La culture : un bilan sociologique | Cairn.info // Olivier Desouches
- La culture : un bilan sociologique
- Olivier Desouches
- Dans Idées économiques et sociales 2014/1 (N° 175), pages 53 à 60
En 1979 paraissait La Distinction [1], où Pierre Bourdieu établissait une correspondance entre positions sociales et pratiques culturelles. Cette homologie structurale est née prosaïquement de la superposition de deux feuilles de papier calque : l’une représentant l’espace social en France entre 1963 et 1972 et l’autre, esquissant des goûts à partir d’enquêtes sur les pratiques culturelles entre 1963 et 1977. Ce livre de sociologie, le plus cité au monde, continue d’alimenter les discussions et a donné lieu à un colloque international tenu à Paris, « Trente ans après La Distinction », et à l’édition [2] des plus marquantes de ses cent-trente communications.
2 Avant de revenir sur la thèse argumentée de Bourdieu, il nous faut explorer les différents sens du terme de culture et analyser ses liens avec la société.
Une définition polysémique à vocation universelle
3 L’opposition entre nature et culture, telle qu’elle est posée par la tradition philosophique et popularisée par le film de François Truffaut L’Enfant sauvage – qui ne devient réellement humain qu’une fois alphabétisé –, fonde le clivage entre sciences de la nature et celles de la culture. Un démenti est pourtant venu de l’enquête de terrain menée par Philippe Descola [1][1]Descola P., Par-delà culture et nature, Paris, Gallimard, 2005 auprès d’Amérindiens Jivaros d’Équateur : l’animisme et le totémisme sont des religions où les individus croient que les non-humains ont la même âme et des valeurs identiques aux humains. La réduction de la tête décapitée de son adversaire tout en prenant soin de bien emprisonner son esprit vengeur relève-t-elle de pratiques culturelles ou de la nature ?
4 Suivant la métaphore d’une terre, cultivé s’oppose à inculte. Au sens courant et dès le XVIIIe siècle, culture est synonyme d’éducation de l’esprit et donc de formation, ce qui plaidera en faveur de sa capitalisation. Dès lors, la culture caractérise l’ensemble des manières de faire et de penser propres à une collectivité [3]. Elle peut prendre le sens allemand de Kultur ou celui, plus français, de civilisation. À la suite d’Émile Durkheim, la tradition française privilégie le terme de civilisation comme expression des représentations collectives, relevant de la conscience collective définie comme « l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une société [2][2]Durkheim É., De la division du travail social, Paris,… ». À l’époque, elle désigne l’ensemble des productions qui distinguent le civilisé du sauvage, du barbare et de l’animal et réduit le terme de culture à celui d’humanisme. Dans la perspective allemande, Kultur s’oppose à civilisation tout comme les œuvres de l’esprit s’opposent aux bonnes manières ou aux civilités. La Kultur mesure alors les progrès d’une collectivité et « souligne les différences nationales et les particularités des groupes [3][3]Elias N., La civilisation des mœurs, Paris,… ».
5 Dès 1952, Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn recensaient pas moins de cent soixante-trois définitions différentes de la culture ; pour sa part, Jean-Claude Passeron considère que la culture est le « plus protéiforme des concepts sociologiques [4][4]Passeron J.-C., « Consommation et réception de la culture. La… ». Dès lors, il convient de s’interroger sur le contenu même des représentations que chacun d’entre nous a de la culture. Réduire la culture savante à celle des œuvres académiques n’échappe pas aux préjugés ethnocentrés critiqués par Claude Lévi-Strauss, qui a plaidé avec succès la substitution des arts premiers aux arts primitifs. L’ethnocentrisme est condamnable, car il est impossible en droit pour une culture particulière de se prétendre porteuse de valeurs universelles.
