Giorgio Agamben, philosophe messianique // Penser un ordre politique (véritablement) révolutionnaire // Ivan Segré // Dans Revue du Crieur 2017/3 (N° 8), pages 116 à 131

so 1467378181235 SO | 2021-03-17 15:05

Penseur des « formes de vie », référence majeure du Comité invisible et de ses épigones, objet de discussion philosophique dans le monde de l’art contemporain comme à l’Université, théoricien d’un « État d’exception », ayant succédé à l’État de droit, « qui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme […] mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites », l’Italien Giorgio Agamben fait figure de philosophe politique majeur des temps contemporains. Retour sur une œuvre où l’ordre politique est réinscrit dans l’épaisseur historique de ses origines théologiques et où les notions de « dispositif », de « commandement » et de « destitution », qui infusent largement pensées et pratiques politiques radicales contemporaines, sont déterminantes.

1La philosophie de Giorgio Agamben couvre un champ d’une telle amplitude et mobilise une telle érudition qu’une présentation risque ou bien d’être démesurée, ou bien si partielle qu’elle paraîtra tronquée. C’est donc en prenant un chemin parmi bien d’autres que nous tâcherons d’introduire à une œuvre éminemment complexe, exigeante et novatrice.

2Ses écrits offrent deux versants : d’une part un opus majeur, Homo Sacer, dont l’intégrale a été récemment publiée sous la forme d’un imposant volume de plus de mille trois cents pages en papier bible ; d’autre part une multiplicité d’opus mineurs s’attachant à un point, une question, une notion, textes dont la vertu singulière est souvent de donner à l’apparence du détail la forme du tout. En témoignent notamment Le Temps qui reste (2004), commentaire acéré de quelques versets des épîtres de Paul ; Bartleby ou la Création (1995), consacré au copiste de la nouvelle de Melville ; ou encore le mince opuscule Qu’est-ce qu’un dispositif ? (2006) [1][1]Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains,…. Mais une question parcourt l’ensemble des problématiques soulevées par ces textes : de quoi notre aliénation est-elle faite, et comment nous désaliéner ?

Marx et Agamben : repenser la question de l’aliénation

3L’aliénation de l’homme contemporain (disons occidental) est de nature à la fois politique, économique et sociale. En termes politiques, il se reconnaît de moins en moins dans les personnages et les organisations censés le représenter ; en termes économiques, il se reconnaît de moins en moins dans un système de production qui engendre des inégalités abyssales et des désastres écologiques grandissants ; en termes sociaux, enfin, il éprouve toujours davantage l’emprise sur la vie d’une rationalité politique et économique qui lui est foncièrement étrangère. Pour se désaliéner, faut-il dès lors qu’il transforme le système politique et économique qui le gouverne ? La dernière des Thèses sur Feuerbach est célèbre : après que les philosophes se sont occupés d’interpréter le monde, écrit Marx, le temps est venu de le transformer.

4Appelant à transformer le monde, c’est-à-dire les rapports sociaux de production, Marx n’en a pas moins produit une œuvre puissamment théorique, consacrée comme on sait à l’analyse critique du système capitaliste, de son processus historique d’émergence, de ses mécanismes fondamentaux, de ses contradictions. L’action du Capital se déroule entre le xviie et le xixe siècle. Les continuateurs de Marx et Engels, de Lénine à Negri, ont poursuivi ce travail d’analyse (ou d’interprétation) tout au long du xxe et aujourd’hui du xxie siècle. Cette période historique correspond en gros à ce que l’on appelle la révolution industrielle (puis informatique, numérique, etc.). Le système capitaliste est en effet, depuis l’invention de la machine à vapeur par Watt (1784), articulé à une technicité dite « industrielle » d’une autre nature que l’activité industrieuse des hommes de l’époque féodale et antique. Le « capitalisme » est donc la forme dominante d’un paradigme « industriel » qui émerge à une époque définie, à partir des révolutions politiques, scientifiques et techniques des xvie, xviie et xviiie siècles jusqu’à nos jours.

5Si Agamben poursuit l’œuvre de Marx, au moins en ceci qu’il partage les grandes lignes de sa critique du Capital et de son analyse de l’aliénation, il s’en sépare toutefois sur deux points : d’abord parce qu’il entreprend « une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement[2][2]Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 21. », soit un effort d’interprétation, sur le plan analytique, sensiblement différent de celui de Marx ; ensuite parce qu’au schème marxiste d’une « transformation » des rapports sociaux de production, il paraît substituer, sur le plan pratique, l’appel à une « destitution ».

Une généalogie théologique

6En s’efforçant de produire « une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement », Agamben bouleverse la perspective communément adoptée. Car ce n’est plus l’accumulation primitive du capital, ou l’émergence d’une industrie bâtie sur la combustion d’énergie fossile, ou la structure inégalitaire des rapports sociaux de production capitaliste qui vont délimiter le champ de sa recherche, mais un ensemble de textes notamment théologiques, depuis les spéculations des Pères de l’Église sur la Trinité jusqu’aux règles de vie de la communauté des franciscains, en passant par la scolastique médiévale, chrétienne, arabe ou juive. Pour donner une idée du dépaysement que provoque sa recherche et des enjeux théoriques et pratiques qu’elle engage, voici un exemple de « généalogie théologique ».

