Judith Butler, théoricienne du genre. Irène Jami. Dans Cahiers du Genre 2008/1 (n° 44), pages 205 à 228

so 1467378181235 SO | 2020-12-15 09:12

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Judith Butler en France : une étrange réception

1Les travaux de Judith Butler reçoivent actuellement en France un accueil et une reconnaissance tardifs (surtout si on compare avec leur impact partout ailleurs, où en particulier Gender Trouble (1990), celui de ses livres qui a le plus marqué la théorie féministe, est devenu un classique enseigné à l’université et où nombre de ses ouvrages sont depuis longtemps disponibles en édition de poche), précédés d’une réputation sulfureuse. Si cette réception doit être appréciée dans le contexte plus général d’une politique de traduction timorée — encore davantage s’agissant des travaux de théorie féministe — elle n’en pose pas moins des questions.

2La perplexité s’accroît lorsque l’on doit constater que, paradoxalement, la réception et la reconnaissance en France de la théoricienne féministe qu’est Judith Butler ne sont pas dues aux féministes, du moins pas aux féministes historiques, qui ne l’ont pas toujours lue et n’ont pas considéré la diffusion et la discussion de ses travaux comme prioritaires. Elles résultent plutôt de travaux d’universitaires, d’une part ceux impliqués dans la théorie queer (le Zoo, séminaire animé par Marie-Hélène Bourcier à la Sorbonne), d’autre part Éric Fassin, Michel Feher, Françoise Gaspard, Didier Éribon, et d’initiatives d’éditeurs indépendants comme Amsterdam ; et lorsque Judith Butler est venue en France, en 2005, à l’occasion de la parution de Trouble dans le genre, traduction de Gender Trouble, c’est à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, entourée de philosophes et d’intellectuels reconnus, mais pas pour leur contribution au féminisme, et en l’absence de toute féministe ‘historique’ à la tribune.

3Comment donc rendre compte de ce « trouble dans la réception » (Vidal 2006) ?

4D’abord, peut-être, par la place accordée dans la réflexion de Judith Butler au corps et à la sexualité : car en France, si l’on excepte les questions d’avortement et de contraception, et de violences faites aux femmes, ce ne sont pas les principaux enjeux qui mobilisent la réflexion et les recherches. Par le poids de ses références à la psychanalyse, ensuite ; or dans l’histoire de la théorie féministe en France, l’espace entre psychanalyse hétéronormative et psychanalyse essentialiste à la ‘Psych et Po’ n’est guère fréquenté, et la critique de cette hétéronormativité fait peu de place à la proposition. Ajoutons que Butler sollicite la french theory (Jacques Lacan, Jacques Derrida, Michel Foucault) [1][1]Voir notamment Lacan (1966), Derrida (1972), Foucault (1976). et le french feminism (Luce Irigaray, Julia Kristeva) [2][2]Voir Irigaray (1974, 1977), Kristeva (1974, 1977)., ce qui n’est pas pour plaire aux matérialistes que sont en majorité les féministes françaises (voir Delphy 2001) ; qu’elle est réputée être à l’origine de la théorie queer, dont on n’est pas toujours très sûr(e) qu’elle soit bien féministe. Et qu’enfin, pour ne rien arranger, ses livres ne sont pas d’une lecture facile.

5Pourquoi maintenant, alors ? Faut-il adopter l’explication d’Éric Fassin [3][3]« Trouble-genre », préface à Trouble dans le genre (2005)., selon laquelle Butler ne peut ‘prendre’ aujourd’hui en France que dans la mesure où, après celui sur la parité, les débats sur le pacs, le mariage homosexuel et l’homoparentalité ont mis à l’ordre du jour la question de la différence sexuelle ?

6Enfin cette réception, tardive, a lieu dans le désordre : Gender Trouble nous est parvenu « en différé » (l’expression est d’Éric Fassin, dans la préface de la traduction française), seize ans après sa première parution, alors que certaines des pistes qu’il trace nous étaient connues par d’autres biais, et que plusieurs ouvrages postérieurs de Judith Butler avaient déjà été traduits en français. Jusqu’à la parution de Trouble dans le Genre, en 2005, on disposait en français de Marché au sexe, un dialogue avec Gayle Rubin (2001), et d’Antigone. La parenté entre vie et mort (2003), traduits chez Epel, des traductions de La vie psychique du pouvoir (1997b), du Pouvoir des mots. Politique du performatif (1997a), et de Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 (2004), respectivement publiés en 2002, 2004 et 2005 par les Éditions Amsterdam et du recueil Humain, inhumain. Le travail critique des normes, également paru chez Amsterdam en 2005 ; auxquels il faut ajouter un article paru dans les Cahiers du Genre sur les genres en athlétisme (2000a), une traduction dans le numéro d’Actuel Marx sur les rapports sociaux de sexe paru en 2001, un article traduit dans Nouvelles questions féministes (2003b) et une contribution au recueil Antisémitisme : l’intolérable chantage paru aux éditions La Découverte (2003d), ainsi que des entretiens dans Vacarme et Mouvements (2003a et c). Depuis Trouble dans le Genre, sont parus en français : un entretien dans Travail, genre et sociétés (2006) ; Défaire le Genre traduction française de Undoing Gender (2004b) chez Amsterdam (2006) et Le récit de soi aux puf (2007). Amsterdam, Léo Scheer, Epel, La Découverte et les puf : la simple énumération dans l’ordre chronologique des noms des éditeurs — et celle des revues ! — publiant Judith Butler en français depuis quelques années en dit beaucoup sur le parcours qui a mené à sa reconnaissance.
C’est pourquoi, en France, Gender Trouble apparaît détaché de son contexte ; on connaît mal les débats dans lesquels il s’insère et ceux qu’il a suscités ; on ne peut que les extrapoler à partir de la lecture partielle des réponses de Judith Butler, mais on ne dispose en français ni de Bodies That Matter (1993), ni de Feminist Contentions, échange d’arguments avec d’autres féministes américaines comme Nancy Fraser ou Seyla Benhabib (Benhabib et al. 1995).

