Jeffrey C. Alexander // Traumatismes culturels // Performance // Performative turn

so 1467378181235 SO | 2021-02-06 09:52

L’article retrace l’évolution de l’oeuvre théorique de Jeffrey C. Alexander depuis l’apparition du strong program dans la sociologie culturelle à la fin des années 1990 jusqu’à sa transformation en cultural pragmatics aujourd’hui. L’analyse propose d’abord de voir comment Alexander promeut l’autonomie du sens et de la culture; entre autres à travers le concept de texte et une certaine reprise des traditions sémantique et sémiotique en sociologie. À ce propos, l’influence de Durkheim est plusieurs fois soulignée. On cherche ensuite à montrer comment le tournant performatif renforce le programme fort en venant le redoubler d’une nouvelle théorie de l’action. Les sociétés contemporaines sont ritual-like selon Alexander, elles ne sont plus exactement fusionnelles sans pour autant être insignifiantes ou complètement rationalisées. Dans un tel contexte, les acteurs sociaux n’ont d’autre choix que de chercher à reconnecter les éléments de leurs performances : auditoire, fond culturel, mise en scène, moyen symbolique, etc. Enfin, l’article se tourne vers quelques exemples plus concrets illustrant cette logique; les performances des mouvements sociaux à l’intérieur d’une société civile binaire, d’une part, la question des traumatismes culturels, de l’autre. Ces études tendent à démontrer que le modèle théorique de Jeffrey C. Alexander allie le culturel et le politique sans pour autant être exactement capable de franchir le seuil d’une théorie critique.

 

Le projet intellectuel de Jeffrey C. Alexander est non seulement ambitieux et boulimique, mais constamment à l'affût de nouvelles idées. C'est ainsi qu'au tournant du millénaire il s'est surtout attaché au performative turnchez des auteurs comme Victor Turner et Richard Schechner, par exemple, eux-mêmes inspirés par les travaux liminaires de Kenneth Burke, Clifford Geertz et Erving Goffman.

 

LA PERFORMANCE : DEFINITION

 

Pour aller à l'essentiel, le développement du concept de performance permet d'insister sur au moins trois points:

la théâtralité du social,

l'idée qu'une performance est elle-même un texte qui « walks and talks» et

la centrante presque absolue de l'action symbolique ou symboliquement médiée.

 

Ces points ont en commun de créer une constellation concrète ou, du moins, assez près de l'agir humain et de sa créativité. Et c'est ce qui intéresse fondamentalement Alexander. Chez lui, cela va prendre le nom de cultural pragmatics; ce qui est non sans résonance, par ailleurs, avec un certain contexte américain marqué de cette influence pragmatiste. Simple effet de contexte alors? Il s'agit encore une fois d'insister davantage sur la portée théorique d'un tel déplacement. La tâche est celle de penser à nouveaux frais les diverses manières par lesquelles s'unissent action et représentation, sens et causalité, objectivité et subjectivité. L'effort, autrement dit, consiste à transcender les fausses oppositions (structures culturelles et praxis des acteurs, par exemple) et à construire sur certaines «confluences»; celles de l'herméneutique, du poststructuralisme et du pragmatisme, entre autres. Le strong program et la structural hermeneutics ne sont pas, du coup, exactement abandonnés, mais pris dans la tentative à la fois de les dépasser et de les renouveler.

 

Au cœur de cette entreprise de la cultural pragmatics se trouve cette même question de l'autonomie de la culture. Dans un geste dont l'origine durkheimienne se reconnaît aisément, Alexander s'interroge sur la dimen-sion proprement ritualiste et symbolique du social, c'est-à-dire à quel point le rituel est central dans des phénomènes comme la communication, la croyance et la compréhension mutuelle.

 

De fait, toute société tient sur le rituel en sorte que, sans lui, il serait même impossible de parler de société.