6 De même, la culture dominante implique une hiérarchie de légitimité et donc de consécration sociale, que traduit bien l’expression de « haute culture » (highbrow) utilisée par l’historien américain de la culture Lawrence Levine. Comme l’atteste la création du Boston Symphony Orchestra financé par son public – qui est aussi son mécène (Paul Di Maggio) –, elle recoupe très largement la culture des classes dominantes. L’habitus, système de dispositions durables acquis dès l’enfance au cours du processus de socialisation, permet à ces catégories supérieures d’imposer et de légitimer leurs goûts au reste de la population qu’elles dominent. Avec la démocratisation et la massification de l’enseignement, l’école donne le la en matière de culture légitime : avec d’autres institutions (comme par exemple l’Académie française en matière d’usage de la langue), elle dispose du pouvoir de valoriser des œuvres par la critique savante, de classer et de trier en rejetant. C’est particulièrement le cas pour les arts de la scène tels qu’un concert de musique classique, le théâtre classique ou l’opéra : si ce dernier réunit dans son public une grande majorité de classes dominantes, il n’en demeure pas moins que très peu de bourgeois fréquentent l’opéra. Cette culture légitime n’est pratiquée que par une minorité des classes supérieures. Seuls 3 % des cadres et professions intellectuelles supérieures déclarent la musique d’opéra comme genre préféré ; 9 % d’entre eux écoutent le plus souvent de la musique d’opéra et 4 % utilisent la radio pour essentiellement écouter de la musique classique [4]. De même, la démocratisation de l’accès aux musées nationaux, rendue possible par la gratuité le premier dimanche de chaque mois et toute l’année pour les jeunes et les enseignants, n’a pas réduit l’écart déjà constaté en 1979 existant entre les codes nécessités par l’œuvre et leur réception par les publics les plus défavorisés [5].
7 Faire preuve de relativisme culturel, c’est-à-dire considérer que tout fait culturel a un sens par rapport à la culture à laquelle il appartient, et donc par extension que toute pratique culturelle se vaut, aboutit à des conclusions opposées à l’ethnocentrisme, mais tout aussi contestables. Ainsi, des mutilations sexuelles comme l’infibulation ou l’excision chez les jeunes filles sont interdites par le droit international. Il se fonde sur l’universalisme des droits de l’homme et du citoyen, et notamment sur la convention relative des droits de l’enfant entrée en vigueur en 1990, sur celle de 1981 concernant l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes et sur la déclaration de 1995 sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Cela justifie pleinement l’interdiction de telles pratiques en France, tout comme le mariage polygamique par son Code civil. Car la valeur de chaque culture se définit donc en fonction du respect de la dignité et des droits universels des hommes comme des femmes.
Le triple écueil des analyses des cultures populaires
8 Comment étudier la culture populaire définie comme sous-culture propre au groupe social précis des classes populaires sans verser dans le double écueil du populisme ou du misérabilisme (selon la formule de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron) ni sans l’amalgamer à la culture de masse ?
9 Le populisme caractérise des créations culturelles démagogiques visant avant tout le profit en recherchant l’adhésion du plus grand nombre, et donc des milieux populaires, grâce à des « romans de gare » par exemple (les SAS de Gérard de Villiers) ou « à l’eau de rose » comme ceux des éditions Harlequin, les romans-photos, les livres à grand tirage tels ceux de Marc Lévy, les feuilletons réalistes comme Plus belle la vie, la téléréalité, les films grand public (Camping ou Brice de Nice), au contraire du jazz, suspect d’élitisme.
10 Le misérabilisme conduit à juger d’en haut (par des classes dominantes surplombant les classes populaires péjorativement qualifiées « d’inférieures ») les gens de peu (Pierre Sansot), à apparenter la culture du pauvre [6] à une pauvre culture. Le démuni est implicitement rendu responsable de sa situation, alors qu’il est capable d’autonomie culturelle (l’accordéon) et de « braconner sur les terres d’autrui » (Michel de Certeau). Cela permet de jeter des ponts avec d’autres cultures (le jazz manouche), en dehors de son espace social.