Gender Trouble

7Gender Trouble, paru en anglais pour la première fois en 1990, est le livre dans lequel Judith Butler — dont on ne connaît alors que deux articles sur Beauvoir (Butler 1986, 1987a) et Subjects of Desire (Butler 1987b) — expose sa conception du genre. Le trouble évoqué dans le titre est multiple. C’est celui que l’on ressent face à un individu dont il est difficile d’identifier le genre/le sexe — comme sur la photo de la couverture de l’édition américaine de 1999. Mais c’est aussi probablement celui qu’inspirait à Butler, ou encore celui qui traversait le féminisme américain des années 1980, salutairement chahuté par la critique black, chicana, lesbienne du sujet unique blanc, hétérosexuel et ressortissant à la classe moyenne de la seconde vague féministe apparue une vingtaine d’années plus tôt ; confiné dans ce qui est devenu l’impasse théorique de la distinction entre sexe ‘naturel’ et genre ‘socialement construit’ ; polarisé par le débat entre féminismes ‘de la domination’ (MacKinnon 1989) et ‘pro-sexe’ (Rubin 1984[2003] ; voir Fassin 2005). Et c’est, en conséquence, celui qu’elle entend y jeter en plaidant pour un engagement (en l’occurrence, féministe) fondé non sur une identité (à l’origine de cette préoccupation, son trouble de juive non sioniste, comme elle s’en est récemment expliquée dans l’entretien donné à Travail, genre et sociétés [Butler 2006]), mais sur une critique et une subversion des normes : soyons féministes, non parce que nous sommes des femmes, mais parce que nous contestons les fondements de cette catégorie qui nous enferme, et au titre de laquelle nous sont imposées des normes oppressantes. En faisant sauter le verrou de la ‘naturalité’ du sexe par rapport au genre. En abordant la sexualité dans d’autres termes que ceux de l’alternative domination/pro-sexe. À cet effet, Judith Butler propose dans Gender Trouble une critique généalogique, au sens foucaldien, du genre, afin de « démontrer que les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine formation du pouvoir » (p. 53 de l’édition française). Il s’agit de « chercher à comprendre les enjeux politiques qu’il y a à désigner ces catégories de l’identité comme si elles étaient leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus » (p. 53). Puisque le fondement des catégories de sexe, de genre, de désir n’est pas dans la nature, alors comment rendre compte de leurs origines ? Butler soumet à un examen critique les théories structuralistes, psychanalytiques et féministes qui entendent restituer la genèse de la matrice hétérosexuelle. Elle introduit dans le premier chapitre de Gender Trouble la notion de performativité, qu’elle approfondira quelques années plus tard dans Bodies That Matter, en précisant la différence entre performance (qui suppose l’existence préalable d’un sujet) et performativité (qui conteste la notion même de sujet), cette dernière inspirée de John Austin et de la lecture qu’en fait Jacques Derrida (Austin 1955 ; Derrida 1972 ; Butler 1993).

Cet obscur sujet du féminisme

8Dans les années 1970, la théorie féministe a cherché à identifier une ‘origine’, un ‘avant’ la domination patriarcale, qui aurait permis de caractériser le patriarcat comme historique et contingent, donc voué à disparaître un jour. Mais le projet féministe s’accommode mal de l’idée d’une nature antérieure à la loi, d’un corps antérieur au langage. Dans Les structures élémentaires de la parenté (1947), Claude Lévi-Strauss présuppose la naturalité de l’hétérosexualité, de la sexualité masculine comme sexualité active, s’interdisant dès lors toute explication. De la même façon, lorsque chez Lacan, les femmes sont obligées de se livrer à une mascarade (p. 131), que s’agit-il exactement de masquer ? Retournant à Simone de Beauvoir, Monique Wittig et Luce Irigaray, avec lesquelles le féminisme s’était interrogé sur l’identité de femme, Butler relit « On ne naît pas femme, on le devient » ; « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » ; « Ce sexe qui n’en est pas un » de façon aussi stimulante que déstabilisante, en se démarquant du « système sexe-genre » de Gayle Rubin (1975) : pour elle, point de ‘nature’ antérieure à la construction sociale du genre ; le sexe, comme le genre, est une catégorie construite par le discours ; en d’autres termes : le sexe, c’est aussi (ou déjà) du genre (c’est ce que disent aussi, au même moment, mais par le biais d’autres approches, la sociologue Christine Delphy : « C’est le genre qui produit le sexe » et l’historien Thomas Laqueur : il n’y a pas toujours eu deux sexes [Delphy 2001, « Introduction » ; Laqueur 1990/1992]), et le genre est une catégorie performative, c’est-à-dire qu’il est constitué d’actes qui imitent, recherchent la conformité à un original auquel le discours se réfère, mais qui n’existe pas. En 1929, dans son essai intitulé « Womanliness as Masquerade », Joan Riviere cherchait à « montrer que les femmes qui aspirent à la masculinité peuvent se parer du masque de la féminité pour prévenir l’angoisse et le châtiment qu’elles craignent de recevoir de la part des hommes » (citée par Butler 2005, p. 138). Mais « qu’est-ce qui est masqué par la mascarade ? ».