 

Il y a donc une certaine permanence de cette dimension ritualiste du social — à travers les performances qu'il donne à voir, justement —, ce qui ne signifie pas par contre que cette dimension soit d'un seul bloc, d'une seule facture. Il y a même évolution, bouleversement en cela aussi que ce qui est recherché est une «théorie du changement historique» ou, comme il est encore dit, une «macro-sociologie de la modernité». Et c'est là tout le problème: «Autant au niveau micro que macro, autant chez les individus qu'entre ou au sein des collectivités, nos sociétés semblent toujours imprégnées d'activités symboliques ou quasi rituelles.

 

C'est précisément cette notion de "quasi rituel", cependant, qui indique le puzzle auquel nous faisons face. Nous sommes conscients que des processus centraux pour les sociétés complexes sont de nature symbolique [...]. Mais nous comprenons aussi clairement que ces processus ne sont pas des rituels au sens traditionnel du terme. » Alexander parle de puzzle, c'est-à-dire de ces énigmes dont le sens global ne se restitue qu'une fois les morceaux assemblés. Dans le langage de l'herméneutique, on pourrait parler d'un rapport à la fois complexe et nouveau entre le tout et la partie : la situation présente du rituel est difficile à cerner, ambiguë, mais doit néanmoins être prise en compte si l'on veut comprendre chacun de ses éléments et la manière dont ils s'agencent.

 

Il s'agit ici de commencer par un breaking down, une décomposition des éléments constitutifs d'une performance. Ceux-ci sont au nombre de six et doivent tous concourir à éclairer une seule et même définition : « une performance culturelle est le processus social par lequel des acteurs, individuellement ou de concert, exposent le sens de leur situation sociale ».

 

Faisant écho à la question du rituel se montre d'abord toute la question des représentations collectives — au sens durkheimien du terme, encore une fois. Ces représentations sont autant le fond que la forme rendant possible une performance, c'est-à-dire qu'elles constituent un arrière-plan ou une référence symbolique profonde, d'une part, mais également un milieu, un script, à l'intérieur duquel peut s'orienter l'action, de l'autre.

 

N'empêche que ces représentations parlent rarement par elles-mêmes et que, deuxième élément, elles ont besoin d'acteurs sociaux. C'est là la dimension la plus pratique: ce sont toujours des jlesh-and-blood peoples qui doivent apparaître crédibles et légitimes dans le théâtre de la vie sociale. Comme il faudra le voir, c'est de cette pertinence ou de ce «talent» des acteurs que dépendra aussi la plausibilité du texte.

 

Troisième élément. Les performances des acteurs sont soutenues par des means of symbolic production, à savoir par ces objets signifiants (masques, costumes, musiques, etc.) qui ont pour tâche de venir illustrer les notions même les plus abstraites et les plus près de l'évaluation morale.

 

De là, aussi, la distance avec l'élément suivant est certainement minime, celui-ci renvoyant à tout ce qui touche à la mise en scène. Tout n'est pas disposé là pêle-mêle dans une performance. Au contraire, les fragments sont arrangés, organisés selon un certain plan — «si un texte doit devenir une performance, il doit être structuré temporellement et chorégraphié spatialement».

 

Le cinquième élément est plus extérieur par la manière dont il renvoie au contexte politique. Le pouvoir est une ressource fondamentalement inégalitaire pour Alexander et cette inégalité ne peut qu'affecter telle ou telle performance; affecter sa charge politique propre, sa réception ou son absence de réception (dans la censure, par exemple).

 

Enfin, dernier élément, le concept même de performance est inséparable de la prise en considération de ses auditoires. Une performance est faite pour être vue et entendue, tout se passant alors comme si son degré d'extension ou de pénétration était également la mesure de son succès.

 

Reste à savoir ce qui constitue l'ultime enjeu de toutes ces performances petites ou grandes, individuelles ou collectives. Dans la perspective de la cultural pragmatics, en l'occurrence, le problème en est toujours un de fusion des éléments.

