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so 1467378181235 SO | 2020-12-11 09:44

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Mona Gérardin-Laverge : La langue, le langage, la parole : lieux d’oppression ou/et espace de liberté

Les articles et le travail de Mona Gérardin-Laverge marque l’importance du travail définitionnel à l’université comme dans la vie.

Mona Gérardin-Laverge : La langue, le langage, la parole : lieux d’oppression ou/et espace de liberté

La « libération de la parole », la prise de parole intempestive, le cri du cœur, le coup de gueule, le slogan, le témoignage, la tribune, l’acte d’agir en disant ou en écrivant la reconquête de la langue, Mona Gérardin-Laverge, chercheuse en philosophie, en a fait le cœur de son travail. Elle s’intéresse à la signification profonde de la prise de parole au sein des luttes sociales et à son impact sur les locuteur·trice·s. Pour elle, « si «parler» peut sembler du côté du dire, «prendre» est clairement du côté du faire, et «prendre la parole» c’est à la fois dire et faire, ou plutôt défaire le silence, défaire ce qui nous empêche de parler1 . »

Mona Gérardin-Laverge est une chercheuse en philosophie qui a soutenu sa thèse « Le langage est un lieu de lutte : la performativité du langage ordinaire dans la construction du genre et les luttes féministes » en 2018. Elle insère dans ses travaux des concepts propres aux études sur le genre, tels que « l’intersectionnalité » ou les « systèmes d’oppression » et participe ainsi à la construction d’un savoir enrichi ainsi qu’à l’élaboration et au développement de nouveaux outils méthodologiques dans un champ universitaire plus vaste. Elle associe dans la rédaction de ses articles, une compétence et une formation universitaire à une pratique et des savoirs militant·e·s.

Son travail comporte ainsi plusieurs objectifs : un objectif intellectuel dans le cadre des études sur le genre et des études intersectionnelles et un objectif militant. Il valorise des voix minorées voire inexistantes à l’université : en effet, elle retranscrit et rend ainsi audibles des slogans de lutte, contribuant à visibiliser d’autres voix. Elle cite notamment un slogan féministe datant de 1972 qui fait écho à la situation actuelle : «Partout elles parlent, elles se parlent, elles parleront2». Par cette action, elle met en lumière les voix minorées, et leur donne un espace au sein même de la parole institutionnelle.

Les slogans, par leur format sont des outils éphémère de lutte, ils n’ont pas pour vocation première à demeurer ou à s’inscrire dans une histoire, Mona Gérardin-Laverge, elle contribue, en historicisant ce forme de lutte, à élaborer les archives du féminisme dont elle déplore la pauvreté. Son travail concourt également à la compréhension de l’hétérogénéité des luttes sociales et plus particulièrement celle des luttes féministes car elle montre, à travers les slogans, les revendications communes des mouvements mais aussi les disparités en leur sein.

Ainsi, on comprend que l’écriture de Mona Gérardin-Laverge est hybride : d’une part, comme dans son article sur l’Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle, ses travaux s’inscrivent dans un format universitaire qui est référencé, avec des notes de bas de page, une structure académique et un lieu de publication institutionnel (dans ce cas Semen, une revue universitaire de sémio-linguistique des textes et des discours).

D’autre part, elle utilise l’écriture inclusive et elle mobilise son expérience personnelle et militante dans son argumentation notamment lorsque dans son article, elle écrit que « pour [sa] part, certains slogans féministes [lui] sont des soutiens quasiment quotidiens dans la conduite de [sa] vie3. »

Un de ses article, Troubles fêtes – le pouvoir insurrectionnel de la prise de parole, recèle de nombreux outils pour analyser le discours militant des luttes sociales : Mona Gérardin-Laverge utilise la notion « d’ordre du discours » de Michel Foucault, notion qui est codépendante voire superposable à l’ordre social. Dans le même temps, elle emprunte aussi à une autrice féministe, Judith Butler, le concept de « performativité insurrectionnelle ». La chercheuse part du principe que « prendre la parole suppose précisément qu’on prend ce qu’on ne nous donne pas, donc qu’on fait ce que personne ne nous autorise à faire, cela signifie que ce geste ouvre une autre forme de performativité […] Parler de « performativité insurrectionnelle », c’est soutenir qu’on peut agir en parlant parce qu’on conteste et qu’on déstabilise les conditions sociales qui nous empêcheraient d’agir et qui empêcheraient notre discours de faire effet4 . »

Les articles et le travail de Mona Gérardin-Laverge marque l’importance du travail définitionnel à l’université comme dans la vie. La redéfinition de certains termes permet de repenser nos vécus et ne pas laisser le monopole de la parole dite « juste et légitime » aux élites, en effet « la redéfinition de mots [peut] être le lieu de contestation d’une identité sociale assignée et l’élaboration de nouvelles formes de subjectivité et de nouveaux rapports sociaux5 . » Elle s’attelle à inventer des passerelles pour lier et connecter l’acte de déplacer « l’ordre du discours » et la construction de savoirs réflexifs sur le discours.

Son travail fait écho à de nombreux autres travaux, notamment ceux de Maria Candea, chercheuse en linguistique, qui a produit un travail très intéressant sur la notion « d’accent de banlieue » dans un article publié dans une revue : Glottopol en 2017, où elle « [remet] en question [l’]existence ainsi que la consistance de toute notion d’accent social et [aborde] la variabilité des pratiques de prononciation par le biais du style (comme stratégie de distinction sociale, d’adaptation au contexte ou de construction située de soi) et de l’agentivité6 . » Ainsi la notion d’accent étant péjorative, la banlieue subit une dévalorisation systématique de son parlé par rapport aux « accents du pouvoir », dit « style du pouvoir », « l’accent » étant remplacé par le « style », qui a une connotation méliorative, quand il s’agit des dominants.