Le lecteur et la lectrice se demanderont à ce stade comment je définis la féminité et où je trace la frontière entre la vraie féminité et la « mascarade ». Or je ne voudrais en aucun cas laisser entendre qu’une telle différence existe ; ce n’est, à tous les niveaux, qu’une seule et même chose, prévient Joan Riviere.
(id., p. 140)

 

Fonder une psychanalyse non hétéronormative et non essentialiste

9Butler propose « une lecture non hétérocentrée de la psychanalyse » (Bourcier 2001) et non essentialiste. Elle se réfère dans Gender Trouble à deux œuvres de Freud pour définir les identités de genre comme mélancoliques. Dans l’article « Deuil et mélancolie » de 1917, Freud distingue le deuil, réaction à une perte véritable, habituellement celle d’un être cher, et la mélancolie. Le/la mélancolique ne sait pas toujours ce qu’il ou elle a perdu, et n’est même pas sûr(e) d’avoir perdu quelque chose. Selon Freud, sa réaction consiste à intégrer l’objet perdu dans le moi, en s’identifiant à lui. L’identification, concept central dans la théorie de Freud concernant la structuration du sujet et de ses différentes instances (moi, surmoi et ça), est le processus psychique qui pallie une perte. Dans Le moi et le ça, paru en 1923, Freud décrit l’ensemble de la formation du moi comme une structure mélancolique. Au début, l’enfant désire l’un ou l’autre de ses parents, mais le tabou de l’inceste l’oblige à renoncer à ce désir. Le moi incorpore l’objet perdu et le conserve par identification. Le moi est donc le dépositaire de tous les désirs auxquels il a fallu renoncer. En fonction de « prédispositions primaires », l’enfant procède à l’identification avec le parent de l’un ou l’autre sexe. Mais pour Butler, les « prédispositions primaires » (le désir inné de l’enfant pour une personne du même sexe ou du sexe opposé) ne sont pas innées et ne sont donc pas les causes, mais résultent de l’identification au parent du même sexe/du sexe opposé. En d’autres termes, ce n’est pas le désir qui est déterminant/premier. Le tabou de l’homosexualité précède le tabou de l’inceste. Les identités de sexe et de genre sont formées en réponse à des prohibitions. Si la mélancolie est la réponse à une perte, dont l’objet est réel ou imaginaire, et si l’identité de genre hétérosexuelle est formée sur la base de la perte initiale de l’objet de désir du même sexe, alors l’identité de genre hétérosexuelle est mélancolique.

Si les prédispositions masculines et féminines résultent de l’intériorisation effective de ce tabou, et si la réponse mélancolique à la perte de l’objet de même sexe est d’incorporer et, même, de devenir cet objet à travers la construction de l’idéal du moi, alors l’identité de genre apparaît avant tout comme intériorisation d’une prohibition qui s’avère formatrice de l’identité. Plus encore, cette identité est construite et maintenue par l’application de ce tabou, non seulement dans la stylisation du corps en accord avec les deux catégories de sexe, mais aussi dans la production et la « prédisposition » du désir sexuel […]. Les prédispositions ne sont pas les faits sexuels primaires de la psyché, mais les effets secondaires produits par une loi imposée par la culture et par les actes complices et transformateurs de l’idéal du moi.
(Butler 2005 [1990], p. 156)
La notion d’incorporation est une composante majeure de l’argumentation de Butler sur le sexe, le genre et le corps : on est ce qu’on a désiré (et que l’on n’a plus le droit de désirer). Toutes les identités de genre stables sont mélancoliques. Comme le genre, le corps cèle sa généalogie et se présente comme un ‘fait naturel’ ou une donnée. En disant que le désir refoulé est ‘enchâssé’ dans le corps, Butler suggère que le corps est l’effet, et non la cause, du désir.

 

Une politique féministe du corps

10Les théories structuralistes et psychanalytiques que Butler analyse postulent l’universalité, la stabilité et le caractère inné du sexe et du genre ; elle considère le sexe et le genre comme résultant du discours et de la loi, dont elle souligne, à la fin du second chapitre, la pluralité. Il n’y a pas d’identités sexuées et genrées innées, ‘naturelles’, antérieures à la prohibition : la loi produit les identités et les désirs inadmissibles qu’elle réprime. Dans l’Histoire de la sexualité, on voit que le xixe siècle a non pas imposé le silence en matière de sexualité mais vu se multiplier les discours sur le sexe dans les domaines d’exercice du pouvoir, et Foucault, à l’encontre de l’idée largement admise qu’au xixe siècle la loi aurait réprimé la sexualité, suggère qu’elle a plutôt produit la sexualité (Foucault 1976). Ces discours ont donc simultanément produit et contrôlé la sexualité. De la même façon, Butler pense que la loi qui interdit les unions homosexuelles et incestueuses, dans le même temps les invente et les suscite (cf. aussi Butler 1997a). L’hétérosexualité a ainsi besoin de l’homosexualité pour se définir et maintenir sa stabilité.