11 Au contraire, les « Cultural Studies » développées à l’université anglaise de Birmingham à partir des années 1960 par Richard Hoggart, Edward P. Thompson et Stuart Hall, croient la culture populaire capable de résistance à la culture dominante [7]. Les jeux de hasard des fêtes foraines donnent ainsi parfois leur chance aux classes populaires, même si elles n’en sont pas dupes. Le théâtre privé à Paris n’est pas une culture populaire, car il demeure une pratique coûteuse. En revanche, la critique sociale de la marionnette Guignol (créée par un ouvrier lyonnais de la soie avant la révolte des canuts de 1831 et 1834), reprise par Les Guignols de l’info sur Canal+, est moins difficile d’accès que l’art contemporain, souvent rejeté, perçu comme un moyen pour les classes supérieures – seules capables d’en décrypter les codes – de se distinguer [5][5]Heinich N., L’art contemporain exposé aux rejets, Paris,… . Les téléspectateurs fidèles à la série télévisuelle Dallas n’étaient pas non plus incapables de recul critique à l’égard du contenu. Ce ne sont pas des « idiots culturels » pour parler comme Harold Garfinkel. De même, les conversations autour des programmes télévisés montrent des perceptions et interprétations divergentes des spectateurs, en tout cas bien différentes des intentions des auteurs [6][6]Boullier D., La télévision telle qu’on la parle,… . Tout comme les enfants filmés à leur insu regardant l’animatrice Dorothée à la télévision étaient capables de se moquer d’elle, la multiplicité des écrans (tablettes, Smartphones, ordinateur, télévision) ne rend pas leurs utilisateurs passifs, comme en atteste l’interactivité permise par les Tweets, les commentaires sur Facebook ou les messages électroniques se substituant à l’écriture épistolaire.
12 L’autre risque est d’amalgamer culture populaire et culture de masse, « produite en fonction de sa diffusion massive et tendant à s’adresser à une masse humaine, c’est-à-dire à un agglomérat d’individus considérés en dehors de leur appartenance professionnelle ou sociale [7][7]Morin E., Sociologie, Paris, Fayard, 1984, p. 378. ». Si toute culture de masse est aussi populaire – les moyens de communication de masse touchent les classes populaires d’ouvriers et d’employés, numériquement majoritaires dans notre société –, toute culture populaire n’est pas forcément une culture de masse – au Japon, le karaoké n’est pas seulement pratiqué par les classes populaires, mais s’élargit aux classes moyennes. Ainsi, les classes supérieures sont aussi téléspectatrices (même si elles n’écoutent pas les mêmes programmes ni les mêmes canaux d’une offre accrue par des chaînes du câble, du numérique et à péage), consommatrices d’émissions de radio ou acheteuses de biens culturels grand public. Il ne faut pas oublier que la Fnac, qui a longtemps été, avant l’arrivée du commerce en ligne, leur principal pourvoyeur en livres, disques, micro-informatique, matériel de son, vidéo, appareils photographiques et voyages, est l’acronyme de Fédération Nationale d’Achats des Cadres.
13 L’école de Francfort (notamment Max Horkheimer et Theodor Adorno) critique le nivellement par le bas, l’uniformisation et l’homogénéisation, voire l’américanisation, des modes de vie (dont témoignera la « McDonaldisation » des cultures alimentaires) par les industries culturelles. La culture de masse au service de la propagande nazie fut un puissant facteur de manipulation et d’aliénation du peuple, de fabrication de conformistes, à l’instar des films de Leni Riefenstahl glorifiant le congrès de Nuremberg du NSDAP de 1934 dans Le Triomphe de la volonté ou magnifiant Les Dieux du stade lors des Jeux Olympiques de Berlin en 1936. Elle demeure prégnante par des produits standardisés et par les moyens de diffusion de masse (les épisodes des séries télévisées longs de 52 minutes chacun pour permettre les coupures publicitaires durant l’heure de diffusion, la durée d’une chanson formatée par les émissions de radio…). Elle reste validée par la persistance d’oligopoles à frange dans le domaine culturel : les conglomérats américains Viacom et Time Warner, l’Allemand Bertelsmann, le Français Vivendi, l’éditeur scientifique anglais Pearson ou la major japonaise Sony, dominant le marché où se maintiennent une kyrielle de petites (voire de très petites) entreprises.
