Le rap comme activité scripturale : l'émergence d'un groupe illégitime de lettrés. Sami Zegnani. Dans Langage et société 2004/4 (n° 110), pages 65 à 84

so 1467378181235 SO | 2020-12-08 10:17

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Le rap song ou rap, c'est la diction mi-parlée mi-chantée, de textes élaborés, rimés et rythmés, et qui s'étend sur une base musicale produite par des mixages extraits de disques et autres sources sonores. Cette pratique est apparue de manière explicite et désignée, étiquetée en tant que performance de rue, au cours des années 70, à New York » (Lapassade & Rousselot 1996 : 9). Une particularité du rap, par rapport aux autres musiques contemporaines “jeunes”, réside dans la revendication de la paternité des lyrics[2][2]Il s’agit du terme employé par les rappeurs pour désigner les… par les artistes. Nous voici confrontés à un style musical où les auteurs et les interprètes sont les mêmes personnes. Chanter – au sens classique du terme – et rapper ne peuvent pas être approchés de manière analogue car ne pas être l’auteur des textes que l’on rappe provoque le blâme et l’exclusion quasi-certaine du mouvement hip-hop [3][3]Si de telles situations se rencontrent dans la réalité, elles…. Telle est la raison principale pour laquelle cet article s’interroge sur les conditions de production de ces textes.

Le rap : un phénomène culturel spécifique et complexe.

2Dans un célèbre article publié dans le numéro 35 de Langage & Société en 1985, Christian Bachmann et Luc Basier s’attachent à décrire la complexité et la spécificité des codes de communication utilisés dans la pratique du rap et de la danse hip-hop. Ils montrent avec un certain esprit visionnaire que le hip-hop n’est pas un phénomène de mode voué à disparaître rapidement et qu’il est un phénomène complexe [4][4]Au début des années 80, le rap était décrit par certains….

3Un tour d’horizon rapide de la littérature sociologique postérieure montre en effet, que la compréhension du rap nécessite des points de vue diversifiés. Vu sous l’angle économique, le rap est un des secteurs les plus florissants de la “musique jeune”. Il touche aujourd’hui des jeunes de tous les milieux sociaux et permet une certaine mobilité sociale pour les rappeurs à succès, originaires – souvent, mais pas exclusivement – des quartiers populaires et de l’immigration. Mais la pratique du rap la plus usuelle et la production qu’elle engendre dépassent largement le cadre négocié, ou imposé, par les grandes maisons de disques. L’auto-production est devenue une pratique courante. Même si elle n’est pas aussi efficace que la voie royale – la production des majors – quand il s’agit d’exporter cette musique hors de l’underground, l’auto-production témoigne de la popularité de la discipline auprès des jeunes qui peuvent aujourd’hui la pratiquer dans les institutions de “prévention générale de la délinquance”, comme les MJC ou les maisons de quartier. Malgré un risque d’instrumentalisation par l’industrie musicale et, sur un autre plan, par les travailleurs sociaux, le rap reste un combat, une tentative de construction d'un mouvement social (Boucher 1998; Mucchielli 1999a et b). Il s’agit d’une culture de résistance (Martinez 1997) facilitant l’expression de la subjectivité et du sentiment d’appartenance à la jeunesse issue de l’immigration et des cités (Bazin 1997 ; Boucher 1998) [5][5]Le concept d’ethnicité, qui renvoie à des appartenances…. Paradoxalement, le contenu des textes de rap laisse entrevoir une forte adhésion aux valeurs d’égalité défendues par la République (Mucchielli 1999a). Cependant, à côté de raps à caractère politique, s’ajoutent des pratiques festives et ludiques (Boucher, 1998) : le défi, le freestyle et l’ego-trip – un exercice de style où le rappeur vante ses qualités qu’elles soient artistiques ou de toute autre nature.

Le rap : un outil écrit de communication verbale

4Christian Béthune interroge l’angle poétique, ou le processus de fabrication des œuvres artistiques, ce qui lui permet de montrer – à l’inverse de la plupart des autres chercheurs français qui voient dans le rap une pratique purement orale – que l’élaboration des paroles est un savant mélange d’écrit et d’oral (Rose 1994; Béthune, 1999 : 35). Dans la même perspective, j’envisagerai le rap comme un outil et comme une série d’actes de communication verbale spécifiés par trois circonstances qui posent le problème de l’écart entre la façon dont le rap est produit réellement et ce qu’en savent les auditeurs. Cet écart génère une illusion d’oralité spontanée, plus ou moins souhaitée par les rappeurs.

5J’aborderai d’abord les conditions de sa circulation. Le rap se pratique dans trois lieux : le studio, la scène et la rue. Mais cette tripartition présuppose que la rue et la scène sont des lieux où l’activité s’exerce dans l’immédiateté, sans laisser de trace. Or, la catégorisation des lieux de la pratique ne rend pas compte à elle seule des conditions de circulation du rap. Si la scène et la rue donnent souvent lieu à des situations où la scansion est éphémère [6][6]Comme le signale C. Béthune (2000), le free style qui prend…, les rappeurs utilisent aussi dans ces lieux des moyens d’enregistrement, même si ceux-ci sont rudimentaires – un appareil ordinaire de lecture et d’enregistrement de cassettes. En réalité, un rappeur qui n’a pas été enregistré, aujourd’hui, au moins une fois, a du mal à se considérer – et d’ailleurs n’est pas vraiment considéré par ses pairs – comme un rappeur. Il se voit plutôt comme un amateur de rap. Le rap est intimement lié à l’enregistrement et le disque est l’aboutissement de l’activité de rapper [7][7]Ce qui est rendu possible grâce à l’auto-production de ce que…. Or l’enregistrement, et a fortiori le disque, permettent à l’auditeur d’aller et venir dans l’œuvre comme il l’entend : il peut mobiliser une chanson autant de fois qu’il le veut, s’arrêter à un endroit en particulier, etc.