11Que le corps sexué ne soit pas le produit de la nature, ne préexiste pas au discours, est également ce qui fonde la critique adressée à Julia Kristeva. Comme Monique Wittig, Butler considère que la morphologie, la forme du corps, procèdent de la matrice hétérosexuelle. Mais elle quitte le cadre de l’analyse matérialiste pour adopter une grille discursive et textuelle. Le sexe, de même que le genre, est un effet, une catégorie discursive, qui impose une unité artificielle à un ensemble d’attributs ne présentant a priori aucune cohérence. La perception et le corps sont constitués par le discours à travers l’exclusion et le tabou. La critique féministe des sciences a tiré beaucoup d’inspiration de l’étude des individus (hermaphrodites, transsexuel(le)s) qui ne rentrent pas dans les catégories pour ‘déconstruire’, c’est-à-dire pour montrer le caractère discursif, artificiel et contestable de ces catégories présentées par la science comme ‘naturelles’, et ouvrir la voie de leur subversion. Le cas d’Herculine Barbin, décrit par Foucault (1978), permet à Butler d’introduire la discussion sur la description biologique de la différence sexuelle. La construction du sexe biologique résulte de l’‘empilement’ de plusieurs niveaux. Mais il y a toujours une minorité significative qui n’entre pas dans les catégories :

12

[…] 10 % au moins de la population porte des variations chromosomiques qui n’entrent pas parfaitement dans les catégories de femelles xx et de mâles xy.
(Butler 2005 [1990], p. 217-218)

 

13Il faut donc admettre que les binarités sexe/genre ne sont pas adaptées à la description et à la catégorisation des corps indéterminés. L’analyse discursive de la biologie cellulaire développée par Anne Fausto-Sterling (1985) et Evelyn Fox Keller (1985), montre que la science elle-même est déterminée par la matrice hétérosexuelle (Schiebinger 1993).

14Butler définit le genre comme « un ensemble d’actes répétés, dans les limites d’un cadre régulateur extrêmement rigide ». Elle se réfère au Foucault de Surveiller et punir (1975) quant à la formation des subjectivités par des régimes discursifs disciplinaires : les discours médicaux et psychologiques ont construit l’identité sexuelle comme la représentation naturelle du sexe biologique, les signes secondaires et les pratiques de l’identité sexuelle comme partie intégrante de l’identité de genre ; ces codes de signification sont autant de répétitions et de citations de la loi hétérosexuelle dans un contexte donné de pouvoir. La performance de genre est donc « la technologie grâce à laquelle toutes les positions de genre (hétérosexuelle comme homosexuelle) sont produites » (Beatriz Preciado, citée dans Bourcier 2001).

15John Austin a distingué les actes de langage constatatifs (qui décrivent une situation donnée et peuvent donc être vérifiés dans la réalité) et performatifs (qui produisent l’événement auquel ils se réfèrent, et sont donc susceptibles non pas de vérification, mais de réussite ou d’échec) (Austin 1955 ; plus longuement utilisé et discuté dans Butler 1997a). Les performatifs sont des formes de parole d’autorité où le pouvoir opère à travers le discours (ainsi : « Je vous déclare mari et femme »). Mais qu’est-ce qui permet la réussite d’un énoncé performatif ? Comment peut-il échouer à produire ce qu’il nomme — que se passe-t-il, par exemple, lorsqu’une drag queen (personne biologiquement définie comme masculine qui joue, qui réalise la performance de la féminité) énonce ce qui est en apparence un constatatif : « Je suis une femme » ? Derrida se demande si un énoncé performatif peut réussir lorsque sa formulation n’est pas la répétition d’un énoncé ‘codé’ et itérable. L’efficacité de l’énoncé performatif tient à ce que celui-ci fait écho à des actions antérieures ; elle s’acquiert à travers la répétition. L’expression « C’est une fille ! » ou « C’est un garçon ! », prononcée à la naissance — ou à l’échographie, par exemple — peut être considérée comme un performatif initiatique : une invocation ou une citation ritualisée, une convention de genre, qui inaugure un processus de ‘gendérisation’ en référence à des idéaux hétérosexuels régulateurs (et impossibles à incarner) de la féminité ou de la masculinité.
Si les identités de genre sont construites et constituées par le langage, cela signifie qu’il n’y a pas d’identités de genre qui précèdent le langage. Ce sont le langage et le discours qui ‘font’ le genre. Les actes de genre ne sont pas ‘performés’ par le sujet, mais ils constituent de façon performative un sujet qui est l’effet, plutôt que la cause, du discours. Puisqu’il n’y a pas de corporalité antérieure à son inscription culturelle, le sexe, comme le genre, peut être réinscrit, de façon performative, de façon à accentuer sa facticité (son caractère construit). On peut semer le trouble en ‘jouant’ (to act) le genre de façon à attirer l’attention sur le caractère construit des identités hétérosexuelles qui se présentent comme ‘essentielles’ et ‘naturelles’. Le genre est toujours une forme de parodie, mais certaines performances du genre comme le drag sont plus parodiques que d’autres dans la mesure où elles révèlent implicitement la structure d’imitation et le caractère contingent du genre. Ces réinscriptions, ou re-citations, comme Butler les appellera dans Bodies That Matter, constituent la « capacité d’agir » (agency) du sujet dans les limites de la loi, en d’autres termes, la possibilité de subvertir la loi à des fins politiques radicales. Butler étudie l’exemple de la drag queen en reprenant le concept de female impersonation d’Esther Newton (1972) et son interprétation de la performance, du drag et du travesti : la performance théâtrale du travestissement est subversive dans la mesure où elle dénaturalise le lien normatif entre sexe et genre et laisse voir les mécanismes culturels qui produisent la cohérence de l’identité hétérosexuelle. Mais la parodie n’est pas toujours subversive : certaines, à l’image de Tootsie, du personnage de Jack Lemmon dans Certains l’aiment chaud ou de Mrs Doubtfire, ne font que réaffirmer les structures hétérosexuelles de pouvoir, les distinctions existantes entre ‘mâle’ et ‘femelle’, ‘masculin’ et ‘féminin’, ‘straight’ et ‘gay’.