Une culture plurielle, car pluridimensionnelle
14 La culture se définit par un contenu, des produits, qu’ils soient matériels (des biens tels qu’un home cinéma ou un appareil photo numérique par exemple, dont la possession croît avec le nombre d’enfants dans le foyer) ou des services culturels (offerts par l’industrie du loisir : les parcs à thème, les grandes chaînes de multiplexes cinématographiques).
15 Une troisième figure de l’école de Francfort, Walter Benjamin, faisait de la reproductibilité technique des œuvres le critère de différence entre une œuvre d’art caractérisée par son unicité et sa singularité d’une part et d’autre part, les produits reproductibles de l’industrie culturelle qu’il rendait responsable du déclin de l’aura des premières. Ainsi en est-il des matrices permettant les pressages de CD, de la musique numérique vendue par morceau sur téléchargement à partir d’iTunes d’Apple, accessible au départ par les seuls baladeurs iPad commercialisés par la même marque. Il en est de même des blockbusters, ces films grand public à gros budgets produits par les majors de l’industrie cinématographique [8][8]Les « Big Five » (MGM, Warner Bros, Twentieth Century Fox,… , concurrencés aujourd’hui par le cinéma indépendant et par Bollywood, exploités commercialement à la télévision ou en DVD ensuite. Néanmoins, « quand les livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix et sont vendus en nombre considérable, cela n’atteint pas la nature des œuvres en question [9][9]Arendt H., La Crise de la culture, Paris, Gallimard,… ». Et l’existence même de samplers en musique électronique atteste que toute copie n’est pas qu’une « pâle contrefaçon de l’original » (Antoine Hennion, Bruno Latour).
16 La culture est mesurable par des indicateurs de fréquentation globale des équipements culturels (spectacles de danse classique, moderne ou contemporaine, de cabaret, de marionnettes, de cirque, de magie, théâtre, cinéma, opéra, bibliothèques et médiathèques, expositions ou patrimoine), œuvres et pratiques culturelles (lecture de littérature classique française et étrangère, essais, livres scientifiques, romans d’espionnage ou de science-fiction, bandes dessinées et mangas ; écoute de différents genres musicaux tels que chansons et variétés françaises ou internationales, classique ou opéra, musiques du monde, rock, jazz, techno ou musiques électroniques).
La culture comme capital
17 Si le capital est défini comme « palette de biens et de compétences, de connaissances et de reconnaissances détenues par un individu ou un groupe et dont il peut jouer pour exercer une influence, un pouvoir, acquérir d’autres éléments de cette palette [10][10]Neveu É., « Les sciences sociales doivent-elles accumuler les… », le capital culturel peut, selon Pierre Bourdieu, s’appréhender sous trois formes [11][11]Bourdieu P., « Les trois états du capital culturel », Actes de… :
- capital incorporé sous la forme d’habitus ou d’orientations (langage relâché ou verlan, comme l’illustre bien le film L’Esquive d’Abdellatif Kechiche racontant l’appropriation d’une pièce en français châtié de Marivaux par des lycéens de banlieue parisienne), de capacités intellectuelles, de compétences en matière de langues étrangères, de goûts, de savoirs et savoir-faire conformes à la culture dominante ;
- capital objectivé par la possession d’objets culturels (par exemple, pour une famille d’aristocrates, un château, une bibliothèque, une collection de peintures, des sculptures ou une fondation d’art contemporain à Venise, comme c’est le cas du capitaine d’industrie François Pinault) ;
- capital institutionnalisé, et donc légitimé par des diplômes, délivrés par l’École des beaux-arts ou celle du Louvre, par un conservatoire de musique, ou d’autres titres scolaires.