 

Une performance doit non seulement apparaître comme un tout, mais encore comme un tout allant de soi. Il doit s'agir d'en arriver à une communion presque «auratique» des parties dans laquelle l'une serait déjà l'autre: « Dans une performance réussie, le signifiant semble devenir ce qu'il signifie. Symbole et réfèrent deviennent un. Script, direction, acteur, arrière-plan culturel, mise en scène, auditoire, moyen de production symbolique — tout ces différents éléments deviennent indivisibles et invisibles

 

La discussion se situe ici au niveau de contradictions qu'il faut dire «performatives»: plus une performance est jouée et actée, plus elle semble ne pas l'être; de même, plus elle s'efface en tant que performance, plus elle semble devenir efficace.

 

Alexander va dire d'une performance réussie qu'elle a du flow, de l'aisance ou qu'elle coule de source — ce qui est une métaphore toute teintée de naturalité, bien sûr et à dessein. Parallèlement, il va être question de cette fusion des éléments d'une performance comme de l'atteinte d'une certaine «verisimilitude», c'est-à-dire que la performance prendra les apparences de la réalité, que sa signification sera plus réelle que le réel dans une sorte d'évidence ou de surévidence «ici et maintenant» chassant n'importe quelle autre interprétation concurrente.

 

Aussi, cette naturalité et cette évidence ont en commun de venir culminer dans ce problème peut-être le plus important de la modernité et qu'a bien vu Charles Taylor, à savoir celui de l'authenticité. Contradiction ou non, est authentique celui qui semble l'être ou qui s'efforce de l'être.

 

C'est très connu par exemple, sûrement trop, l'orateur-né n'est ni manipulateur ni manipulé et puisqu'il est bon verbalement, il doit également l'être moralement. C'est son immense bénéfice -— d'aucuns auront bien sûr reconnu toute l'ironie d'une telle proposition. Lui qui fait croire à sa sincérité est plus à même d'infuser le sens de sa situation et de communiquer émotionnellement avec son auditoire dans une sorte d'expérience sans reste, certes, mais malheureusement ou très heureusement plutôt rare.

 

Ce qui est tout à fait remarquable dans cette idée de fusion, c'est qu'elle marque autant la permanence du rituel que sa grande misère à être aujourd'hui. La fusion des éléments d'une performance est, en effet, de ces choses les plus profondément difficiles à réaliser dans les sociétés contemporaines. Si les sociétés primitives ou archaïques y arrivaient, si elles amalgamaient la magie et la médecine, la religion, la culture et le politique, il en va tout autrement dans les sociétés complexes.

 

Pour Alexander, il n'est alors plus tant question de fusion stricto sensu que de la tentative inachevée et inachevable de re-fusion. Encore une fois, ces sociétés sont «quasi rituelles»; ce qui revient à dire qu'elles vivent dans une contingence généralisée ou érigée en système: « Lorsque la société devient plus complexe, que la culture devient plus critique et que l'autorité devient moins déterminante, écrit Alexander, des espaces sociaux s'ouvrent en sorte que les organisations doivent composer avec ceux-ci si elles veulent que leurs solutions prévalent. Plutôt que de répondre aux commandes et aux prescriptions de l'autorité, les processus sociaux deviennent plus contingents et davantage le sujet de conflits et de débats.

 

Et c'est bien tous les liens entre tous les éléments de toutes les performances qui en sont affectés. Pour aller à l'essentiel, il s'agit d'abord d'observer que les conditions de l'authenticité ne sont absolument plus les mêmes dans la modernité. Que ce soit dans la publicité, la mode ou le cinéma, par exemple, l'artifice construit à ce point le naturel qu'il en vient à l'écraser sous son poids. L'authenticité est ainsi un travail difficile en soi, ardu dans son rapport avec des moyens symboliques de plus en plus complexes et laborieux dans la distance accrue le séparant d'un fond culturel. Sur un plan plus politique cette fois, il s'agit de voir que, de nos jours, il n'y a plus de garant ou de méta-garant de l'ordre et du rituel;