Usages féministes de Gender Trouble

16Gender Trouble a eu un impact considérable dans nombre de domaines théoriques : théorie féministe, études cinématographiques, sociologie, philosophie, sciences politiques — sans parler de la théorie queer. Il a valu à son auteure l’adulation disproportionnée d’un véritable fan club, mais aussi l’expression d’une violente hostilité. Le succès inattendu, bientôt international, et la postérité de cette œuvre de jeunesse a priori destinée, de l’aveu de son auteure, à n’être lue que par quelques centaines de personnes dans des cercles proches, ne peut se comprendre indépendamment du contexte politique et du débat intellectuel du début des années 1990 aux États-Unis.

17Gender Trouble associe à la démarche généalogique et antinaturaliste l’introduction de la notion de performativité du genre ; théorise l’identité comme dialectique, en construction permanente ; présente les identités homosexuelle et hétérosexuelle comme instables, et désigne la parodie, exemplifiée dans le drag queen, comme mode de subversion. À ce titre, il a constitué une précieuse boîte à outils pour la théorie queer naissante [4][4]La théorie queer s’est développée depuis le début des années…. Butler est aujourd’hui considérée comme l’une des inspiratrices de la théorie queer, ce qu’elle assume. Mais elle s’est clairement désolidarisée de toute acception antiféministe de la théorie queer :

18

[…] Je suis très opposée à ceux de ses représentants qui voudraient radicalement séparer l’analyse de la sexualité de celle du genre. […] Je crois que [combattre Catharine MacKinnon] du point de vue d’une théorie queer entièrement dissociée du féminisme constituerait une erreur de taille.
(Butler 2005a, p. 14)

 

19Les études postcoloniales qui se développent alors trouvent des sources d’inspiration communes avec l’approche ‘performative’ du genre.

20La réception de Gender Trouble et les débats qu’il suscite s’inscrivent, enfin, dans la querelle du postmodernisme.
Judith Butler a donc passé les années qui ont suivi la sortie de Gender Trouble, ‘starisée’, à se positionner par rapport aux interprétations, aux réactions et aux débats suscités par Gender Trouble, dans un dialogue permanent avec son propre texte et avec ses lecteurs et lectrices. Ce travail a des prolongements dans ses travaux ultérieurs. Il a dans un premier temps débouché sur la publication de Bodies That Matter (1993). On le retrouve dans Le pouvoir des mots, dans plusieurs des entretiens rassemblés dans Humain, inhumain (notamment « Le genre comme performance », entretien réalisé par Peter Osborne et Lynne Segal en 1994 et « Changer de sujet : la resignification radicale » [2004]), ainsi que dans Défaire le genre, qui rassemble une dizaine d’articles précédés d’une introduction, dont certains reviennent sur le contexte intellectuel dans lequel Gender Trouble a été écrit et accueilli, mais aussi dans Feminist Contentions où Judith Butler débat avec d’autres féministes (Benhabib et al. 1995). La notoriété acquise avec Gender Trouble amplifiait la portée de ses prises de position.

Déconstruire la catégorie ‘femmes’, est-ce priver le féminisme de sujet ?

21Parmi les critiques adressées à Gender Trouble, certaines dénoncent les conséquences, pour la politique féministe, de l’effacement du sujet qui résulte de la définition du genre comme performatif. Comme par hasard, au moment où les femmes sont en train de conquérir de haute lutte des moyens d’action encore précaires, voilà que des universitaires confortablement installées dans leurs salles de séminaires leur dénient la qualité de sujet ; or comment agir sans sujet ? Seyla Benhabib considère que cela revient à priver le féminisme de ses fondements.

22Nancy Fraser discute aussi la déconstruction butlérienne du sujet : pour se libérer, les femmes devraient se libérer de leur identité. Mais la formation du sujet est-elle forcément oppressive (Benhabib et al. 1995, p. 68) ? Dans sa réponse, Butler insiste à nouveau sur la formation du sujet à travers la violence : les sujets qui parlent viennent à l’existence par le biais de l’exclusion et de la répression (id., p. 139). Déconstruire le sujet, ce n’est pas le détruire, mais enquêter sur les processus de sa construction, tout en s’interrogeant sur les conséquences politiques du fait que le sujet est un prérequis à la théorie (id., p. 36).
Butler admet maintenant que la catégorie ‘femme’ peut être utile stratégiquement et, dans ce cas, on ne saurait s’en priver. Reste que la reconnaissance identitaire ne saurait être le but de la politique (Butler 2005, p. 112).