7Dans l’opuscule Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Agamben retrace l’histoire de la notion de « dispositif » ; il évoque d’abord Foucault, puis Hyppolite commentant Hegel, puis l’allemand Ge-stell chez Heidegger, puis le latin dispositio chez les Pères de l’Église, qui servit à traduire les occurrences du grec oikonomia dans les textes de la théologie trinitaire, mot qui venait lui-même d’Aristote. Chez ce dernier (Politique, 1255 b 21), oikonomia désigne le gouvernement de la maison (oikos), autrement dit la gestion des affaires privées, et Agamben précise qu’il ne s’agit pas « d’un paradigme épistémique, mais d’une pratique, d’une activité pratique qui doit, au coup par coup, faire face à un problème ou à une situation particulière[3][3]Ibid., p. 22. ». Puis, à partir du iie siècle apr. J.-C., la notion d’oikonomia apparaît dans les textes de la théologie trinitaire, où elle désigne l’« action de la Providence » par différence avec l’« être de Dieu ». La notion qui servait chez Aristote à désigner le gouvernement du domaine privé, les affaires familiales et économiques (relatives aux femmes, aux enfants et aux esclaves), sert dorénavant à désigner le gouvernement des créatures. La division grecque entre la sphère publique de la politique et la sphère privée de l’économie rejaillit dès lors sous une autre forme, non plus antique, mais théologique, voire christologique : « L’oikonomia devint le dispositif par lequel le dogme trinitaire et l’idée d’un gouvernement divin providentiel du monde furent introduits dans la foi chrétienne. Pourtant, comme on pouvait s’y attendre, la fracture que les théologiens avaient tenté d’éviter sur le plan de l’être, devait réapparaître sous la forme d’une césure qui sépare en Dieu être et action, ontologie et praxis. L’action (l’économie, mais aussi la politique) n’a aucun fondement dans l’être : telle est la schizophrénie que la doctrine de l’oikonomia a laissée en héritage à la culture occidentale[4][4]Ibid., p. 24-25.. »

8Au regard des analyses d’Arendt, opposant les paradigmes politiques antique et moderne, ou de celles de Weber, rapportant l’esprit du capitalisme à la réforme protestante, Agamben réintroduirait donc le chaînon manquant : la théologie trinitaire au sein de laquelle, à partir du iie siècle apr. J.-C., se trame le passage de l’oikonomia au sens aristotélicien de gestion du domaine privé, à l’économie au sens moderne de gouvernement du monde (des créatures). Mais qu’est-ce que cette « césure » qui sépare être et action, ontologie et praxis, et que la théologie trinitaire nous aurait laissée en héritage ? Elle est apparemment la structure schizophrène qui, peu à peu, à partir du iie siècle de l’ère chrétienne, succède à la structure esclavagiste des rapports sociaux de production (laquelle était la norme au temps d’Aristote).

9Agamben analyse plus en détail ce tournant dans l’intégrale d’Homo Sacer, évoquant notamment une dispute théologique qui, entre le ive et le vie siècle de l’ère chrétienne, agita les docteurs de l’Église : la controverse sur l’arianisme. Il s’agissait de savoir si le « Fils », engendré par le « Père », trouve en lui son principe, son arché, ainsi que le conçoit Arius, ou bien s’Il est, à l’instar du « Père », anarchos, sans principe ni fondement, ainsi que le conçoivent ses adversaires (réunis au Concile de Nicée). La thèse des théologiens de Nicée devant finalement l’emporter, Agamben observe que c’est vraisemblablement un effet de la doctrine de l’oikonomia, et il conclut : « Que Christ soit “anarchique” signifie donc qu’en dernière instance le langage et la praxis n’ont pas de fondement dans l’être[5][5]Homo Sacer. L’intégrale. 1997-2015, Seuil, Paris, 2016, p. 452.. » Autrement dit, à la césure (antique) qui, à l’époque d’Aristote, sépare l’ontologie du maître et la praxis de l’esclave, succède une césure (christologique) qui, après le Concile de Nicée, « sépare en Dieu être et action, ontologie et praxis ».

10La philosophie occidentale ayant hérité de cette séparation, « césure » ou « schizophrénie », c’est à la lumière d’anciennes controverses théologiques qu’Agamben se propose donc de clarifier les termes de notre modernité, de même qu’il se saisit d’un obscur point de droit romain – l’homo sacer, l’homme dont la vie, parce qu’elle est juridiquement destituée, est nue – pour nommer son entreprise de pensée. On situe communément l’émergence du « système de l’économie » qui nous gouverne en 1784, avec l’invention de la machine à vapeur par Watt, voire en 1492, avec la découverte de l’Amérique par Colomb, acte de naissance du mouvement d’expansion européen et de son emprise progressive sur le monde, bientôt saisi en son intégralité dans les rets du cadastre. Agamben, interrogeant l’émergence d’un système de l’oikonomia dans les textes de la théologie trinitaire, et l’abordant notamment à la lumière de la controverse sur l’arianisme, introduit dans le champ des idées une tout autre hypothèse de travail, singulièrement hétérogène au marxisme : ce n’est pas à partir de la révolution industrielle (1784), non plus qu’à partir des prémisses impérialistes de la mondialisation (1492) qu’il conviendrait de rechercher les principaux mécanismes qui, au xxie siècle, nous gouvernent, mais très en amont, et précisément dans un champ jugé caduc par excellence, celui de la théologie.