Capitaliser la culture implique quatre corollaires
19 Tout d’abord, la culture n’est pas vaine, elle a une certaine efficacité (Sciences Po Paris a aboli ce type d’épreuve au recrutement par concours d’entrée à son collège universitaire, non pas pour des raisons d’inefficacité, mais bien parce qu’elle apparaissait comme socialement trop discriminante à l’égard des candidats d’origine populaire).
20 Ensuite, cette dernière est différentielle dans le temps et dans l’espace (Norbert Elias montre par exemple comment « être civilisé » s’illustre par étapes au travers des différents moyens de se moucher).
21 De plus, la culture est un capital convertible, de façon inégale, en d’autres types de capitaux, qu’ils soient économiques, sociaux, voire symboliques.
22 Enfin, tout capital, notamment culturel, exige que soit pensé le travail d’appropriation et d’incorporation qu’il requiert de ses détenteurs. Et pourtant, la valeur d’une peinture ne relève pas seulement du temps de travail incorporé par l’artiste pour peindre ce tableau – sans oublier le temps nécessaire à l’acquisition de matériaux préalables tels que la toile, les pinceaux, le cadre, les pigments ou le chevalet. Elle se distingue de la valeur d’usage, du prix – pour prendre un exemple dans une autre sphère culturelle – qu’un jeune d’aujourd’hui est prêt à payer pour écouter un morceau de musique, répondant aux critères d’un bien public quand des plates-formes permettent de le télécharger tout aussi gratuitement qu’illégalement de façon simultanée par un nombre quasi infini d’utilisateurs, affranchis de toute contrainte de rareté ou de rivalité entre consommateurs. Valeur travail et valeur d’usage se conjuguent avec la valeur d’échange qui, pour une œuvre d’art, atteint une dimension fortement spéculative – les tableaux de Modigliani, Picasso, Turner ou Pollock atteignant chacun des dizaines de millions de dollars lors des plus récentes ventes aux enchères, selon leur reconnaissance et leur renommée, en bref leur visibilité (Nathalie Heinich).
Trois clés de compréhension de la culture
23 Trois éclairages complémentaires permettent d’appréhender la culture [8]. Premièrement, dans ses rapports avec la société, la culture en serait-elle le miroir comme le célèbre tableau des Ménines par Vélasquez reflète le mécène ? Ou s’affirme-t-elle au contraire comme vecteur d’un changement social (voir la critique de la société de consommation par Andy Warhol, via ses trente-deux toiles représentant des boîtes de soupe Campbell, jouant six ans auparavant un rôle de lointain précurseur du mouvement de mai 1968) ?
24 Deuxièmement, quels rôles jouent la culture dans la société et donc les politiques culturelles dans la cité ? Aux côtés des maisons des jeunes et de la culture gérées par des associations, les maisons de la culture – depuis leur première inauguration au Havre en 1961 par le ministre gaulliste André Malraux – ont indiscutablement joué le même rôle de démocratisation culturelle (en subventionnant des spectacles) que les médiathèques d’aujourd’hui : elles permettent un accès des citoyens beaucoup plus direct et proche aux livres, à l’image et au son. Cette démocratisation culturelle est mesurable en nombre (par exemple, le nombre croissant d’entrées dans des expositions nationales) et par la diminution des écarts de pratique ou de probabilité d’accès entre différentes catégories sociales.
25 Troisièmement, la culture peut s’appréhender comme société, leurs institutions respectives dialoguant via des producteurs (créateurs, artistes, professions culturellesau sens large), des médiateurs ou intermédiaires (présentateurs d’émissions culturelles de télévision, animateurs socio-culturels, galeristes, programmateurs, critiques, guides d’exposition ou de monuments historiques, etc.) et leurs publics (les spectateurs, les pratiquants amateurs). Au total, les trois figures du marché, du champ et du monde, sont autant de voies alternatives de compréhension de la culture [9].