Genre, sexualité, race : des identités construites

23L’un des apports majeurs de Gender Trouble est de justifier en théorie que les mouvements sociaux n’ont rien à gagner à être fondés sur l’identité, et en particulier que le féminisme peut, doit se fonder non sur l’identité de ‘femme’ mais sur des enjeux qui lui permettent des alliances avec d’autres sources de critique et de subversion des normes, d’autres revendications de justice et de reconnaissance.

24Car l’hétérosexualité normative n’est pas le seul régime régulateur à l’œuvre dans la production du corps.

25La description de la performativité par Butler n’est pas sans évoquer celle de la « mimicry » par Homi Bhabha (1984), qui s’intéresse à la signification de l’imitation dans le contexte colonial : « l’une des stratégies les plus insaisissables et les plus efficaces du savoir et du pouvoir coloniaux ».

26Le rôle d’intermédiaire entre colonisateurs et colonisés est tenu par des hommes imitateurs — enseignants, militaires, administrateurs. Les imitateurs sont obligés d’imiter une image qu’ils ne peuvent vraiment incarner ; l’imitation échoue : le décalage entre identité et différence met en question l’autorité ‘normalisante’ du discours colonial (voir McClintock 1995). Comme chez Butler pour le genre, l’identité est instable et l’imitation joue un rôle important dans sa construction.

27Dans Bodies That Matter, Butler se demande comment ce qu’elle dit du genre dans Gender Trouble peut s’appliquer à la race. Comme le sexe et le genre, la race n’est pas naturelle, mais construite en réponse à l’interpellation par le discours et la loi. Dans la production de hiérarchies, de pouvoir, de normes, impératifs raciaux et hétérosexuels fonctionnent conjointement et en étroite imbrication. Butler utilise Paris is Burning, un film de Jennie Livingstone sur les drag balls de Harlem, fréquentés par des ‘hommes’ afro-américains ou latinos, et le roman de Nella Larsen (1929), Passing : de même que l’hétérosexualité a besoin de l’homosexualité pour constituer sa cohérence, la ‘blancheur’ a besoin de la ‘noirceur’ pour affirmer ses limites raciales. Dans Passing, hétérosexualité et blancheur sont déstabilisées en même temps.
La priorité théorique à l’homosexualité et au genre doit donc laisser place à une cartographie plus complexe du pouvoir qui place l’un et l’autre termes dans leur contexte racial et politique (Butler 1993, p. 240). Le concept de vulnérabilité, développé dans les travaux plus récents de Judith Butler, peut participer d’une communauté minimale entre sujets de la lutte contre les discriminations sociales, raciales, sexistes, homophobes.

De l’importante matérialité des corps

28On a reproché à Judith Butler de juxtaposer les références à différents cadres théoriques difficilement compatibles : comment peut-on, dans le même ouvrage, se référer à la psychanalyse pour dire — contre cette dernière — que le tabou de l’homosexualité précède celui de l’inceste puis, se tournant vers Foucault, expliquer que c’est la loi hétérosexuelle qui a produit l’homosexualité ?

29Son usage de la théorie freudienne est discuté (Prosser 1998) : dans Gender Trouble et dans Bodies That Matter, elle s’appuie sur Freud pour affirmer que le corps est un effet psychique et la projection de l’ego. Or, dans Le moi et le ça Freud affirme que l’ego est un effet corporel en disant que l’ego est une projection mentale de la surface du corps qui est dérivée de sensations corporelles. De même qu’on ne saurait théoriser la souffrance ou l’oppression économique sans recourir au matérialisme, on ne peut renier l’‘expérience’ comme la base des identités genrées et sexuées.

30Mais beaucoup des critiques adressées à Gender Trouble portent sur l’incontournable matérialité des corps : affirmer que le sexe n’est, pas moins que le genre, une construction discursive, c’est passer trop rapidement sur le fait que la majorité des personnes naissent avec des organes génitaux masculins ou féminins (Lovell 1996 ; Hull 1997 ; Moi 1999).

31Cette discussion aussi nourrit la réflexion livrée dans Bodies That Matter (dont le titre, comme celui de Gender Trouble, joue sur les mots : les corps qui importent/ qui sont matériels). Butler répond : non, elle ne nie pas la réalité de l’expérience — comment le pourrait-elle, alors qu’elle est engagée dans le mouvement des droits des homosexuels et que la communauté homosexuelle est atteinte de plein fouet par l’épidémie de sida ? Si elle se préoccupe tant de la violence excluante, c’est bien parce qu’elle génère une souffrance ressentie corporellement. Non, le genre n’est pas une tenue que l’on sort chaque matin de son placard pour la revêtir et que l’on serait libre de choisir, à tout moment, en fonction de son humeur. Mais, si Butler ne conteste pas l’‘existence’ de la matière, elle souligne que celle-ci dépend d’un discours qui est toujours constitutif, interpellatif, performatif. Le langage à la fois est et se réfère à ce qui est matériel, et ce qui est matériel n’échappe jamais complètement au processus par lequel il est signifié (Butler 1993, p. 68). C’est un effet et non une cause. Les identités sexuées sont constituées à travers le rejet violent d’identités susceptibles de menacer la stabilité et la cohérence de la matrice hétérosexuelle (au sens où, dans Pouvoirs de l’horreur [1980], Julia Kristeva dit que les être sociaux sont constitués en tant que tels par la force de l’exclusion, et définit comme abject tout ce que le sujet cherche à effacer pour devenir un sujet social. Mais l’abject est aussi le symptôme de l’échec de cette prétention). La démarche de Butler s’apparente à la déconstruction, c’est-à-dire à la reconnaissance et à l’analyse des processus d’exclusion, d’effacement, de ‘forclusion’ (foreclosure) et de réduction à l’abjection à l’œuvre dans la construction discursive du sujet.
Lorsque l’on déclare : « C’est une fille ! », on énonce une interpellation fondatrice, qui pose des frontières, des limites, inculque une norme, constitue le sujet. Mais Butler pense que l’interpellation échoue parfois à ‘normer’ ce qu’elle nomme et qu’il est possible pour les sujets de répondre à la loi de façons qui la rendent inefficace (Gayatri Chakravorty Spivak parle d’ « enabling violation »). L’anatomie est discours ou signification et non destin, ce qui signifie que le corps peut être re-signifié de façons qui contestent, au lieu de la confirmer, l’hégémonie hétérosexuelle (imaginons qu’à l’échographie ou à la naissance on dise, non pas « C’est une fille ! », mais « C’est une lesbienne ! »).