Agamben, Schmitt et Foucault

11Agamben, en ce sens, radicaliserait la formule de Carl Schmitt au sujet d’une philosophie politique moderne présentée comme la sécularisation de concepts théologiques. Mais on peut aussi bien rapprocher son geste de celui du dernier Foucault, qui mit au jour une histoire de la sexualité dont la matrice se situerait au tournant du ive siècle de l’ère chrétienne : « Si le système de codification [de la morale sexuelle] est bien resté le même », enseigne Foucault au Collège de France, « c’est le régime de véridiction formulée par les stoïciens qui a été transformé, non pas par le christianisme à son apparition, mais par des processus internes au christianisme du ive siècle » [6][6]M. Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France…. Et au terme de son enquête, il en vient à la conclusion célèbre selon laquelle une histoire occidentale de la sexualité ne devrait pas être conçue dans les termes d’une « répression du désir » par la Loi, mais dans les termes d’« une histoire des technologies de soi » et, en dernière analyse, dans ceux d’« une histoire des gouvernementalités – gouvernementalité de soi et des autres[7][7]Ibid., p. 293. ».

Plus encore que dans la continuité de Schmitt, Agamben s’inscrirait donc dans la continuité du dernier Foucault, continuité que du reste il souligne dans l’opuscule qui nous sert de fil directeur : « Le terme latin, dispositio, dont dérive notre terme “dispositif”, finit donc par se charger de toutes les complications sémantiques de l’oikonomia théologique. Les “dispositifs” dont parle Foucault sont, d’une certaine manière, articulés à cet héritage théologique. Ils peuvent être reconduits à la fracture qui sépare et réunit en Dieu l’être et la praxis, la nature (ou l’essence) et l’opération par laquelle Il administre et gouverne le monde des créatures. Le terme dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet[8][8]Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 26-27.. »

12Si tous les « dispositifs » dont parle Foucault, et non seulement celui de la sexualité, sont « articulés à cet héritage théologique », alors l’entreprise de pensée d’Agamben, visant « une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement », est non seulement érudite, mais déterminante. On serait finalement tenté de le formuler ainsi : la détermination en dernière instance, si elle est en effet « économique », ne l’est cependant pas au sens marxiste-libéral du terme, elle l’est au sens où l’entend Agamben lorsqu’il interroge, dans le sillage de Foucault, « la schizophrénie que la doctrine de loikonomia a laissé en héritage à la culture occidentale ». Et la molécule du psychotrope qui garantit le bon fonctionnement du système de l’économie tient donc en une phrase : « [Les dispositifs] doivent produire leur sujet. » Sans ce théâtre d’ombres, en effet, l’aliéné se déferait de ses chaînes.

L’emprise des « dispositifs »

13On le devine : la « schizophrénie » dont il est question dans la doctrine théologique de l’oikonomia est l’enjeu, sinon la clé de la question éminemment contemporaine et matérialiste posée par l’opuscule Qu’est-ce qu’un dispositif ?. Citons le passage dans lequel Agamben précise l’originalité de son geste théorique au regard de Foucault lui-même, ce qui éclairera du même coup la manière si particulière dont le philosophe italien aborde la question de l’aliénation : « Je propose tout simplement une partition générale et massive de l’être en deux grands ensembles ou classes : d’une part les êtres vivants (ou les substances), de l’autre les dispositifs à l’intérieur desquels ils ne cessent d’être saisis. D’un côté donc – pour reprendre la terminologie des théologiens – l’ontologie des créatures, de l’autre, l’oikonomia des dispositifs qui tentent de les gouverner et de les guider vers le bien.

Definition du dispositif

En donnant une généralité encore plus grande à la classe déjà très vaste des dispositifs de Foucault, j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas ?, le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, il y a plusieurs milliers d’années déjà, un primate, probablement incapable de se rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre.

Il y a donc deux classes : les êtres vivants (ou les substances) et les dispositifs. Entre les deux, comme tiers, les sujets. J’appelle sujet ce qui résulte de la relation, et pour ainsi dire, du corps à corps entre les vivants et les dispositifs[9][9]Ibid., p. 30-32.. »

14La « partition massive » que propose Agamben clarifie les termes de la « césure » qui, séparant être et action, ontologie et praxis, engendre une « schizophrénie » : la créature est saisie, arrachée à soi, capturée dans les rets de « dispositifs », qu’il s’agisse de la prison, de l’asile, de l’usine, de l’école, mais aussi bien de la philosophie, de l’écriture ou du téléphone portable. Et Agamben y inclut, pour finir, « le langage lui-même », autrement dit ce par quoi un primate parmi d’autres devint un homo sapiens.

15L’extension qu’Agamben apporte à « la classe déjà très grande des dispositifs de Foucault » paraît être inspirée de Wittgenstein, qui attribua les égarements de la philosophie au langage : « Les hommes sont profondément empêtrés dans les confusions philosophiques, c’est-à-dire grammaticales. Qu’on les en délivre, cela présuppose qu’on les arrache aux liens extrêmement variés qui les tiennent captifs[10][10]« The Big Typescript », extraits publiés dans Ludwig…. » Ces « liens extrêmement variés » qui tiennent les hommes « captifs », c’est donc ce qu’Agamben réunit sous la catégorie de « dispositifs » et, dès lors que l’on y trouve aussi bien le téléphone portable que le « langage lui-même », on comprend pourquoi la généalogie théologique de l’aliénation finit par nous reconduire, bien au-delà de la christologie, au processus d’émergence de l’espèce humaine : « Le fait est que, selon toute probabilité, les dispositifs ne sont pas un accident dans lequel les hommes se trouveraient pris par hasard. Ils plongent leurs racines dans le processus même d’“ hominisation” qui a rendu humains les animaux que nous regroupons sous la catégorie de l’homo sapiens [11][11]Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 35-37.. »

16Tel est donc l’extraordinaire paradoxe que nous rencontrons : l’aliénation de l’homme contemporain, soumis à l’emprise des dispositifs de gouvernementalité (qu’ils soient théologiques, politiques, économiques, techniques, etc.), plonge ses racines « dans le processus même d’hominisation ».