6Malgré cette “condition de circulation” propice à la compréhension des actes langagiers véhiculés dans le rap, l’auditeur profane se heurte à certaines difficultés de compréhension. Le rappeur utilise sa voix et la travaille pour produire son propre flow, c’est-à-dire son style de scansion, qui peut être plus ou moins proche de la prononciation ordinaire. Cette pratique orale peut poser quelques problèmes à l’auditeur non averti, mais ce n’est pas tant la scansion des textes [8][8]La plupart des groupes ont beaucoup ralenti la vitesse du flow… qui pose des problèmes de reconnaissance [9][9]Si l’auditeur souhaite vraiment comprendre le sens des paroles,… que les codes propres au mouvement hip-hop d’une part et, d’autre part, les registres de langage employés, qui proviennent de la langue populaire [10][10]Sur la langue populaire, voir F. Gadet (2003).. Le vocabulaire que les “jeunes des cités” utilisent est susceptible d’exclure les générations aînées et les jeunes des autres groupes sociaux (Guiraud 1963; Goudailler 1997). Il n’est pas composé uniquement de verlan – comme on a trop tendance à le croire – mais aussi de manouche et d’arabe (Goudailler 1997). Si le verlan a fait l’objet d’une large diffusion dans la société française, les mots empruntés au manouche et à l’arabe sont loin de connaître le même succès [11][11]Le verlan, utilisé de façon très restreinte dans le sud de la….

7La pratique des rappeurs est diversifiée : certains utilisent de façon massive ces codes de la culture populaire, ce qui conduit à des œuvres plus ou moins hermétiques, alors que d’autres, qui ont le souci d’être compris par tous, en limitent relativement l’usage. Pourtant, même dans ce cas, l’auditeur se heurte à un troisième facteur encore plus important : l’inaccessibilité des conditions de production des œuvres.

8Pour l’auditeur, le rap est une pratique orale, ce qui est évidemment le cas une fois les paroles scandées. Or, si les rappeurs ont tendance à faire passer leur prestation comme de la pure oralité, en amont de la composition, ils écrivent [12][12]Deux exemples illustrent la confusion de l’oral et de l’écrit,…. Leurs œuvres peuvent même être considérées comme le produit de formes de relations scripturales à l’instar de la production intellectuelle “traditionnelle”.

9On peut parler du rap comme d’une forme scripturale à partir du moment où l’on ne fait pas deux confusions. D’une part, l’oral et l’écrit ne sont pas réductibles par leur matérialité – la voix et la trace [13][13]Voir Paul Zumthor (1983), Antoine Culioli (1983), Claire… – puisqu’ils sont avant tout le produit de formes de relations spécifiques (Lahire 1993). On distinguera donc l’esthétique de la scansion du rap d’avec les pratiques mises en œuvre pour la production des textes d’une chanson. D’autre part, on ne postulera pas a priori que l’usage d’une langue non-standard dans l’activité du rap est incompatible avec la production d’une œuvre sous-tendue par des formes de relations scripturales.

10Si le rap est davantage une forme scripturale qu’une forme – purement – orale, on devrait être en mesure de mettre en évidence un rapport au monde et à autrui spécifique aux rappeurs à partir de la question suivante : comment se construit le rapport à l’écrit des rappeurs dans le cadre des relations sociales permettant leur activité ?

11Pour répondre à ce questionnement, on analysera les processus de socialisation engageant la subjectivité et le rapport à l’écrit d’individus particuliers. Cette perspective permettra de ne pas tomber dans le piège ethnocentriste qui consiste à voir dans les textes de rap, comme cela a pu être le cas pour des formes orales des sociétés sans écriture, « l’œuvre d’une conscience commune, d’un auteur collectif, et non comme dans les communautés plus “civilisées”, d’un individu, barde ou artiste » (Goody 1979 : 70).

12Je m’appuierai donc essentiellement sur l’approche ethnographique d’un groupe de rap toulousain, le groupe Cercle Fermé, que j’ai suivi pendant deux ans au cours d’une recherche portant plus largement sur les modes de socialisation repérables dans le mouvement hip-hop [14][14]Cette recherche s’est inscrite dans le cadre d’une enquête…. J’ai d’abord participé à un atelier d’écriture, puis recueilli des récits de vie de rappeurs confirmés et “d’apprentis”. Enfin ces matériaux ont été confrontés à une analyse des textes du groupe : il s’agissait de mettre en relation les textes et les expériences vécues ou revendiquées comme vécues par ces artistes.

Présentation du groupe Cercle Fermé

13Je connaissais la plupart des membres du groupe Cercle Fermé avant de décider de mener une recherche sociologique sur le rap. Lorsque j’ai rencontré les rappeurs les plus anciens, au début des années 90, ils exerçaient leur discipline dans une des caves de leur quartier. C’est là, autour dela pratique de la danse hip-hop et du rap, que se réunissaient la plupart des artistes du mouvement hip-hop toulousain alors en plein développement. Par la suite, les rappeurs ont quitté leur quartier pour investir une salle située près du centre-ville toulousain. Au moment de l’enquête, les membres pionniers du groupe ouvraient leur salle à quiconque était intéressé par leur travail ou souhaitait se former au rap. Ainsi, aussi bien des jeunes issus de leur cité que des jeunes provenant d’autres quartiers, réputés “sensibles” ou pas, se rendaient régulièrement dans cette salle, deux à trois fois par semaine pour se retrouver entre amis. Très rapidement, je me suis rendu compte que la plupart des activités artistiques menées dans cette salle ne pouvaient pas être réduites à des activités “entre pairs”. Les rappeurs les plus expérimentés avaient une certaine autorité quant à la pratique du rap. Ils tentaient de transmettre leur définition du rap aux apprentis rappeurs. C'est la raison pour laquelle j’ai envisagé les activités du groupe comme une forme pédagogique à part entière, forme dont l’un des enjeux principaux était l’apprentissage du travail de l’écriture poétique. Deux des rappeurs confirmés, Ouahid et Tarik, fondateurs du groupe en 1994, ont eu un rôle très important dans les modalités concrètes de la pratique artistique. L’une des particularités de ce groupe est que les textes sont écrits et travaillés longtemps avant l’enregistrement ce qui m’a permis d’étudier en profondeur les enjeux identitaires et les enjeux liés à l’activité contenus dans les relations entre “maîtres” et “élèves” ou entre rappeurs confirmés.