 

pour Alexander, le pouvoir fonctionne désormais lui-même sur un mode performatif 3\ c'est-à-dire qu'il est lui-même entièrement tourné vers sa reproduction au détriment de l'ensemble social, culturel, etc. Ce qui est, bien entendu, non sans relation avec toute la question des auditoires. D'une part, ceux-ci sont chaque jour plus différenciés, fragmentés en sorte que même la citoyenneté est aujourd'hui à penser sous l'angle de multiples sous-cultures composées d'acteurs et d'interprètes sociaux déployant leurs propres critères d'évaluation.

 

D'autre part, ces critères et évaluations, qui sont autant de critiques du pouvoir, finissent par s'opposer peut-être pas tant concrètement que symboliquement: «Le conflit des interprétations devient une dimension toujours présente de la vie sociale. » In fine, c'est ce conflit des interprétations qui vient en quelque sorte boucler la boucle de cette contingence discutée ci-haut, à savoir que plus cette contingence est présente, plus il importe de recréer du sens, du symbolique et du rituel dans ce qui est, du coup, une spirale sans fin apparente.

 

TRAUMATISMES CULTURELS

 

Un autre exemple de ces études thématiques et de la manière dont elles viennent enrichir le projet théorique de Jeffrey C. Alexander renvoie cette fois à la question de ce qu'il nomme les traumatismes culturels"". Le lien avec ce qui précède est assez facile à voir dans la mesure où il est encore question de frontières symboliques, à savoir qu'un traumatisme culturel est de nature à définir un «nous» contre des «autres». La discussion se situe donc au même niveau de la construction signifiante en impliquant, à présent, ces phénomènes comme la souffrance partagée, la blessure nationale, etc.

 

Un traumatisme n'est pas un événement stricto sensu comme il n'est pas non plus de l'ordre de la pure réaction face à cet événement. Il faut plutôt partir de ce triptyque pour le moins indépassable chez Alexander: identité collective, sens, interprétation. Tout traumatisme culturel tient à une «demande», à une allégation ou à une revendication.

 

Quelque chose de gravissime s'est passé, il y a eu profanation et celle-ci doit être réparée, dit-on. Ce n'est pas toute la collectivité qui le dit, mais certains de ses agents, politiciens, artistes, etc. Deuxième élément alors, ces derniers ont besoin de « relayeurs » à même d'incarner le traumatisme et de le projeter, troisième élément, sur un auditoire plus large. Et c'est ensemble que ces éléments en viennent à créer une «nouvelle trame narrative». Le but est toujours de convaincre le plus grand nombre qu'il partage de quelque façon le traumatisme ; ce qui force à spécifier à la fois la nature de la peine, de la victime, de la relation entre cette victime et le public, et à attribuer une responsabilité pour tout ce dérangement et ce chaos — la célèbre culpabilité allemande, par exemple. Ce qui est invariablement recherché, c'est une certaine catharsis. C'est elle qui mesure le succès, puisque c'est de sa force que va dépendre l'inscription du traumatisme dans le temps, à savoir dans une chaîne de réinterprétations oscillant perpétuellement entre l'habitude et le changement, les us, mais aussi les abus de la mémoire.

 

Le dernier grand traumatisme qu'a connu l'Occident est incontestablement lié aux attentats du 11 septembre 2001. Alexander y a consacré un article dans un important numéro de la revue Sociological Tlieory — article qui est emblématique de l'ensemble de ses plus récentes préoccupations théoriques. Chose certaine, le terrorisme contemporain n'appartient déjà plus aux sphères du politique et de la guerre au sens traditionnel du terme. Ce terrorisme appartient à lui-même, il possède sa propre logique et sa propre mécanique, à savoir qu'il se pose en tant qu'une nouvelle «action symbolique à l'intérieur d'un champ performatif complexe».