Hominisation et aliénation

17Parvenus ici, une brève mise au point anthropologique s’impose, en vue de laquelle il est possible de s’appuyer sur un texte de Lucien Malson consacré aux « enfants sauvages » : ces enfants ayant grandi en l’absence de tout rapport social, de toute relation humaine. La question posée par les « enfants sauvages » est celle du partage entre l’acquis et l’inné. Or ce qui résulte de toutes les enquêtes disponibles à ce sujet, c’est qu’en guise de nature humaine on ne trouve rien sinon une aptitude à acquérir, une sorte d’extraordinaire plasticité, raison pour laquelle ces « enfants sauvages », loin de dessiner les contours d’une humanité à l’état de nature, témoignent d’une informité qui les situe en-deçà de l’animalité. Malson explique en effet que, tandis que le comportement d’un animal ayant été privé de tout rapport avec ses semblables renvoie « à quelque chose comme une nature », rien de tel n’apparaît dans le cas de l’homo sapiens. Livré à lui-même depuis toujours, il fait preuve d’une singulière débilité dans le règne animal : « Chez l’enfant, tout isolement extrême révèle l’absence en lui de ces solides a priori, de ces schèmes adaptatifs spécifiques. Les enfants privés trop tôt de tout commerce social – ces enfants qu’on appelle « sauvages » – demeurent démunis dans leur solitude au point d’apparaître comme des bêtes dérisoires, comme de moindres animaux. Au lieu d’un état de nature où l’homo sapiens et l’homo faber rudimentaires se laisseraient apercevoir, il nous est donné d’observer une simple condition aberrante[12][12]L. Malson, « Les enfants sauvages et le problème de la nature…. »

18C’est à la lumière de cette « condition aberrante » de l’être humain privé trop tôt de tout commerce social qu’il nous faut comprendre la double fonction des dispositifs dans le processus d’hominisation, à la fois fonction de capture du vivant et fonction de production d’un « sujet » (c’est-à-dire d’un être humain doté d’une forme par différence avec l’informité de « l’enfant sauvage »).Est-ce à dire que l’homo sapiens serait, par nature, une marionnette dont les mouvements, les actions comme les émotions et les pensées seraient produits et gouvernés par des dispositifs sur lesquels la prétendue liberté (existentialiste) de l’homme n’aurait aucune prise ? On sait ce que Heidegger, critiquant l’humanisme de Sartre, en a conclu : « Seul un dieu peut nous sauver. » Au terme de l’opuscule consacré à la notion de « dispositif », Agamben, pour sa part, conclut : « Le problème de la profanation des dispositifs (c’est-à-dire de la restitution à l’usage commun de ce qui a été saisi et séparé en eux) n’en est que plus urgent. Ce problème ne sera jamais posé correctement tant que ceux qui s’en empareront ne seront pas capables d’intervenir aussi bien sur les processus de subjectivation que sur les dispositifs pour amener à la lumière cet Ingouvernable qui est tout à la fois le point d’origine et le point de fuite de toute politique[13][13]Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 49-50.. »

19Les dispositifs qui nous conduisent vraisemblablement à la catastrophe (notamment écologique), on ne pourra en déjouer le cours fatidique qu’à la condition de les profaner – la « profanation des dispositifs » étant « la restitution à l’usage commun de ce qui a été saisi et séparé en eux ». Mais si le langage lui-même est un dispositif, une capture, comment les homo sapiens peuvent-ils se désaliéner sans sombrer aussitôt dans la « condition aberrante » de l’enfant sauvage ? L’idée d’Agamben est qu’il existe une alternative au processus d’hominisation – ou de socialisation – par les « dispositifs », alternative qu’il appelle « formes de vie ».

Formes de vie

20Le syntagme « forme de vie » pourrait être emprunté à Wittgenstein. Il apparaît notamment sous sa plume dans le paragraphe 19 des Investigations philosophiques : « On peut aisément se représenter un langage qui ne consisterait qu’en ordres et en communiqués durant la bataille, – ou un langage ne consistant qu’en questions et en une expression de l’affirmation et de la négation… Et d’innombrables autres. – Et se représenter un langage, signifie se représenter une forme de vie [Lebensform] [14][14]Investigations philosophiques, « Tel », Gallimard, Paris, p.…. »

21La même expression – Lebensform – réapparaît en quatre autres occurrences dans les Investigations philosophiques. Arrêtons-nous à cette première occurrence : « se représenter un langage, signifie se représenter une forme de vie ». Si le « langage lui-même » est un dispositif, autrement dit une aliénation, il est cependant aussi ce au moyen de quoi se représenter une « forme de vie ». Et de même que le langage n’est pas voué à nous induire fatalement en erreur et à indéfiniment nous aliéner, de même une vie humaine n’est pas vouée à être capturée par des dispositifs.

+++ POESIE +++

Dans l’intégrale Homo Sacer, Agamben, poursuivant ce fil au-delà de Wittgenstein, écrit que « la poésie est précisément cette opération linguistique qui rend inopérante la langue – ou, selon les termes de Spinoza, le point où la langue, qui a désactivé ses fonctions communicatives et informationnelles, repose en elle-même, contemple sa puissance de dire et s’ouvre, de cette manière, à un nouvel usage possible[15][15]Homo Sacer. L’intégrale, op. cit., p. 641. Voir, à ce sujet,… ».