14D’abord, il me semble utile de présenter quelques-uns des usages quotidiens que le groupe faisait de la catégorie “écriture”, usages qui dénotent une certaine rationalisation de leurs activités pour rendre compte ensuite des processus présents lors de l’apprentissage de la discipline.

La salle du groupe Cercle Fermé : un lieu d’apprentissage des techniques d’écriture

15Différents indices matériels et symboliques, facilement repérables lorsqu’on observe le lieu de rencontre principal des rappeurs, attestent de l’importance de l’écrit. Située près du centre-ville toulousain, la salle de répétition est composée essentiellement de deux pièces : la salle d’entraînement où est disposé le matériel du groupe pour rapper – platines de disques, amplificateurs, enceintes et lecteur de DAT – et une salle de réunion que les membres du groupe nomment “salle d’écriture”. De plus, parmi leurs activités hebdomadaires figurait un “atelier d’écriture” ouvert à tous et gratuit.

16L’atelier d’écriture est alors considéré par les leaders comme un préalable indispensable à l’activité du rap. Leur définition du “bon” rap repose sur le couple du fond et de la forme. Mais la distinction entre le fond et la forme est originale. La forme est l’esthétique de la scansion, le flow. Quant au fond, il s’agit certes du message véhiculé auquel ils prêtent une attention particulière, mais aussi du niveau d’écriture atteint par le rappeur. Selon eux, un certain nombre de rappeurs ont tendance à favoriser la forme par le travail de la scansion, l’usage du free-style et de l’ego-trip au détriment du fond, car c’est le moyen le plus rapide et le plus efficace de se faire connaître par les médias et les maisons de disques. Pour éviter aux apprentis rappeurs de choisir ce cheminement, qu’un des rappeurs qualifie de “facile”, ils font en sorte que les rappeurs transforment d’abord leur rapport à l’écrit avant de prendre le micro. Ainsi les deux rappeurs confirmés de la jeune génération sont passés par une étape que l’on peut considérer comme un rite d’initiation. C’est le cas de Houari, un jeune danseur de dix-neuf ans, élève de BEP :

17

Je faisais les spectacles avec eux [en tant que danseur [15][15]Les passages entre crochets sont des interventions de l’auteur… ], et un jour ils m’ont proposé de faire les refrains [...] dans les concerts tous les refrains quoi. J’ai commencé à faire les refrains, après bon, je commençais à rapper, écrire un peu… des textes et tout, une fois j’en avais écrit un bon, ils m’ont dit « ouais ça serait bien que tu le mettes dans un concert » [...]. Ils m’ont dit ça, j’ai fait « ouais », après c’est parti de là. Ils m’ont dit de bosser un peu plus [...] avant bon, j’étais bloqué t’as vu je commençais j’étais vraiment bloqué mais maintenant je crois en deux heures, j’arrive à faire un couplet mais bien.

 

18Houari oppose ici le chant des refrains avec l’activité de rapper qui est associée à ses débuts dans l’écriture. Il ne commencera donc à rapper ses propres textes qu’à partir du moment où il réussira à en produire un jugé satisfaisant par les leaders du groupe. Ce rite d’initiation est long et douloureux à en croire le témoignage d’Arnaud qui est entré dans le groupe quasiment au même moment que Houari :

19

Nous [Houari et moi] on était acharné tu vois pendant un été parce qu’on était avec Houari là, on venait le matin à dix heures, on en sortait à six heures, on passait huit heures enfermés dans la salle, tous les deux, avec la chaleur on était pas en ville ou en maillot de bain en train de se promener tu vois. [...] On était ici et boum, on était acharné, tu vois on a rien lâché parce qu’on avait du temps à rattraper sur l’écriture, bon, Ouahid, il nous aidait mais il fallait qu’on écrive. [...] Houari, il a fait une scène avant moi avec eux et après moi aussi, ils ont vu que je travaillais, ils nous ont pris.

 

20Contrairement à Houari, Tarik et Ouahid, Arnaud ne réside pas dans une cité mais dans une ville proche de Toulouse, habitée par les classes moyennes. Son rapport au monde, ses univers de croyances, changent à partir du moment où il se lance dans le rap. Il vit une véritable rupture avec son milieu social d’origine : « J’aurais pu être le petit Français qui écoute la techno, qui a pas de problème », dit-il. Ses sociabilités sont complètement bouleversées au contact des rappeurs :

21

Chez moi j’y suis pratiquement jamais, à part le soir quand je rentre pour dormir [...] je sors pas, je connais personne… que mon voisin, je connais. Ou sinon, les autres types que je connaissais, je les fréquente plus, ça m’intéresse plus : j’ai des choses à dire tu vois. [...] de voir que les autres, ils avaient des choses à dire [les membres du groupe Cercle Fermé], qu’ils se laissaient pas faire [grâce au rap] et tout, le moyen que j’avais à ma portée c’était le rap et écrire ce que j’avais dans ma tête.