 

Du point de vue de la cultural pragmatics, les attentats du 11 septembre sont ainsi inséparables d'une mise en scène de la violence, d'un spectacle de la destruction. Les moindres détails doivent concourir à créer la plus grande stupeur auprès de l'auditoire : le choix de la ville, des avions et, bien sûr, des tours jumelles. Celles-ci étaient l'incarnation du capitalisme occidental, de sa force et de sa fierté ; une fois en cendres, elles sont censées n'en représenter plus que le vide. Vision apocalyptique et meurtre symbolique. Mais meurtre au sens axiologique, également. Alexander a raison de souligner que le terrorisme s'attaque au cœur de la constitution morale de la société. Il met en scène le combat éternel du bien et du mal, du sacré et du profane sur fond de survivance du groupe (ici, la société civile américaine).

 

L'antagonisme est même tout à fait épuré, stylisé dans le cas présent ; ce qu'il serait possible de personnifier au travers des figures de Ben Laden et de George W. Bush. Cela dit, il faut aussi se poser la question la plus pragmatique de toutes : est-ce que les attentats ont eu les résultats escomptés ; s'agit-il, autrement dit, d'une performance réussie ou d'une performance ratée? Alexander semble douter de ce succès, entre autres parce que les terroristes ont sous-estimé les diverses manières par lesquelles ces attentats ont resoudé ou re-fusionné l'Amérique. Sous l'angle donc de cette resilience idéalisée, les terroristes ont sans doute échoué. Par contre, là où ils ont réussi, c'est dans la création de nouvelles polarités mondiales, Ouest contre Est, Occident contre islam, etc. Et comment pouvait-il en être autrement? La première violence en appelle une autre, celle de la guerre-croisade contre le terrorisme, sorte de cycle de vengeance venant façonner — peut-être était-ce là le but finalement? — un nouveau cycle de performances, contre-performances, contre-contre-performances et ainsi de suite.

 

CRITIQUE

 

Reste à savoir si les travaux de Jeffrey C. Alexander sont à la hauteur de leurs propres ambitions. La question relève certes de revaluation, mais d'une évaluation qui se doit d'abord de chercher à saisir la logique interne de l'œuvre, sa rigueur, sa cohérence. Il faudrait avoir montré dans cet article que ce souci et ce contrôle théoriques existent bel et bien chez Alexander même si, bien sûr, certaines ambiguïtés persistent — entre autres à propos de la structural hermeneutics, qui demeure une difficulté théorique de taille. Il faudrait, autrement dit, avoir montré que le problème de l'autonomie du sens et de la culture est intrinsèquement lié au développement d'un programme fort en sociologie culturelle. Il importe de donner à Alexander un certain crédit sur ce point: ce n'est qu'à ce niveau de radicalicé théorique que la sociologie américaine et mondiale peuvent faire des avancées, c'est-à-dire aussi, ou peut-être surtout, arriver à se remettre un tant soit peu en question. En suivant le chemin tracé par le strong program, il serait même possible de retrouver l'une des interrogations les. plus fondamentales de toutes, celle de relier la théorie du sens à la théorie de l'action ; ce qui prend justement la forme d'un mouvement du texte à la performance chez Alexander.

 

L'ajout de la cultural pragmatics au tournant du millénaire est ainsi pour le moins décisif dans l'évolution de sa pensée. La logique à l'œuvre dans l'interprétation de la culture s'ouvre là sur une compréhension des individus concrets, des acteurs et des interprètes sociaux cherchant à rendre compte de leurs différents environnements. Ce qui est alors gagné dans le passage du strong program à la cultural pragmatics n'est rien de moins qu'une certaine opérationalité de la théorie ; ce qui se voit notamment au travers de certaines études plus thématiques sur la société civile ou le 11 septembre, entre autres exemples.