Plus loin, il conclut : « Ce que la poésie accomplit par la puissance de dire, la politique et la philosophie doivent l’accomplir par la puissance d’agir. En suspendant les opérations économiques et biologiques, elles montrent ce que peut le corps humain, elles l’ouvrent à un nouvel usage possible[16][16]Ibid., p. 641. »

22De « cette opération linguistique qui rend inopérante la langue », le poète Paul Celan paraît avoir été le praticien d’après-guerre le plus singulier, le plus créatif, le plus conscient. Mais quelle est l’opération politique qui lui correspond ? La « puissance d’agir » à laquelle recourt volontiers Agamben est celle de Bartleby, le « copiste » (ou « scribe ») de la nouvelle de Melville, qui ne cesse de déverrouiller le dispositif en répondant immanquablement aux injonctions de son supérieur hiérarchique : « I would prefere not to » (« Je préférerais ne pas »). Au-delà de son incongruité, la réponse de Bartleby témoignerait de la possible désactivation du dispositif , dans l’exacte mesure où elle se soustrait, au moins subjectivement, à l’empire du commandement. Et cette subjectivité nouvelle annoncerait une forme de vie heureuse, désaliénée, féconde. À l’opposé, « un langage qui ne consisterait qu’en ordres et en communiqués durant la bataille », avec la praxis que cela induit, aurait pour corollaire la représentation d’une forme de vie infernale dirait Dante, capitaliste dirait Marx, spectaculaire dirait Debord.

23Imperceptiblement, la réponse de Bartleby paraît nous avoir déportés de la question du dispositif à celle du commandement. C’est l’intitulé d’un autre opuscule d’Agamben : Qu’est-ce qu’un commandement ? (2013) [17][17]Rivages, Paris, 2013.. Et il suffit de remplacer le terme de « dispositif » par celui de « commandement » pour rendre sensible l’alliance qu’ils paraissent sceller : « J’appelle commandement tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » On comprend, à cette lumière, l’importance capitale accordé à la prédication de saint Paul : ce serait la destitution du « commandement » qui ouvre le chemin des formes de vie heureuses, désaliénées, fécondes.

Le messianisme de Paul

24Sous la plume d’Agamben, l’exemple paradigmatique d’une désactivation des dispositifs, outre le cas fictif de Bartleby, est en effet le messianisme de Paul, mobilisé dans les ultimes pages d’Homo Sacer : « Un exemple de stratégie destituante et non destructive ni constituante est celle de Paul face à la loi. […] Chez Paul, donc, le messie fonctionne comme une puissance destituante des mitzwoth qui définissent l’identité hébraïque, sans pour autant constituer une autre identité. Le messianique (Paul ne connaît pas le terme “chrétien”) ne représente pas une nouvelle identité plus universelle, mais une césure qui passe par toute identité – tant celle du juif que celle du gentil. Le “juif selon l’esprit” et le “gentil selon la chair” ne définissent pas une identité nouvelle, mais seulement l’impossibilité pour toute identité de coïncider avec elle-même – c’est-à-dire sa destitution en tant qu’identité : juif comme non juif, gentil comme non gentil. (C’est vraisemblablement selon un paradigme de ce genre qu’on pourrait penser une destitution du dispositif de la citoyenneté[18][18]Homo Sacer. L’intégrale, op. cit., p. 1328-1329. .) »

25À la « césure » entre être et action, ontologie et praxis, qui caractérise l’emprise des dispositifs, succède donc, in fine, une autre « césure », celle-ci messianique, « une césure qui passe par toute identité ». Tandis que la première « césure » oblitère les formes de vie, la seconde, messianique, en restitue le règne, qui paraît être celui de « l’impossibilité pour toute identité de coïncider avec elle-même – c’est-à-dire sa destitution en tant qu’identité ». Il se pourrait donc que le Comité invisible, dans son dernier opus, propose de la « césure qui passe par toute identité » l’interprétation suivante, sous-tendue par une praxis : « Nous ne sommes plus assez nihilistes pour croire qu’il y aurait en nous quelque chose comme un organe psychique stable – disons : la volonté – qui commanderait à nos autres facultés. Cette belle invention de théologien, beaucoup plus politique qu’il n’y paraît, poursuivait un double but : d’une part faire de l’homme, fraîchement pourvu de sa “libre volonté”, un sujet moral et le livrer ainsi au Jugement dernier comme aux châtiments du siècle ; d’autre part, à partir de l’idée théologique d’un dieu ayant “librement” créé le monde et se distinguant donc essentiellement de son action, instituer une séparation formelle entre l’être et l’agir. Cette séparation, qui allait durablement marquer les conceptions politiques occidentales, a rendu illisibles pour des siècles les réalités éthiques – le plan des formes de vie étant précisément celui de l’indistinction entre ce que l’on est et ce que l’on fait[19][19]Maintenant, La Fabrique, Paris, 2017.. »

26Frayer le chemin d’une praxis des formes de vie exigerait en effet de s’affranchir du dispositif par excellence, disons principiel, qu’est la croyance en un « organe psychique stable », commandant au corps comme le capitaine commande à son navire (qu’il soit guerrier, marchand ou de plaisance). Marquer le vivant du sceau de l’identité, au moyen du baptême (Augustin) ou de la forme a priori de la représentation (Kant), serait en effet le plus sûr moyen de s’assurer qu’il n’y ait pas d’autres processus de subjectivation que ceux garantis par les dispositifs, et ce serait donc, en quelque sorte, la condition de possibilité de tout dispositif ; d’où le messianisme de Paul : une « césure qui passe par toute identité », de manière à ce que la chaîne des dispositifs soit défaite et que surgisse, tel un oiseau libéré de sa cage, « le plan des formes de vie », lequel ne suppose aucune identité abstraite, juridique, nationale, religieuse ou sociale, non plus qu’aucun nom d’auteur, mais la seule multiplicité concrète, anarchique, des « réalités éthiques ».