26 La vision marchande initiée par Raymonde Moulin [12][12]Moulin R., Le marché de la peinture en France, 1952-1965,… interprète les pratiques culturelles comme des consommations, et donc des demandes, essentiellement déterminées par leur prix et le montant du revenu. Artistes et interprètes sont alors des producteurs, à la formation plus (musiciens classiques passés par le conservatoire) ou moins (plasticiens) institutionnalisée, tandis que la capitalisation culturelle concerne tant les collectionneurs et les fans que les conservateurs du patrimoine des musées et des monuments historiques. Or, « le montant et la distribution des dépenses de consommation culturelle n’apportent qu’un éclairage très partiel sur les pratiques culturelles concrètes des individus et des groupes, qui n’incluent pas seulement des activités de consommation marchande » [10, p. 3].
27 L’approche en termes de champ de Pierre Bourdieu établit une analogie entre rapports sociaux et culturels, et hiérarchise par conséquent les capitaux culturels. C’est un espace social dans lequel les agents occupent une position définie par le volume et la structure de capital économique et culturel. Il doit être mis en relation avec une théorie des jugements de goûts (l’aristocratisme ascétique des fractions dominées des classes dominantes et le goût de nécessité populaire). Ainsi la photographie est-elle qualifiée d’art moyen [13][13]Bourdieu P. (dir.), Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux… dans un double sens. D’une part, elle n’a pas acquis la légitimité des beaux-arts. D’autre part, les classes qui la pratiquent sont moyennes en termes de capital économique et culturel, c’est-à-dire intermédiaires entre les classes dominantes qui préfèrent les arts de la scène et les classes populaires dont les contraintes de revenus expliquent leur moindre équipement en appareil photographique, que l’intégration aux téléphones portables a depuis notablement accru. De même, le champ de la bande dessinée [14][14]Becker H. S., Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2006. s’est constitué comme neuvième art par des bulles et des onomatopées, des héros (ceux des comics américains), des dessinateurs (Uderzo), des scénaristes (Goscinny), des revues (Mickey, Pilote, Hara-Kiri), des éditeurs (Dargaud, Vaillant, Glénat, Vents d’Ouest…), des collections (Les Schtroumpfs, Achille Talon, Lucky Luke…), un festival (celui d’Angoulême), le centre belge de la BD, des prix, des formations à l’université de Vincennes et des écoles d’animation.
28 L’interprétation interactionniste [15][15]Becker H.S., Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2006. de la culture comme monde privilégie les conventions passées entre l’artiste, le mécène, le galeriste et les publics (et leurs différentes perceptions en matière culturelle). Ainsi des professions créditées par le générique d’un film (du producteur au metteur en scène, en passant par le scénariste, la monteuse, le directeur de la photographie, l’éclairagiste, le régisseur, la costumière, le coiffeur, le truqueur, etc.). Leur statut français d’intermittents du spectacle, à même de résoudre les risques et incertitudes propres à leur métier, les affranchit des règles communes du marché du travail. De même, tout en promouvant l’exception culturelle en matière de libre-échange, l’État impose en France, depuis la loi Lang de 1981 sur le marché du livre, un prix unique, afin d’éviter que son réseau de distribution ne soit accaparé par de grandes chaînes. La presse écrite est de son côté subventionnée en matière de tarif postal, tandis que le Centre national du cinéma et de l’image animée finance par des avances sur recettes la production cinématographique, également bénéficiaire de placements défiscalisés.
Expliquer les pratiques culturelles par les structures sociales ?
29 Trois registres d’arguments permettent d’expliquer le lien entre classes sociales et pratiques culturelles. L’approche déductive part des classes sociales pour en déduire l’existence de cultures de classe : c’est le cas des classes de loisir [16][16]Veblen T., Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard,… , se distinguant par leurs consommations ostentatoires en matière culturelle, rendues possibles par leur seule oisiveté, elle-même permise par leur richesse.