 

ALEXANDER versus BOUDIEU

 

A ce stade avancé de l'analyse, on voit à quel point le travail de Jeffrey C. Alexander se construit dans l'articulation du strong program et de la cultural pragmatics. Or voilà, ce ploiement et cette jonction sont également inséparables de certaines études plus empiriques ou, du moins, plus thématiques. Ces différents essais (sur l'holocauste, la technologie, le mal, par exemple) ne cessent d'« essayer» la théorie justement, de l'éprouver et de la mettre à jour. Le modèle général fait alors énormément de place au dialogue et au mouvement, le but étant toujours « de faire des allers-retours entre la théorie et la recherche, entre différentes interprétations et explications, entre différentes logiques et pragmatiques culturelles».

 

Dans un même ordre d'idées, il s'agit de voir que la sociologie culturelle dont il est question ne s'oppose pas à toute charge critique et, en particulier, à la sienne propre. C'est qu'Alexander refuse catégoriquement de penser la sociologie «en tant qu'exercice scientifique désintéressé». Pour lui, la sociologie demeure ce qui s'appelait jadis une science morale, à savoir un mélange complexe de conviction et de critique dans ce qui est, du coup et à présent, la recherche d'une «nouvelle sorte de théorie critique » — ce sera l'une des questions les plus importantes de la conclusion que celle de savoir si cette critique est suffisamment thématisée chez Alexander; il s'agira alors d'y revenir.

 

De même, enfin, ces essais ont pour effet de venir en quelque sorte atténuer la distinction entre le politique et le culturel. Or, il faut s'en souvenir, Alexander reproche notamment à Bourdieu d'expliquer le second par le premier. Ce dont il s'agit ici est donc autre chose : le politique et le culturel doivent plutôt s'entrelacer, se médiatiser mutuellement et se réfléchir l'un dans l'autre.

 

Il s'agit, en d'autres termes, de penser cette société civile comme un horizon moral à l'intérieur duquel la fraternité règne puisqu'à même de médiatiser, au moins théoriquement, la liberté et l'égalité, l'individu et la nation.

 

Le We, the People américain, par exemple, est réputé posséder toutes ces qualités : à la fois universel, chaleureux et fortement ritualisé. Utopie, idéologie ou mélange des deux? Difficile à dire, mais chose certaine, tout ne peut pas aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pour Alexander, demeure un problème de taille : « Mais si l'idéal citoyen est animé de positivité et d'inclusion, le discours de la société, lui, ne l'est pas. » En s'actualisant dans la pratique discursive, l'action symbolique et une série infinie de «discours empiriques» petits ou grands, l'idéal de la société civile se transforme en tout autre chose. Pratiquement, il devient un discours binaire, un système signifiant de classement et d'ordonnancement par opposition — l'influence du structuralisme sur Alexander jouant ainsi à fond. C'est alors le contenu de ces codes et symboles de même que leurs différents fonctionnements qu'il doit s'agir d'expliquer, s'il est seulement permis de dire ici qu'en venant rompre l'unité idéelle de la société civile, ces codes et symboles vont également venir consacrer le conflit des interprétations comme figure indépassable de la société civile réelle.

 

Cette structure binaire de la société civile ne cesse de renvoyer à l'opposition profonde du sacré et du profane; opposition qui se décline, par ailleurs, en antagonisme entre bien et mal, pur et impur, etc. Tout se joue dans ce conflit fondamental puisque celui-ci possède cette très rare qualité de toujours pouvoir se réinventer par l'attribution « de traits moraux aux "faits"». Dans ce qui est encore l'exemple de la société civile américaine, Alexander va identifier deux principaux codes: l'un démocratique (très près du sacré), l'autre contre-démocratique (et donc très près du profane). Au sein du premier, les acteurs sont réputés actifs, rationnels et raisonnables; leurs relations, ouvertes et confiantes. Les institutions traduisant ce code sont perçues comme légales, inclusives, impersonnelles, etc. Au sein du second code, c'est-à-dire celui en porte-à-faux de la liberté et de la démocratie, les acteurs sont imaginés passifs ou hystériques, leurs relations, calculatrices, secrètes, non sincères, et ce au moment même où leurs institutions sont supposées arbitraires, exclusives, etc.