Transformer, destituer, instituer : quelle praxis des « réalités éthiques » ?

27Quinze ans après les Investigations philosophiques de Wittgenstein, parues à titre posthume en 1953, la notion de « forme de vie » (Lebensform) apparaît sous la plume d’un philosophe de l’École de Francfort, Herbert Marcuse. Il écrit dans Philosophie et révolution (1967) : « À partir du système de l’économie, tous les domaines sont entrés dans ce processus de “réification”, qui a détaché de toute personnalité les formes de vie et les unités de sens autrefois liées à la personne concrète de l’homme[20][20]Denoël, Paris, 1969, p. 137.. » Agamben aura montré que la césure qui sépare être et action, ontologie et praxis et, ce faisant, oblitère le plan des formes de vie, apparaît avec un « système de l’économie » qui s’enracine très en amont du capitalisme, dans la doctrine théologique de l’oikonomia, et peut-être dès l’émergence du langage, lorsque peu à peu prit consistance la fiction d’un « organe psychique stable », d’un sujet identique à lui-même, indivis et pour cette raison séparé de la « personne concrète ». On comprend, à cette lumière, que la question politique n’est pas de réorganiser formellement les assemblages d’individus, éventuellement de manière à diminuer le nombre de sujets asservis et augmenter le nombre de sujets libres, non plus que de transformer les rapports sociaux de production, elle est d’abord de diviser l’identité de chacun, asservi ou libre, prolétaire ou bourgeois, de manière à ce que l’identité elle-même soit désactivée et qu’alors, en guise de « sujet », produit des dispositifs, advienne la « personne concrète », divisée, multiple, anarchique.

28Soit. Mais comment concevoir le passage d’une forme de vie singulière, sur le modèle de l’apôtre Paul, du copiste Bartleby ou du poète Celan, à une communauté de formes de vie ? À revenir à l’analogie entre la désactivation par le poème des fonctions de communication de la langue et la désactivation par Paul ou Bartleby du commandement, on anticipe aisément l’objection à laquelle s’expose Agamben : le poète recourt aux « mots de la tribu », mais au moyen d’un agencement si singulier que son usage des mots devient quasi étranger à sa propre communauté linguistique. En bref, les poètes, Celan, Bartleby ou Paul, font exception. Comment, dès lors, prétendre recourir à la singularité du poème afin de penser la politique ? C’est probablement par ce biais que l’on peut soupçonner Agamben de concevoir une destitution du « système de l’économie » qui doit davantage à l’esthétique, sinon à la mystique, qu’à la politique [21][21]En réponse à cette objection, ou critique, voir notamment les…. Pour tenter de préciser ce point, donnons quelques exemples contemporains d’orientations divergentes de la sienne.

29Dans L’Anthropocène contre l’histoire[22][22]La Fabrique, Paris, 2017., Andreas Malm s’emploie à réhistoriciser le désastre écologique annoncé, en montrant notamment que l’avènement d’une économie fondée sur la combustion d’énergie fossile a pour origine le primat accordé au contrôle et à l’exploitation de la force de travail : c’est la possibilité de soumettre l’ouvrier à une machine (à vapeur) dont le fonctionnement est maîtrisé par le propriétaire des moyens de production qui, historiquement, a disqualifié la force motrice de l’eau dans la fabrique industrielle du coton, et non un impératif de productivité. En conclusion de son analyse, l’auteur évoque la nécessité d’une « révolution », et il cite à ce sujet Lénine : « La question du pouvoir est certainement la plus importante de toute révolution. » Plutôt que de désactiver les dispositifs et de destituer le système des commandements, la question serait donc, à le suivre, de concevoir un autre dispositif énergétique que celui de la combustion fossile et de s’emparer du « pouvoir » afin qu’un commandement écologique succède à un commandement « capitalocène ».

30Dans une perspective moins étroitement léniniste, Frédéric Lordon, dans son livre Imperium[23][23]Imperium. Structures et affects des corps politiques, La…, observe pour sa part que « sous la loi des grands nombres du social, la capture est une fatalité ». La question n’est donc jamais, sinon sous une forme somme toute anecdotique, d’intégralement désactiver les dispositifs et destituer les commandements, elle est de concevoir une activation (des dispositifs) et une institution (des commandements) qui laissent le champ le plus large, le plus libre et le plus durable aux formes de vie anarchiques, écologiques, etc.

31Pierre Dardot et Christian Laval, eux, dans leur livre Commun[24][24]La Découverte, Paris, 2016., se refusent à ne considérer l’institution que négativement, observant que cette dévalorisation est la conséquence d’une histoire politique et idéologique contingente qui, de fait, en Europe, a considéré l’institution principalement sous une forme étatique. À égale distance de l’organisation libérale de la propriété privée d’une part, de l’organisation étatique de la propriété publique d’autre part, ils en appellent donc à une « praxis instituante » du commun : il s’agirait de concevoir une forme d’institution juridique du primat de l’« usage commun », de manière à destituer durablement et décisivement le primat de la « propriété » (privée ou publique).

32Est-ce à dire qu’Agamben, en invoquant dans le sillage de saint Paul une « stratégie destituante et non destructive ni constituante », omet de penser une stratégie instituante du commun, d’où pourraient procéder des formes de vie collectives instituées à grande échelle, qui ne soient ni aliénantes ni prédatrices ?