 

22Le discours d’Arnaud est structuré par un lien remarquable : avoir des choses à dire et le choix de son réseau amical sont interdépendants. Ainsi, il opère la disjonction suivante : « j’ai des choses à dire et à écrire et je côtoie des rappeurs qui ne se laissent pas faire, si je n’avais rien à dire, je continuerais à côtoyer les jeunes de ma ville qui n’ont rien à dire ». Cette argumentaire témoigne de l’étroite liaison entre l’apprentissage de l’écrit et l’identification que l’on peut définir comme un processus relationnel (Dubar 1991; Demazière & Dubar 1997) par lequel « un sujet assimile un trait, une propriété, un attribut de l’autre, se transformant ainsi partiellement » (Charlot, Bautier & Rochex, 1992 : 117). L’identification des jeunes aux leaders du groupe porte sur deux dimensions indissociables : la dimension artistique et la dimension sociale. La dimension artistique consiste à vouloir se construire un talent de rappeur en prenant les leaders comme “modèle” dans la pratique. La dimension sociale réside dans la construction d’une filiation à l’univers des cités à travers les relations amicales construites avec les leaders et à travers la pratique du rap vue comme une discipline artistique populaire. Cette identification est valable pour tous les jeunes gravitant autour du groupe mais elle est particulièrement claire dans le discours d’Arnaud, du fait de ses origines nationales et surtout résidentielles. En effet, dans certaines sphères du mouvement hip-hop, ces origines peuvent constituer un véritable handicap et c’est par la construction de relations scripturales qu’Arnaud peut obtenir une certaine reconnaissance. Virginie Millot a déjà montré le processus opposé. Selon elle, le hip-hop permet l’inversion des stigmates subis dans les espaces de la société légitime : « le fait d’être black ou robeu et d’être issu de la banlieue [...] [ n’est] plus un handicap mais un atout (Millot 1997 : 17). Conscients du pouvoir d’identification dont ils disposent, les leaders accompagnent les jeunes vers un apprentissage de l’écriture. Ouahid dit :

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Les jeunes qui viennent ici, on les laisse pas revenir tout le temps sans qu’ils donnent rien, ils se mettent là-bas ils commencent à écrire [...]. Au bout d’un moment, on leur dit c’est bon, tu viens, faut que tu passes à l’action, tu peux pas venir tout le temps… et ils se mettent à l’action [...] S’ils viennent, c’est que ce qu’on fait les intéresse, et ce qu’on fait les intéresse parce que peut être que eux pourraient le faire, mais à force de rester là… à un moment donné ils cherchent peut-être à se convaincre, qu’il peuvent le faire, et là on est là pour les aider et pour leur dire « faut que tu le fasses. Tu vas pas venir tout le temps [sans rien écrire] ». Tu sais, on a tous eu envie… quand on regarde quelqu’un chanter, on s’identifie facilement à lui, et au bout d’un moment, on se dit « pourquoi pas moi ».

 

24On voit bien dans le discours de Ouahid que l’identification dont les leaders font l’objet doit avant tout mener à une transformation du rapport à l’écrit. Or les apprenants peuvent amalgamer ces deux dimensions et penser que rapper, c’est avant tout revendiquer son appartenance à l’univers des cités. C’est la raison pour laquelle, lors de la première séance, Ouahid présente l’atelier d’écriture comme un endroit où l’on apprend à écrire et non pas à rapper. Pour lui, rapper, c’est d’abord écrire alors que, pour certains apprenants, rapper, c’est revendiquer son appartenance aux cités par le chant, au risque de négliger le travail d’écriture. Mes observations ont confirmé que ce malentendu pouvait freiner le processus d’apprentissage du travail d’écriture. J’ai en effet pu constater que certains jeunes des cités ont tendance à utiliser le langage argotique et les insultes d’une façon massive lors de l’élaboration de leurs premiers textes, technique que l’on peut interpréter comme un marquage identitaire [16][16]Sur la question du langage comme marqueur identitaire, voir par…. Sans interdire l’usage des mots couramment utilisés dans les cités, les leaders ont tendance à conseiller sa restriction. Ce qui compte en réalité pour les leaders, c’est le développement de la rhétorique dans la construction d’un discours écrit. Lorsque les “apprentis rappeurs” ont terminé un texte ou un couplet et qu’ils les montrent à leurs “maîtres”, il n’est pas rare d’entendre la remarque suivante : « tu vas trop vite ici, développe bien ce que tu veux dire ». Le problème de l’écriture que doivent surmonter les apprentis rappeurs est donc de passer d’un discours où l’enchaînement des arguments est implicite à un déroulement explicite de la pensée, que le texte soit en langue populaire, ou non. Dans le même temps, les rappeurs conseillent aux jeunes de ne rien écrire qu’ils ne pourraient expliquer aux auditeurs. L’activité du rap permet donc l’acquisition progressive d’une technique d’écriture permettant une énonciation contrôlée d’un discours. Mais ce n’est pas encore suffisant pour parler d’écrit et de formes de relations scripturales.

Le rap, une forme orale standardisée ?

25On pourrait très bien avancer que le rap est ce que Jack Goody appelle une forme orale standardisée pour qualifier les œuvres orales – produites dans les sociétés dites “primitives” – où la « standardisation prend la forme d’une articulation rythmée » (Goody 1979 : 199). L’auteur montre que « les formes orales standardisées se situent plus près de la variation que de l’autre pôle du continuum, la pure répétition » (idem : 209). Le free-style des rappeurs consiste à improviser des lyrics. Dans cet exercice de style, les rappeurs agencent des rimes écrites bien avant leur énonciation et des rimes composées au cours de l’improvisation si bien que chaque freestyle est unique et semble correspondre à la forme orale standardisée dont parle Goody. Mais il n’y a pas de rappeur qui puisse privilégier uniquement le freestyle au cours de sa carrière. Les rappeurs au cours d’une “scène” ou d’un concert – c’est le lieu de prédilection des freestyles – ne peuvent pas mener une prestation “professionnelle” d’une heure ou d’une heure et demie en improvisant seulement. Le plus souvent, ils chantent des textes écrits et travaillés longtemps à l’avance avec leur dee-jay [17][17]Le dee-jay est un pilier de l’activité du rap. C’est lui qui….