 

À n'en point douter, la construction sociale de cet antagonisme moral ne pourrait être plus forte ni plus tranchée ; ce qui se voit, en outre, au travers de ces scandales qui ponctuent singulièrement la vie politique américaine, du Watergate au Monkagate en passant par Ylran-Contra Affair. Nixon, par exemple, est devenu dans l'opinion publique ce personnage à la fois vilain, impénétrable et perturbé même si, bien sûr, il a tout fait pour s'en défendre. Et ceci qui pointe en direction du mécanisme certainement le plus important ici — dit mécanisme qui ne résiste pas aux transformations du politico-médiatique dans les sociétés postindustrielles, mais qui les accompagne toujours, très justement. Pour Alexander, le combat du sacré et du profane donne perpétuellement à voir quelque chose comme une danse macabre dans la mesure où, sans trop de surprise, le vilain est toujours l'autre, l'adversaire. «Stratégiquement, écrit Alexander, cette dualité va typiquement prendre la forme d'efforts faits par des acteurs en compétition pour dépeindre leurs adversaires comme étant contre-démocratiques, et ce tout en s'abritant eux-mêmes derrière le discours de la démocratie.» Non seulement est-il question d'antagonisme moral et de conflit ritualisé, mais aussi d'identification forte, d'émotivité palpable et de quelque sentiment d'urgence. Tous les acteurs et interprètes sociaux luttent, autrement dit, pour ce qui leur semble être la survie de l'ensemble contre les dangers et les menaces de l'impur, du pollué, etc.. La purge, du moins symboliquement, n'est alors jamais loin.

 

Cette opposition du sacré et du profane se décline aussi, et peut-être surtout, en un rapport complexe entre inclusion et exclusion sociale. Au risque de se répéter: tout ne peut pas aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. C'est ainsi que même les plus beaux discours de la liberté sont inséparables de leurs propres penchants pour la répression, le mépris et le déni de reconnaissance.

 

Nulle société ne peut même penser exister et se perpétuer sans ce travail visant encore et toujours à redéfinir ses propres « frontières symboliques » — ce qui est alors très près des travaux de Michèle Lamont. Que ce soit à propos de la race, du sexe, de l'orientation sexuelle, etc., il s'agit pour les acteurs et interprètes sociaux de jouer et de rejouer sans cesse leurs différentes places sur un unique échiquier symbolique. Et que la chose soit hautement sensible n'a rien de surprenant. L'enjeu, c'est toujours la justice sociale et sa définition. Ce qui implique au moins deux choses. D'une part, l'idée même de cette justice, son sens particulier n'est accessible qu'au travers de multiples désaccords en sorte que ce sens soit intrinsèquement polysémique. Il y a ambiguïté, et celle-ci est pratiquement sans fond ; entre autres parce que les sociétés de la modernité n'ont plus de garant de l'ordre et du rituel. D'autre part, il faut voir que ces diverses interprétations de la justice sont principalement l'affaire des mouvements sociaux. Ces derniers sont les traducteurs tout à fait privilégiés des problèmes de la société civile : leurs performances — au sens de manifestation quasi théâtrale, par exemple — visent constamment à retravailler ces mêmes frontières du sacré et du profane, de l'inclus et de l'exclu. Comment? Ce qui ne manque pas d'être surprenant, dit Alexander, c'est de voir les diverses manières et méthodes par lesquelles, très concrètement, les mouvements sociaux vont venir rappeler à la société civile son idéalité première dans ce qui est, du coup, une sorte de bouclage de la boucle ou de dialectique de l'abstrait et du tangible, de l'historique et du métaphysique: «Derrière les mouvements sociaux se trouve la référence à une communauté hautement idéalisée, qui demande [...] que l'universel devienne concret. »

 

 

 

 

 

https://www.erudit.org/en/journals/crs/2009-n47-crs1807096/1004979ar.pdf