La communauté qui vient

33Le dernier chapitre du livre en quelque sorte programmatique d’Agamben, La Communauté qui vient, est consacré aux événements de la place Tienanmen. Tirant enseignement de l’usage des chars pour réprimer des manifestations sans contenu revendicatif précis, le penseur des « formes de vie » explique : « Car la nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique. […] Car l’État, comme l’a montré Badiou, ne se fonde pas sur un lien social, dont il serait l’expression, mais sur sa dé-liaison, qu’il interdit. Pour lui, ce qui importe ce n’est jamais la singularité comme telle, mais seulement son inclusion dans une identité quelconque (mais que le Quelconque lui-même soit repris sans une identité, cela constitue une menace avec laquelle l’État n’est nullement disposé à composer). Un être privé radicalement de toute identité représentable serait pour l’État absolument insignifiant. C’est ce que, dans notre culture, le dogme hypocrite du caractère sacré de la vie et les déclarations vides des droits de l’homme ont pour tâche de dissimuler. Sacré n’a ici aucun autre sens que celui que lui accorde le droit romain : sacer est celui qui a été exclu du monde des hommes et qu’il est permis, bien qu’il ne puisse être sacrifié, de tuer sans commettre d’homicide[25][25]La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque,…. »

34Le cas de l’homo sacer est donc paradigmatique en ceci que, exclu du monde commun garanti par l’État et le Droit, « sans identité représentable », il est reconduit à la vie nue, affranchie des dispositifs. Et c’est pourquoi il incarne la « singularité quelconque » ; ou plus exactement, c’est pourquoi il l’inspire, ou encore l’appelle. Il l’appelle, plutôt qu’il ne l’incarne, car entre l’homo sacer et l’homme de la « singularité quelconque » il y a une différence notable, de l’ordre du retournement de la malédiction en bénédiction : le premier, banni du monde institué, maudit, vit son exil comme une déchéance ; le second, messianique, retourne la chute en ascension (insurrection, ou résurrection, en tout cas allégresse).

35C’est donc par la destitution du système de l’économie et du gouvernement, par la « dé-liaison » politique, économique et sociale – « dé-liaison » que l’État, en vertu d’un commandement souverain, interdit – qu’advient le « plan des formes de vie ». En témoignent, remarque le Comité invisible, le fait qu’en lieu et place du chaos annoncé, les populations livrées à elles-mêmes suite à un cataclysme naturel agissent et coopèrent en dehors de tout dispositif de gouvernementalité, comme ce fut le cas des habitants de Mexico après le séisme de 1985 : « Dans la foulée d’une reprise en main euphorique de leur existence urbaine dans ce qu’elle a de plus quotidien, ils assimilent l’effondrement des immeubles à l’effondrement du système politique, libèrent autant que possible la vie de la ville de l’emprise du gouvernement, reconstruisent leurs habitations détruites[26][26]À nos amis, La Fabrique, Paris, 2014, p. 37.. » Ou comme ce fut le cas des habitants d’Halifax après l’ouragan de 2003, dont le Comité invisible rapporte ce témoignage : « Tout le monde s’est réveillé un matin et tout était différent. Il n’y avait plus d’électricité et tous les magasins étaient fermés, personne n’avait accès aux médias. Du coup tout le monde s’est retrouvé dans la rue pour parler et témoigner. Pas vraiment une fête de rue, mais tout le monde dehors en même temps – un bonheur, en un sens, de voir tous ces gens alors que nous ne nous connaissions pas[27][27]Ibid.. » Ou comme ce fut le cas des habitants de La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina : « Ainsi ces communautés miniatures formées spontanément à La Nouvelle-Orléans dans les jours suivant Katrina face au mépris des pouvoirs publics et à la paralysie des agences de sécurité, et qui s’organisèrent quotidiennement pour se nourrir, se soigner, se vêtir, quitte à piller quelques magasins[28][28]Ibid.. »

36Certes, ces « communautés miniatures » paraissent provisoires, et l’on peut légitimement s’interroger sur l’exemplarité d’expériences apparemment autarciques. Mais elles mettent au jour un enseignement capital et, sinon immédiatement politique, anthropologique, à savoir que le premier moteur des rapports sociaux ou, pour mieux dire, des relations humaines sans lesquelles l’homo sapiens est voué à l’informité, à la débilité, n’est pas le commandement étatique, non plus que le système de l’économie, mais une praxis immanente à la relation vécue, attestée jusque dans les situations les plus extrêmes. C’est pourquoi le plan des formes de vie est, en dernière analyse, celui d’une situation partagée, soit précisément ce qu’interdisent le commandement étatique et le système de l’économie en tant qu’ils organisent, sous le nom de « société », la division hiérarchique de toute situation et l’incommensurabilité des places que l’on y occupe.

37Se désaliéner supposerait donc de désactiver les dispositifs nommés « identité », « société », « nation », « entreprise », « travail », etc., dont les modes de vie, les émotions, les pratiques et les discours, comme le soulignait Marcuse, « sont vidés de tout contenu essentiel et réglés de l’extérieur par des lois “étrangères”[29][29]Philosophie et révolution, op. cit., p. 137. », « lois étrangères » auxquelles la communauté qui vient substituerait une éthique des formes de vie, immanente, anarchique et féconde : « Le propre de la situation à laquelle une commune fait face est qu’à s’y donner entièrement, on y trouve toujours plus que ce qu’on y amène ou que ce qu’on y cherche : on y trouve avec surprise sa propre force, une endurance et une inventivité que l’on ne se connaissait pas, et le bonheur qu’il y a à habiter stratégiquement et quotidiennement une situation d’exception. En ce sens, la commune est l’organisation de la fécondité[30][30]À nos amis, op. cit., p. 221.. »

38Pour tenter d’approcher au plus près ce dont il aura été question dans cette introduction aux écrits d’Agamben, et ressaisir l’idée générale en une image expressive, capable de mettre en lumière tant la chaîne des dispositifs (et/ou des commandements) que la communauté anarchique des formes de vie, tant la chute d’homo sacer que l’ascension de la singularité quelconque, et finalement tant l’aliénation politique, économique et sociale que la promesse messianique, il nous faut évoquer Parabole de William Faulkner.