30 La méthode inductive part au contraire des consommations culturelles pour retrouver partiellement les origines sociales de leurs pratiquants [10]. Ainsi, l’essor réel des pratiques numériques, de liseuses électroniques par exemple, n’empêche pas qu’entre 1997 et 2008 « un quart des Français n’ont fréquenté dans l’année aucun équipement culturel : ils ne sont allés ni au cinéma ni dans une bibliothèque, n’ont assisté à aucun spectacle vivant et n’ont visité aucun lieu d’exposition ou de patrimoine [...]. Ils lisent peu de livres, écoutent rarement de la musique, les trois quarts d’entre eux n’ont jamais utilisé l’Internet et leur mode de loisirs reste largement centré sur la télévision [17][17]Donnat O., Les pratiques culturelles des Français à l’ère… ». Même si ces proportions s’élèvent pour des spectacles de rue et malgré la bonne santé des festivals, sept Français interrogés sur dix n’ont jamais assisté jusqu’à présent à un concert de musique classique, plus de la moitié à une représentation théâtrale. Ainsi, si la consonance demeure fréquente entre culture légitime et appartenance aux classes dominantes d’une part, culture populaire et classes populaires d’autre part, Bernard Lahire a montré empiriquement la surreprésentation de pratiques culturelles dissonantes parmi les classes moyennes [4] : des fondus de musique baroque existent parmi les techniciens, tout comme une enseignante de lettres classiques peut écouter la station de radio NRJ.
31 Enfin, un troisième groupe d’enquêtes infirme l’existence d’un lien entre positions sociales (elles-mêmes très influencées par le niveau d’éducation, déterminé grandement par l’origine sociale) d’une part, pratiques culturelles d’autre part : soit l’association de ces dernières à des positions dans l’espace social ne se vérifie pas, soit tout simplement les personnes interrogées ne cherchent pas à se distinguer par des pratiques culturelles. Les nouveaux codes de légitimité ou de « bonne volonté » culturelles semblent unir l’éclectisme culturel avec le cumul de pratiques. R. Peterson soutient que les classes supérieures sont devenues plus enclines à des pratiques culturelles omnivores [11], d’autant plus que le passage de goûts « univores » à des goûts plus diversifiés accompagne généralement l’ascension sociale. D’après l’étude rétrospective d’Olivier Donnat sur seize années de pratiques culturelles des Français [18][18]Donnat O., Les Français face à la culture. De l’exclusion à… , les cadres et professions intellectuelles supérieures seraient les plus à même de conjuguer des pratiques légitimes, à apprécier le cinéma d’acteurs comme celui d’auteurs. Mais derrière ces omnivores, « ni très nombreux, ni socialement imprévisibles » (Annie Collovald et Érik Neveu, [2], p. 129), censés invalider la correspondance effectuée par La Distinction entre classes supérieures et légitimité culturelle, des inégalités puissantes perdurent. « Tout ce que vous voulez, mais pas du heavy metal ! » – selon l’expression de Bethany Bryson – est la seule limite à l’ouverture des catégories les plus diplômées, qui deviennent ainsi gardiennes de « la forme la plus accomplie de la disposition cultivée en matière musicale [19][19]Donnat O., « Goûts, pratiques culturelles et inégalités… ». Tirant profit de son omnivorité, le rock a ainsi pu connaître un triple mouvement de patrimonialisation (retour du vinyle, sorties récentes de coffrets vintage et d’autobiographies à succès de légendes, expositions…), de marchandisation (les concerts à tarif élevé compensant la chute des ventes de CD) et de normalisation (les chansons sont proportionnellement de moins en moins contestataires). Comme le rock, le genre musical le plus omnivore est la variété française et internationale. Au contraire, si l’écoute de la musique électronique ou les rave-parties sont surtout des pratiques de jeunes, le rap séduit surtout ceux d’origine populaire. L’hybridation culturelle des classes populaires est beaucoup plus limitée – et surtout segmentée selon le genre et l’âge – que pour les classes supérieures. Un effet de génération existe toutefois en matière de pratique de jeux vidéo : il est vraisemblable qu’un jeune pratiquant des années 1990 continuera plus tard cette activité. De même, « la sociabilité se trouve également au cœur de l’étude des pratiques de lecture des adolescents de 11-15 ans, plus généralement des loisirs culturels des 6-14 ans ou encore des cultures lycéennes » [12].