26Ainsi, lorsque le groupe Cercle Fermé prépare ses concerts, tout est minutieusement calculé : de la scansion des textes à l’articulation entre rappeurs et dee-jay, en passant par le moindre geste sur scène [18][18]Ce travail mené au cours du concert est un critère d’évaluation…. L’œuvre est donc préparée, arrêtée; elle est fixée une fois pour toutes et ne doit pas s’écarter d’un modèle d’énonciation préétabli. Tout écart est considéré comme une erreur, comme en témoignent les propos d’Arnaud :

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Tu travailles sur un show tu répètes, tu répètes, mais quand t’es sur le truc, t’es un peu ailleurs et tu peux faire des petites erreurs. […] nous on travaille quelque chose et on veut que ça soit comme çaes gens ils les voient même pas [tous les détails], quand t’es sur scène, les gens, ils le voient même pas. Mais c’est pour nous, nous on avait décidé qu’on allait faire comme ça, le travail c’est pas pour rien, tu vois, ça fait un plus. Donc quand on le fait pas, c’est… des imprévus […], des erreurs.

 

28De plus, on peut faire une analogie entre le disque et le livre puisque tous deux permettent une fixation “éternelle” de l’œuvre.

Le rap comme forme de relations scripturales

29Il reste à examiner la distinction entre l’écrit et l’oral pour pouvoir enfin parler du rap comme d’une forme de relations sociales nouées par la médiation de l’écrit. Une des caractéristiques fortes de l’écrit consiste à accumuler le savoir et à le fixer – classiquement, par le biais du livre – de sorte que les lettrés puissent s’y référer dans une perspective dialectique du savoir. Bien que l’activité de référence soit moins formalisée dans le rap que dans le livre, elle existe et constitue une pratique courante.

30Lors d’une séance d’écriture destinée à des amateurs de rap d’âges et de milieux sociaux différents – aussi bien des préadolescents que des adolescents ou des jeunes adultes issus des quartiers populaires ou résidentiels – Ouahid donne la consigne suivante :

31

Vous avez une demi-heure pour faire un texte sur le racisme, d’une manière que personne n’a employée pour en parler. Travaillez avec des images, par exemple, quand on veut dire qu’un morceau nous plaît, on dit : « ce morceau, il tue, il déchire », on dit pas : « il est bien… »

 

32Le raisonnement de Ouahid consiste à choisir un thème maintes et maintes fois abordé dans le rap pour amener les “élèves” à construire leur propre texte. L’objectif principal est de construire un texte poétique original. Si l’on analyse cette observation en la contextualisant dans un système de relations plus large – constitué par les rappeurs des années 90 –, on peut appréhender le rap comme une forme scripturale où la référence à une littérature préexistante et mobilisable à tout moment apparaît comme une pratique courante.

33En situation d’entretien, Tarik dit qu’il veut « faire avancer le hiphop », « sortir du lot », grâce à la création de rimes originales. L’introduction à la chanson “Le rêve” [19][19]Cercle Fermé, « Le rêve », in Douce France, Music Woods… du groupe Cercle Fermé est un dialogue : « Quoi ? C’est quoi le sujet là ? Le rêve ? Mais attends tout le monde l’a déjà traité hein ? Quoi ? Ha… C’est à nous à faire la différence ? Ouais… Cercle Fermé fait la différence… On fait la différence ! [...] ». Le premier couplet de Ouahid commence par : « si dans tes rêves figurent les clés du bonheur/ et que ces derniers ont la forme d’une Testarossa avec des femmes nues à l’intérieur/ c’est que tes rêves te mentent pour te cacher ton malheur/, j’entends sonner les cloches vides du cœur/ de celui qui ne voit que l’argent comme son sauveur/ j’ai fait un rêve/ dedans les pauvres arrêtaient de cloner les riches et leurs faux rêves/. Les jeunes avaient compris qu’avant de s’ach’ter un BM/, il valait mieux se sortir de la merde/ soi et ceux que l’on aime/ [...] ». Le lecteur – l’auditeur – a compris que Ouahid critique ici le caractère ostentatoire des aspirations de certains rappeurs et des jeunes des quartiers et propose un autre “rêve”. Bien que la référence ne soit pas explicite, l’auteur de ce texte peut, sans difficulté, énumérer un certain nombre d’individus qui ont déjà traité le thème du rêve et expliquer pourquoi il n’est pas d’accord avec leur point de vue.

34Il existe des formes plus claires de positionnement vis-à-vis de la “littérature” du rap. Les textes regorgent de critiques ou d’éloges d’artistes plus ou moins connus. Ainsi dans leur premier disque, A qui profitent nos malheurs, Sky One, le dee-jay du groupe, scratche, c’est-à-dire joue avec le disque vinyle, les paroles de Koma : « Tout est calculé [...] même les erreurs qu’ils nous font commettre ». C’est, d’une part, la manifestation d’une certaine reconnaissance de l’œuvre de Koma et de leur intérêt pour les messages qu’il cherche à faire passer dans ses lyrics et d’autre part, une tentative de contribution au dévoilement des mécanismes de la domination sociale par les rappeurs dans le champ constitué. Pour autant, ce jeu de positionnement vis-à-vis du travail des autres rappeurs et groupes de rappeurs reste souvent implicite. Une autre technique consiste à reprendre quelques rimes d’un rappeur ou même ses propres rimes, soit dans leur intégralité, soit en leur faisant subir une transformation. La référence sera décodée seulement par un auditeur suffisamment initié au rap [20][20]On peut rapprocher l’usage de la bibliographie et celui de la…. Toujours est-il que l’idée d’accumulation et d’enrichissement du savoir est l’une des orientations significatives du rap.

