portrait d’un de ses interlocuteurs, Tuhami (1980), Vincent Crapanzano s’est ensuite interrogé sur la forme du « récit de vie », outil méthodologique canonique et néanmoins problématique :

« La demande de l’anthropologue peut être effrayante pour les gens avec qui il ou elle travaille. On leur demande de passer leur vie en revue, et parfois même de s’exposer. Ils peuvent ne pas comprendre la demande de l’anthropologue ; ils peuvent chercher un “équivalent” dans leur culture, un modèle que l’anthropologue qui cherche un récit de vie peut précisément rejeter […]. Nous pouvons demander quelque chose qui est très étranger aux gens que nous étudions, et pouvons par là même, malgré nous, les “torturer” à cette fin » (1984 : 956).

La nature de la contrainte dans l’interlocution peut énormément varier : Jeanne Favret-Saada (1977, 1990 et Favret-Saada & Contreras 1981) a montré qu’elle ne pouvait comprendre le langage de la sorcellerie dans le Bocage qu’en en étant directement affectée, c’est-à-dire en étant placée dans le système de positions que délimitent la demande de soins, le diagnostic, le soupçon, l’accusation, etc. D’un autre côté, les enquêtés peuvent souvent aussi esquiver, ne pas répondre, différer, s’enfuir…19

On voit ainsi que l’idéal parfois mis en avant de la non-intervention de l’ethnographe dans le monde qu’il parcourt pour limiter les « biais » de sa présence, ou de l’attention ouverte et généreuse comme modalité du recueil des données, est une position épistémologiquement insuffisante pour comprendre la logique de l’interlocution ethnographique. Les énoncés que recueille et suscite l’ethnographe sont ainsi le produit de situations sociales très variables (historiquement ou culturellement) : si j’ai eu peine à obtenir mes premiers rendez-vous en Nouvelle-Calédonie, j’ai été au contraire frappé par la disponibilité déroutante de mes interlocuteurs au Congo, pour des raisons qu’il me faudra comprendre (au-delà de l’évidente différence en termes de ressources des uns et des autres et de l’espérance de gains matériels éventuels). Mais, quoi qu’il en soit, l’inscription de l’enquêteur dans le monde discursif de ses interlocuteurs suppose l’établissement progressif d’une relation qui ne soit pas prédatrice, ce qui implique une certaine durée, un dialogue prolongé et l’établissement de relations de confiance (Rouillé 2005 : 238). S’ouvre alors un espace singulier de parole, détaché de l’ordinaire, où l’implicite peut trouver les voies de son expression dans l’entretien, en s’appuyant parfois sur l’étrangeté même de l’enquêteur20.

https://journals.openedition.org/lhomme/23101