Le langage, la parodie, ont-ils le pouvoir de subvertir l’ordre social ?

32En 1999, la revue académique (de droite) Philosophy and Literature a décerné à Judith Butler le « prix de la plus mauvaise écriture ». La difficulté de cette écriture n’aurait-elle pas pour seule fonction de masquer le vide de la pensée ? À gauche, Martha Nussbaum (1999) y voit une écriture élitiste, allusive et autoritaire. Elle accuse Butler d’avoir, comme d’autres universitaires américaines, succombé à l’idée « extrêmement française » que parler de façon séditieuse constitue une action politique significative, ce qui les mène à rejeter la matérialité au profit d’une politique verbale et symbolique qui n’est guère en rapport avec « la véritable situation des véritables femmes ». Croire que le langage est l’équivalent de l’action politique, dit-elle, débouche sur le quiétisme politique et la collaboration avec le mal. Dans une réponse à Nussbaum, Spivak rappelle que les femmes affamées et illettrées, elles aussi, sont impliquées dans des pratiques de genre performatives.

33Butler, de son côté, s’est justifiée en invoquant le rôle de la langue dans la déstabilisation de la norme (formuler la critique sociale dans une langue exigeante est une façon d’interroger les présupposés tacites du ‘sens commun’ en suscitant un regard neuf sur un monde familier) et en se demandant dans quelle mesure cette critique ne cachait pas une forme d’anti-intellectualisme. Elle assume son style comme une stratégie politique consciente : une écriture dialectique, active, performative, et non comme une manifestation d’arrogance [5][5]Dans les écrits postérieurs à Gender Trouble et à Bodies That….
Le Pouvoir des mots approfondit cette question de la capacité d’agir du langage. Il faut refuser d’instaurer une politique du langage, de confier à l’État le soin de policer le langage, de définir les limites de ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas. Car le langage est ambivalent. La censure produit le discours injurieux ; inversement, les discours de haine — racistes, sexistes, homophobes — peuvent blesser les personnes auxquelles ils sont adressés, mais — comme en témoigne la réappropriation des mots black ou queer — ils peuvent aussi être retournés et ouvrir l’espace d’une lutte politique et d’une subversion des identités assignées.

La question des normes

34Butler suggère que le brouillage des identités de genre et de sexe par la parodie, à l’exemple des drag queen, peut contribuer à la subversion de normes oppressantes. Mais dans quelle mesure le travestissement, la parodie, l’ambivalence sont-ils, en eux-mêmes, subversifs ? Les travaux d’historien(ne)s suggèrent plutôt que le travestissement, le renversement des normes dans des occasions comme le carnaval sont compatibles avec l’ordre social existant, voire lui servent de ‘soupape’. (Bakhtine 1985 ; Steinberg 2001). Pour reprendre les termes d’Anne McClintock, à propos d’Irigaray et de Bhabha et en se référant au livre de Marjorie Garber (1992), Vested Interests :

35

Si l’ambivalence est partout, en quel point devient-elle subversive ? […] L’ambivalence est sans doute une dimension essentielle de la subversion, mais ce n’est certainement pas la cause suffisante de l’échec du colonialisme […]. Les travesti-e-s mettent en question les catégories binaires de « masculin » et « féminin » et constituent en cela la figure de ce qui dérange. […] Mais que le cross dressing perturbe les identités sociales stables ne garantit pas qu’il subvertisse le pouvoir de race, de classe ou de genre […]. La perturbation des normes sociales n’est pas toujours subversive […]. La mise en scène du désordre symbolique par les privilégié-e-s peut purement et simplement circonvenir les défis adressés à l’ordre par ceux et celles qui ne possèdent pas le pouvoir de mettre en scène l’ambiguïté avec une liberté et une autorité comparables.
(McClintock 1995)

 

36Cela pose aussi la question de ce que l’on recherche lorsqu’on appelle à subvertir les normes : le féminisme, et tous les projets de transformation sociale, peuvent-ils s’accommoder de l’absence ou du flou des normes ? Le dialogue avec Nancy Fraser, dans Feminist Contentions, porte aussi sur la nécessité de critères de légitimation des possibles :

37

Nancy et d’autres théoriciens très influencés par l’école de Habermas s’inquiètent de ce que mon intérêt constant pour la production d’autres possibles ne me pousse pas à dire quels sont ceux de ces possibles qu’il serait bien ou mal de poursuivre ; ils regrettent que je ne dispose pas d’un ensemble consistant de normes qui me permette de dire lesquels de ces possibles devraient être actualisés.