La constitution du savoir par les rappeurs

35Dans le rap, on peut observer une certaine variété des discours. J’insisterai sur l’un d’entre eux qui est un fondement du rap posé dès le début de sa commercialisation dans les années 80 : l’ancrage du rap dans la “réalité du ghetto”.

36Nous avons vu que l’un des éléments clés de la discipline était l’identification à l’univers des cités. La grande majorité des rappeurs se réclamant de la culture hip-hop affirme son appartenance aux “quartiers” et met en avant l’authenticité de ses textes. L’authenticité consiste à dire, dans ses lyrics, ce que l’on vit sans rien inventer. Ainsi, dans les chansons, les blâmes sont nombreux contre les rappeurs qui s’inventent une vie de “lascar” [21][21]Le mot lascar a deux définitions dans le mouvement hip-hop et… pour les besoins de la production. Le chercheur ne peut vérifier l’adéquation ou l’inadéquation entre les paroles écrites et la réalité des expériences vécues, et ceci pour une simple raison : une expérience racontée dans un rap est le fruit d’une interprétation personnelle d’événements vécus ou racontés par autrui et, surtout, qui ont fait l’objet d’une sélection par le sujet. Néanmoins, en observant la naissance d’un texte ou en côtoyant les rappeurs dans la vie quotidienne, il est possible d’appréhender des processus de subjectivation plus complexes qu’il n’y paraît.

L’expérience précède l’écriture

37Le rappeur peut être inspiré par un événement qui l’a profondément marqué. Voici deux observations qui montrent la naissance d’un texte à partir d’un événement et de la relation entre le texte et l’expérience. Pendant un entretien, Houari m’explique comment est né un de ses textes :

38

Quand je parle du bahut [dans la chanson] tout ce que je dis dans ce morceau c’est vrai ! Un jour, j’étais dans la cour comme ça en train de composer, mon prof, il vient et il me dit « qu’est ce que tu fais », je lui dis « je finis mon texte ». Il me fait « ouais finis de réviser parce que ce que tu fais là ça sert à rien », quand Ouahid, il nous avait dit le thème [la chanson s’appelle ironiquement “ça sert à rien”] de suite… j’ai tout de suite pensé à ce que m’avait dit le prof. Le couplet je l’ai écrit d’un trait ! Il y avait pas beaucoup de rimes mais vraiment quand je l’ai écrit c’est sorti du cœur directement.

 

39C’est une situation d’injustice et d’incompréhension vécue par Houari qui a inspiré sa contribution. Cette mise en mot des expériences est liée directement à l’histoire de l’individu, mais elle est aussi structurée par une prise de position individuelle et collective des groupes dans le champ du rap sur une question donnée. C’est ce que je vais essayer de montrer à travers l’analyse d’une deuxième observation qui rend compte de la naissance d’un autre texte.

40La cinémathèque de Toulouse avait organisé, au cours de l’année 98, la projection du célèbre film de Jean-François Richet, Ma 6té va cracker[22][22]Lire “Ma cité va craquer”. Ce film fut l’objet de polémiques… pendant trois jours. Je m’y suis rendu avec Ouahid. Plus d’une centaine de jeunes issus des différents quartiers du Grand-Mirail ont afflué vers la salle. L’ambiance était tellement “chaude”, avec les cris, les bousculades et les rires, que les employés de la salle furent contraints de ne plus vendre de tickets et de laisser rentrer les jeunes sans payer. Le film montre une jeunesse haineuse envers la police et une police corrompue et violente. Les scènes de violence sont nombreuses et à chacune d’entre elles, les jeunes se font entendre bruyamment : ils sifflent et hurlent lorsque les policiers frappent un jeune et ils applaudissent lorsque les forces de l’ordre sont mises à mal parles émeutiers. D’après ce que j’ai pu voir, les jeunes les plus virulents sont âgés entre quatorze et dix-sept ans. Audelà de cet âge, les réactions sont beaucoup plus mitigées voire franchement hostiles à l’esprit du film. C’est le cas de Ouahid qui se lève à la fin du film et s’adresse indirectement à des gens du secteur associatif – militants politiques et travailleurs sociaux – qui semblaient satisfaits de la projection :

41

C’est un scandale ! Ce film a été subventionné par le Front National ! Vous allez voir ce qu’ils vont faire les jeunes maintenant : ils vont tout casser

 

42Sa prédiction est juste : en sortant, nous voyons des jeunes crier, briser la vitrine de la cinémathèque, puis donner des coups de pied sur les poubelles qui se trouvent sur leur passage. Quelques jours plus tard, Ouahid raconte la scène aux membres du groupe et ils décident collectivement d’écrire une chanson contre le film. Tarik est motivé par l’idée et trouve rapidement une parole : « Richet/ je suis pas un cliché ». Cette scène montre bien la prise de position du groupe contre les idées véhiculées par Jean-François Richet qui est un acteur important du mouvement hip-hop. Elle confirme la nécessité qu’ont les rappeurs de se référer à d’autres artistes pour développer leur propre point de vue. Le rap n’est donc pas simplement l’acquisition de techniques d’écriture; c’est aussi un champ artistique structuré par une activité intellectuelle qui prend la forme d’un engagement personnel et collectif.