32 Au total, la culture est un concept suffisamment robuste pour être alternativement mobilisé comme variable explicative (notamment par Durkheim ou Weber, pour qui les croyances religieuses bouleversées par l’éthique protestante constituent un moteur culturel du changement social, insufflant l’esprit du capitalisme lors de la première révolution industrielle) ou expliquée de l’analyse sociologique. Aux fondements de cette seconde explication, les analyses marxistes font ainsi dépendre la superstructure idéologique et culturelle de la société de son soubassement matériel et économique constitué par l’infrastructure. Aussi n’est-il pas indifférent de prêter à La Distinction l’un ou l’autre de son double sens. Car celui de différenciation culturelle suppose une stratification sociale des goûts. Or, Pierre Bourdieu n’a pas choisi ce titre pour sous-entendre que tout le monde cherchait à se distinguer. Comme « Benveniste parlant du langage, “être distinctif, être significatif, c’est la même chose [...]. Exister [...], c’est différer, être différent” » [20][20]Bourdieu P., Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 24. . Sans doute Bourdieu préférait-il le second sens (davantage inspiré par Marx et par Weber) de domination par des pratiques culturelles distinguées. Assurant la légitimité des classes supérieures, plus masquées que les ressources économiques, ces dernières ont contribué à ériger et à maintenir des barrières entre les groupes sociaux, nonobstant une plus grande perméabilité qu’il y a trente-cinq ans, dont témoigne le succès de l’encyclopédie numérique participative Wikipédia.
Notes
- [1]
Descola P., Par-delà culture et nature, Paris, Gallimard, 2005
- [2]
Durkheim É., De la division du travail social, Paris, Alcan, 1895, p. 46.
- [3]
Elias N., La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1994 (1973), p. 14.
- [4]
Passeron J.-C., « Consommation et réception de la culture. La démocratisation des publics », in Donnat O., Tolila P. (dir.), Le (s) public (s) de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
- [5]
Heinich N., L’art contemporain exposé aux rejets, Paris, Jacqueline Chambon, 1998.
- [6]
Boullier D., La télévision telle qu’on la parle, Paris, L’Harmattan, 2003.
- [7]
Morin E., Sociologie, Paris, Fayard, 1984, p. 378.
- [8]
Les « Big Five » (MGM, Warner Bros, Twentieth Century Fox, Paramount, RKO) récoltaient dans les années 1920 les trois quarts des recettes mondiales de cinéma.
- [9]
Arendt H., La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972 [1961].
- [10]
Neveu É., « Les sciences sociales doivent-elles accumuler les capitaux ? », Revue française de science politique, vol. 63 n° 2, 2013, note 1, p. 340.
- [11]
Bourdieu P., « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 30, 1979.
- [12]
Moulin R., Le marché de la peinture en France, 1952-1965, Paris, L’Harmattan, 1999.
- [13]
Bourdieu P. (dir.), Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
- [14]
Becker H. S., Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2006.
- [15]
Becker H.S., Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2006.
- [16]
Veblen T., Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1979 (1899).
- [17]
Donnat O., Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2009.
- [18]
Donnat O., Les Français face à la culture. De l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994.
- [19]
Donnat O., « Goûts, pratiques culturelles et inégalités sociales : branchés et exclus », Sociologie et société, 36/1, 2004, pp. 87-103.
- [20]
Bourdieu P., Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 24.