 

38Or, Butler choisit de s’en abstenir car :

39

Dans notre effort pour être normatif, nous mettons en œuvre une violence et une exclusion dont nous n’avons pas à rendre compte, ce qui de mon point de vue constitue une contradiction majeure.
(Butler 2005a, p. 142-143)

 

40Dans la préface à la nouvelle édition de Gender Trouble en 1999, elle écrit qu’elle a révisé ses théories à la lumière de son engagement politique, et notamment que son travail au sein de l’International Gay and Lesbian Human Rights Commission, dont elle a assuré la présidence de 1994 à 1997, l’a obligée à repenser la signification du terme ‘universalité’, qu’elle avait radicalement critiqué.

41

[…] Je suis arrivée à voir comment le fait de se réclamer de l’universalité […] pouvait avoir une efficacité performative faisant advenir une réalité qui n’existait pas encore et offrant la possibilité de faire converger des horizons culturels qui ne s’étaient encore jamais croisés. C’est ainsi que j’en suis venue à redéfinir ma conception de l’universalité, cette fois, comme un travail de construction culturelle tourné vers l’avenir.
(Butler 2005 [1990])

 

42

Il faut réussir à comprendre, à travers des actes culturels très complexes, de traduction, de contact […], ce que pourrait être une universalité qui ne serait pas impérialiste.
L’universalité est toujours culturellement spécifique.
(Butler 2006)

 

43Ce qui inspire son incitation à la prudence quant à la signification du voile, de la burqa portés par des femmes musulmanes :

44

[L’anthropologue Lila Abu-Lughod a essayé de démontrer que] la burqa signifie un grand nombre de choses différentes. La burqa manifeste qu’une femme est modeste, qu’elle est toujours liée à sa famille, qu’elle n’a pas été exploitée par la culture populaire, qu’elle est fière de sa famille et de sa communauté. Elle est le signe de modes d’appartenance à un réseau de personnes. La perte de la burqa s’accompagne de la perte de ces liens de parenté, ce qui ne doit pas être sous-estimé […]. Très souvent, [l’occidentalisation] bafoue des pratiques culturelles importantes que nous n’avons pas la patience d’apprendre à connaître.
(Butler 2005a, p. 79-81)
Probablement à la faveur des deuils qui ont frappé la communauté gaie, de l’engagement militant, mais aussi de l’arrivée à la présidence de Bush et des événements qui ont suivi le 11 septembre 2001, la direction de la critique des normes chez Butler semble s’être déplacée, comme si la subversion cédait le pas à la nécessité de protéger ceux qui sont exclus, ceux qui sont définis comme ‘inhumains’ par la norme : comme le dit joliment Stéphane Haber, « la drag queen cède la place au militant » (Haber 2006), le projecteur se déplace de la construction culturelle à ses traductions sociales et politiques. Butler a contesté les accusations d’antisémitisme opposées à ceux qui revendiquent le droit de critiquer la politique menée par l’État d’Israël (Butler 2003b). Elle s’est intéressée à la façon dont les normes orientent la perception américaine de la guerre en Irak : déshumanisation de ceux à qui l’on inflige des violences ; contenu et impact normatif des termes du deuil — vies qui valent la peine/ne valent pas la peine d’être pleurées ; nécrologie comme forme de production de la nation (Butler 2003d, 2004, 2005a).
Avec Gender Trouble, Butler a contribué (mais elle n’est ni la première, ni la seule) à sortir la réflexion féministe de l’opposition entre le sexe — rapporté à la nature — et le genre — rapporté à la socialisation. Elle permet de penser le féminisme non naturaliste sans faire l’impasse sur les enjeux de la sexualité et de la psychanalyse : le féminisme peut, sans se renier, faire place au désir et au psychisme lors même qu’ils ne sont pas politiquement corrects. En posant à la fois l’instabilité des identités — en particulier sexuelles — et le fait que l’identité n’est pas un préalable à l’existence politique, cette approche multiplie les possibilités d’existence (de capacité d’agir) et les domaines de pertinence du féminisme.

 

Notes

  • [1]
    Voir notamment Lacan (1966), Derrida (1972), Foucault (1976).
  • [2]
    Voir Irigaray (1974, 1977), Kristeva (1974, 1977).
  • [3]
    « Trouble-genre », préface à Trouble dans le genre (2005).
  • [4]
    La théorie queer s’est développée depuis le début des années 1990 à la suite des travaux de Teresa de Lauretis : une réflexion féministe sur la déconstruction du sujet pour dénaturaliser, brouiller l’évidence des identités sexuelles, proposer « une nouvelle lecture des différences et des identités sexuelles, désormais comprises à travers les effets de la performance du genre et de ses apparences. » (Beatriz Preciado, intervention en juin 1999 à Beaubourg, citée dans Bourcier [2001, p. 195]). Voir Lauretis (1987). Le terme queer, qui signifie en anglais : ‘louche, bizarre’, a d’abord désigné de façon péjorative les gays de New York. Par la suite, ils ont retourné le contenu infamant de l’insulte en la revendiquant, en l’utilisant pour s’autodésigner.
  • [5]
    Dans les écrits postérieurs à Gender Trouble et à Bodies That Matter, elle semble pourtant avoir fait le choix d’une écriture plus accessible.