L’expérience confirme et renforce les lyrics : l’engagement du rappeur

43Le récit que je viens de faire est, en fait, incomplet. Entre la scène de violence des jeunes et l’écriture, un autre événement important s’est produit sous mes yeux. Alors que je me dirigeais avec Ouahid et quelques amis du quartier vers un fast-food, un des jeunes qui avait cassé la vitrine fut interpellé violemment par la police. Les policiers entrent dans le restaurant, et l’un d’eux accompagné de son chien dit, en s’efforçant que les jeunes l’entendent : « où ils sont ces pédés ? » Le policier repère un jeune. Il l’attrape violemment par le col et l’emmène vers l’extérieur. Ouahid, qui observe la scène, suit le policier et le jeune. Il les accompagne jusqu’à la voiture, se rapproche du jeune à qui il dit : « s’ils te frappent au commissariat, porte plainte ou sinon ferme ta gueule… ». Lorsque j’ai entendu cette phrase, je n’ai pu m’empêcher de penser à la rime de Tarik que le groupe répète trois fois dans leur disque [23][23]Cercle Fermé, « À qui profite nos malheurs », in À qui profite… : « Pourquoi à chaque fois/ qu’on voit les flics, on se sent mouillé [24][24]« On se sent mouillé » : “on a peur”. / obligé/ de partir en courant/, il y a des articles, des lois/, va fouiller/ t’es pas au courant ?/ ». Faire partie du groupe Cercle Fermé n’est pas qu’une activité artistique, il s’agit d’un engagement de la vie de tous les jours.

Lorsque écrire des textes de rap devient un exercice de réflexivité

44Il faut rappeler une nouvelle fois que le groupe que j’ai observé se distingue de la plupart des groupes par sa rationalisation très élaborée de l’activité du rap, par la capacité remarquable de chacun des membres à mettre en mot le leit motiv de son activité. C’est au prix de plusieurs années de travail “acharné”, comme disent ces jeunes, de réflexion intense individuelle et collective que le groupe a construit une définition propre de ce que devrait être le hip-hop. Cette définition de l’activité est donnée dès le nom du groupe. Voici ce que dit Tarik, en situation d’entretien, du nom “Cercle Fermé” :

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Il faut qu’au moins une fois dans ta vie, tu t’enfermes chez toi, sans télé, sans livre et que tu te poses plein de questions : où t’en es ? Quels sont tes repères ? Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? Tu vois, c’est fermer à soi-même [...] réfléchir, se poser des questions, chercher des réponses, puis sortir et parler à beaucoup de personnes pour leur montrer ce que tu penses.

 

46Sur le même thème et dans les mêmes circonstances, Ouahid dit :

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Un nom, c’est comme une couleur qu’on porte, c’est comme un drapeau [...]
c’est quelque qui à un moment donné symbolise ta voie, ton chemin, pas ta pensée… parce que ce serait minimiser, dire qu’on a une seule pensée, pas ton message… souvent on pose la question aux gens : quel est le message de votre groupe, quel est ci, quel est ça ? Moi, ce que je pense, c’est qu’il y a pas un message, à chaque chanson il y a un message. Donc, c’est plus pour symboliser le chemin qu’on prend. Cercle Fermé, pour moi,... c’est aussi une étape de notre travail, de n’importe quel travail artistique… de n’importe quel mouvement; à un moment donné il doit se trouver en cercle fermé, il doit se trouver, dans un endroit où il est seul et où il peut forger sa pensée pour après l’exporter, Mais tant qu’il a pas fait ce travail sur lui, tant qu’on a pas travaillé sur nous-mêmes, on peut pas aller vers les autres, tant qu’on s’est pas mis dans un cercle fermé, on peut pas aller vers les autres pour moi, ça, c’est le plus important, pouvoir se questionner [...] et après, tu iras vers les autres, tu peux être à cœur ouvert.

 

48Ces définitions de l’activité artistique coïncident parfaitement avec une des quatre formes identitaires proposées par C.Dubar : l’identité réflexive (2000 : 55) : « La forme “relationnelle pour soi” est celle qui découle d’une conscience réflexive qui met activement un engagement dans un projet ayant un sens subjectif et impliquant l’identification à une association de pairs partageant le même projet. À ce Nous composé de proches et de semblables correspond une forme spécifique de Je qu’on peut appeler Soi-même réflexif. »

Conclusion

49Il aurait été très difficile de mettre en évidence l’aspect scriptural du rap et ses conséquences sur la socialisation des jeunes sans observer l’activité en situation et sans prendre en compte les motivations des rappeurs. L’auditeur non averti se laisse impressionner par la mise en scène de l’oralité que s’efforcent de réaliser les artistes. Parce que le rap est un art populaire et que les rappeurs cherchent à préserver son “authenticité”, ils construisent une sorte d’exhibition de l’oralité supposée rendre plus difficile toute récupération par des autres groupes sociaux que la jeunesse des cités.

50Mais en associant le langage populaire et l’oralité, le rap et la violence, le rap et l’argent, l’on passe sous silence l’essentiel de cette activité, une activité scripturale et réflexive. Cette démarche empêche d’observer un genre scriptural qui tient son originalité de l’utilisation créatrice de la parole et de la technologie actuelle et qui a permis la montée d’un nouveau groupe de lettrés, bien qu’il ne soit pas reconnu comme tel. J’ai sciemment utilisé le terme de lettré pour rendre compte de l’activité de ces artistes, bien que la définition classique de ce terme soit en décalage avec le statut d’individus qui sont loin d’être considérés comme des intellectuels. Le Petit Robert donne en effet la définition suivante de lettré : « Qui a des lettres, de la culture, du savoir ». Dans ma perspective, un lettré est un sujet qui dispose d’un rapport lettré à la langue et qui développe un point de vue destiné à être discuté dans une sphère publique, quel que soit son degré de légitimité. Les rappeurs développent assurément lors de l’apprentissage de l’écriture, avec plus ou moins de succès selon les individus, un rapport lettré à la langue (Terrail 2004), c’est-à-dire une connaissance sur le langage, à l’instar des sujets les plus diplômés. Cependant, les effets cognitifs de cette formation à l’activité scripturale sur les rappeurs ne se limitent pas à leur rapport à la langue… Si leurs connaissances des œuvres de la littérature légitime, celle que l’on apprend à l’école, n’en sont pas forcément affectées, les rappeurs inscrivent et échangent leurs idées dans une sphère publique propre au mouvement rap, ce qui fait d’eux, à mon sens, de véritables lettrés.