39Le roman, écrit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, a pour contexte les tranchées de 14-18. Sur des bataillons entiers de soldats français, anglais, américains, mais aussi allemands et bien d’autres nationalités encore, plane un appel mystérieux, surnaturel, mystique : l’appel à ce que, comme un seul homme, les soldats se dressent et désactivent le dispositif de la bataille, destituant l’identité juridique, nationale, religieuse de chacun, de sorte que soit mis en lumière « cet Ingouvernable qui est tout à la fois le point d’origine et le point de fuite de toute politique ». Un soldat anonyme, « l’estafette », décrit la chose en ces termes : « Supposez-nous tous, tout le bataillon, au moins un bataillon, une unité sur l’ensemble de la ligne pour mettre la chose en train et montrer le chemin – laissant fusils, grenades et tout le bazar derrière nous dans la tranchée : nous contentant de grimper les mains vides par-dessus le parapet, de franchir les barbelés, et alors, simplement, de continuer à marcher les mains nues, non pas les mains levées pour nous rendre, simplement ouvertes pour montrer que nous n’avons rien pour blesser qui que ce soit ou lui faire du mal ; non pas en courant, en trébuchant, simplement marchant en avant comme des hommes libres – rien qu’un seul d’entre nous, un seul homme ; supposez rien qu’un seul homme, et puis multipliez-le par un bataillon : supposez tout un bataillon de nous qui ne désirons rien si ce n’est simplement rentrer chez nous, nous couler dans du linge propre, travailler, boire un peu de bière le soir, faire la conversation, et puis nous coucher et dormir sans avoir peur. Et peut-être, simplement peut-être, tout autant d’Allemands qui ne désirent pas davantage eux non plus, ou peut-être juste un seul Allemand qui ne désire pas plus que cela, déposant son ou leur fusil et leurs grenades, et sortant eux aussi de la tranchée les mains vides non pour se rendre mais simplement pour que tout le monde puisse voir qu’ils n’y ont rien, eux non plus, capable de blesser ou de faire mal[31][31]Parabole, « Folio », Gallimard, Paris, p. 454.… »

40Concluons que du roman de Faulkner, mais aussi bien du poème de Celan, ou du communisme de Marx, Agamben aura proposé l’interprétation la plus tranchante lorsqu’il écrit, à propos du personnage de Melville : « Mais si Bartleby est un nouveau messie, il ne vient pas, comme Jésus, pour racheter ce qui a été, mais pour sauver ce qui n’a pas été[32][32]Bartleby ou la création, op. cit., p. 85.. »

Notes

  • [1]
    Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, Rivages, Paris, 2004 ; Bartleby ou la création, Circé, Paris, 2014 ; Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages, Paris, 2007.
  • [2]
    Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 21.
  • [3]
    Ibid., p. 22.
  • [4]
    Ibid., p. 24-25.
  • [5]
    Homo Sacer. L’intégrale. 1997-2015, Seuil, Paris, 2016, p. 452.
  • [6]
    M. Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France (1980-1981), Seuil/Gallimard, 2004, Paris, p. 233.
  • [7]
    Ibid., p. 293.
  • [8]
    Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 26-27.
  • [9]
    Ibid., p. 30-32.
  • [10]
    « The Big Typescript », extraits publiés dans Ludwig Wittgenstein, Philosophical Occasions, cité par P.M.S Hacker in Wittgenstein, « Points », Seuil, Paris, p. 22.
  • [11]
    Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 35-37.
  • [12]
    L. Malson, « Les enfants sauvages et le problème de la nature humaine », in Les Enfants sauvages, Éditions 10-18, 1966, p. 8.
  • [13]
    Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 49-50.
  • [14]
    Investigations philosophiques, « Tel », Gallimard, Paris, p. 120.
  • [15]
    Homo Sacer. L’intégrale, op. cit., p. 641. Voir, à ce sujet, les poèmes de J. A. Benarroch parus sur le site lundimatin : « Pourquoi écrire des poèmes ? » (https://lundi.am/Pourquoi-ecrire-des-poemes).
  • [16]
    Ibid., p. 641
  • [17]
    Rivages, Paris, 2013.
  • [18]
    Homo Sacer. L’intégrale, op. cit., p. 1328-1329.
  • [19]
    Maintenant, La Fabrique, Paris, 2017.
  • [20]
    Denoël, Paris, 1969, p. 137.
  • [21]
    En réponse à cette objection, ou critique, voir notamment les écrits de Jean-Christophe Bailly.
  • [22]
    La Fabrique, Paris, 2017.
  • [23]
    Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, Paris, 2015.
  • [24]
    La Découverte, Paris, 2016.
  • [25]
    La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Le Seuil, Paris, 1990, p. 88-89.
  • [26]
    À nos amis, La Fabrique, Paris, 2014, p. 37.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Philosophie et révolution, op. cit., p. 137.
  • [30]
    À nos amis, op. cit., p. 221.
  • [31]
    Parabole, « Folio », Gallimard, Paris, p. 454.
  • [32]
    Bartleby ou la création, op. cit., p. 85.

https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-3-page-116.htm