Notes

  • [1]
    Je dois l’écriture de cet article à de nombreux membres du laboratoire Printemps, notamment aux membres de l’atelier ‘Discours’, avec qui j’ai pu discuter de la thèse que je défends. Je ne peux citer tous ceux qui m’ont aidé de près ou de loin dans l’aboutissement de ma réflexion, la liste étant trop longue pour la dresser dans une simple note de bas de page.
  • [2]
    Il s’agit du terme employé par les rappeurs pour désigner les paroles rimées.
  • [3]
    Si de telles situations se rencontrent dans la réalité, elles sont normalement cachées à cause des sanctions symboliques qu’elles engendrent. À ma connaissance, aucun rappeur ne se targue de ne pas écrire ses propres textes.
  • [4]
    Au début des années 80, le rap était décrit par certains sociologues et par la plupart des médias comme un épiphénomène, et ce, bien que les médias aient contribué directement à sa visibilité sociale. La thèse du caractère éphémère du rap s’est avérée erronée lorsque la commercialisation du hip-hop a explosé aux yeux de tous, au début des années 90.
  • [5]
    Le concept d’ethnicité, qui renvoie à des appartenances communautaires de divers ordres, est souvent utilisé par les chercheurs pour décrire le rapport social de la jeunesse issue de l’immigration à la “société dominante”. Cette notion est très controversée (Poutignat & Streiff-Fénart 1995), je donnerai mon point de vue sur la pertinence de son usage à une autre occasion.
  • [6]
    Comme le signale C. Béthune (2000), le free style qui prend l’allure la plus forte de l’improvisation est composé de lyricsfabriqués au cours de la situation et de lyricsmis en forme longtemps à l’avance mobilisés dans la situation.
  • [7]
    Ce qui est rendu possible grâce à l’auto-production de ce que les dee-jays appellent Mix-Tape.
  • [8]
    La plupart des groupes ont beaucoup ralenti la vitesse du flow depuis une dizaine d’années, et lorsque le flow est extrêmement rapide, cela relève plus souvent de l’exercice de style que d’un genre en soi.
  • [9]
    Si l’auditeur souhaite vraiment comprendre le sens des paroles, le disque permet de revenir sur la chanson. Il a aussi fréquemment à sa disposition les lyrics dans le boîtier du disque et il peut même consulter sur Internet la transcription des lyrics de nombreux textes de rap français.
  • [10]
    Sur la langue populaire, voir F. Gadet (2003).
  • [11]
    Le verlan, utilisé de façon très restreinte dans le sud de la France, ne peut en aucun cas être considéré comme le vocabulaire de l’ensemble des jeunes des cités de France.
  • [12]
    Deux exemples illustrent la confusion de l’oral et de l’écrit, liée à la matérialité (Lahire 1993) : la transcription d’un entretien biographique, c’est-à-dire au final un texte directement issu de la discussion entre un sujet et un chercheur, n’est pas un matériau écrit mais un matériau oral, alors qu’un cours donné par un enseignant à sa classe est engendré par des relations scripturales. On peut appliquer ce raisonnement au rap. La scansion et l’usage fréquent de l’argot ne sont pas des indices suffisants pour affirmer que le rap est une forme orale.
  • [13]
    Voir Paul Zumthor (1983), Antoine Culioli (1983), Claire Blanche Benveniste et Colette Jeanjean (1987), Patrick Charaudeau (1992) et Bernard Lahire (1993).
  • [14]
    Cette recherche s’est inscrite dans le cadre d’une enquête collective dirigée par Catherine Delcroix sur les stratégies des familles issues des milieux populaires face à la précarité.
  • [15]
    Les passages entre crochets sont des interventions de l’auteur de l’article
  • [16]
    Sur la question du langage comme marqueur identitaire, voir par exemple, les travaux de W. Labov (1978) et de J. P. Goudailler (1997).
  • [17]
    Le dee-jay est un pilier de l’activité du rap. C’est lui qui passe les morceaux et les enchaîne à l’aide de deux platines spécialement adaptées à la création artistique. Sa prestation est aussi importante que celle des rappeurs ; il montre son habilité à son public à travers différentes techniques ; par exemple, le mix, le cratche ou le pass-pass.
  • [18]
    Ce travail mené au cours du concert est un critère d’évaluation non négligeable sur la scène hip-hop française. Un groupe de rappeurs ou un rappeur est jugé sur la musique, les textes, le flow mais aussi sur ses capacités à captiver le public sur scène, chose rendue possible grâce à un travail préalablement réalisé, empruntant notamment à des techniques théâtrales.
  • [19]
    Cercle Fermé, « Le rêve », in Douce France, Music Woods Records, 2000.
  • [20]
    On peut rapprocher l’usage de la bibliographie et celui de la discographie que l’on trouve dans les jaquettes présentant les chansons d’un disque, même si cette pratique est évidemment liée au respect des droits d’auteurs lorsqu’il y a emprunt de sons à des disques protégés.
  • [21]
    Le mot lascar a deux définitions dans le mouvement hip-hop et dans les cités. Le lascar est un jeune qui appartient à l’univers des cités et subit par conséquent des injustices sociales en raison de la couleur de sa peau, de son origine sociale et résidentielle. Sa vie est un combat perpétuel contre ces injustices. L’autre définition reprend la première et y inclut l’activité délinquante.
  • [22]
    Lire “Ma cité va craquer”. Ce film fut l’objet de polémiques virulentes et ne fut pas diffusé en province.
  • [23]
    Cercle Fermé, « À qui profite nos malheurs », in À qui profite nos malheurs, Crash Records, 1998.
  • [24]
    « On se sent mouillé » : “on a peur”.