Il est très intéressant de mettre cette analyse en relation avec un texte, une tribune publiée le dimanche 1ier mars 2020, par Virginie Despentes dans Libération pour dénoncer le sacre de Roman Polanski aux Césars 2020. En effet l’autrice s’attaque violemment à l’ordre social avec ces mots, sa verve et sa colère :

« Les plus puissants entendent défendre leurs prérogatives : ça fait partie de votre élégance, le viol est même ce qui fonde votre style. […] On ne les aime pas malgré le viol et parce qu’ils ont du talent. On leur trouve du talent et du style parce qu’ils sont des violeurs. […] Votre plaisir réside dans la prédation, c’est votre seule compréhension du style. Vous savez très bien ce que vous faites quand vous défendez Polanski : vous exigez qu’on vous admire jusque dans votre délinquance7 . »

Maria Candea nous montre que le style qui est associé aux puissants, est un outils de maintien de l’ordre du discours et donc un outils de maintien de l’ordre social. Cependant, Virginie Despentes lorsqu’elle associe la notion de « style » aux violeurs renverse l’ordre du discours. L’autrice illustre avec panache la thèse défendu par Mona Gérardin-Laverge : La « performativité insurrectionnelle » qui découle de la prise de parole permet de subvertir les outils qui servent les systèmes d’oppression sociales, Virginie Despentes a ainsi une véritable action sur le monde et sur l’ordre social à travers sa prise de parole.

Mona Gérardin-Laverge écrit dans son article « C’est en slogant qu’on devient féministe » Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle, que « le genre est à la fois grammatical et social, il n’est pas une propriété des individus ou des corps mais une activité, un faire, une production à la fois individuelle, sociale et collective8 . » Elle s’intéresse dans cet article à la manière dont les slogans et plus particulièrement l’action de « sloguer » s’emploient à « dé-faire » le genre, à le déconstruire et donc à produire une action transformatrice sur le monde. « Faire » et « dire » des slogans ne sont pas que des pratiques et/une agentivité discursive (agentivité signifiant ici « puissance d’agir ») mais aussi une forme d’agentivité politique ou sociale9 . Par ailleurs elle s’aperçoit que les slogans sont très souvent des énoncés qui transforment en premier lieu la subjectivité des locuteur·trice·s. : Sloguer « peut constituer un « devenir-féministe10. »

Elle interroge la manière dont un discours peut être perçu et elle déconstruit le·a locuteur·trice comme étant le·a seul·e et unique acteur·trice de l’acte de parole (qu’il soit insurrectionnel ou non). Elle tente de réinscrire le discours comme un acte social qui « n’est pas la pure expression d’un·e sujet, qui en serait l’auteur·e original·e, mais [qui] s’élabore en interagissant avec d’autres discours, qu’il cite, reprend, répète, réarticule, déplace, conteste, etc. [Elle travaille] sur la place qu’il prend dans l’espace des discours, et sur la manière dont il se situe par rapport à d’autres discours11 . » C’est pourquoi l’objet « slogan », qui mobilise une certaine forme d’interdiscours, est un support très pertinent pour interroger la notion de répétition, de rythme, d’écho et la force transformatrice de la langue.

Elle met en évidence la manière dont les slogans incarnent aussi la voie de la déconstruction et deviennent un outil d’appropriation des revendications. Sa forme, qui est populaire, immédiate, facile d’accès, libre de toute autorisation, sans auteur·trice contraste fortement avec la littérature et le format livre qui matérialise la validation de l’institution et élève le statut d’écrivain·e par rapport à la masse. Le slogan n’a à prouver ni son origine, ni ce qu’il dit, contrairement aux discours universitaires qui doivent justifier l’origine de leurs pensées et qui suivent une méthodologie stricte.

Le travail de cette chercheuse ouvre de nombreuses pistes de réflexions et pose de nombreuses questions : comment interroger les objectifs des publications universitaires ? Comment comparer différentes formes de performativité insurrectionnelle au sein des différentes luttes sociales ? Quel lien existe-t-il entre l’émancipation collective de la parole dans la rue et l’émancipation produite à travers les réseaux sociaux ? Quels parallèles ou différences établir entre les slogans et les hashtag, comme #metoo et #balancetonporc ?

Mona Gérardin-Laverge offre ainsi au monde universitaire de belles perspectives de recherche mais participe surtout à la déconstruction de l’ordre social oppressif et contribue à nous faire comprendre la langue, non pas uniquement comme un lieu d’oppression, mais aussi comme un lieu d’exploration et un espace majeur de lutte.

Audrey Rouylou et Lola Dartois

  1. Mona Gérardin-Laverge, «troubles fêtes – le pouvoir insurrectionnel de la prise de parole», », Cours petite fille ! – #MeToo #TimesUp #NoShamefist, dirigé par Samuel Lequette et Delphine Le Vergos, 24 janvier 2019, Paris, Éditions des femmes Antoinette Fouque, p 3. [
  2. Mona, Gérardin-Laverge «troubles fêtes – le pouvoir insurrectionnel de la prise de parole», Cours petite fille ! – #MeToo #TimesUp #NoShamefist, dirigé par Samuel Lequette et Delphine Le Vergos, 24 janvier 2019, Paris, Éditions des femmes Antoinette Fouque, p 1. [
  3. Mona, Gérardin-Laverge, « C’est en slogant qu’on devient féministe » Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle, Semen, Revue de sémio-linguistique des textes et des discours, n°44, janvier 2018,Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, p 91. []
  4. Mona Gérardin-Laverge, «troubles fêtes – le pouvoir insurrectionnel de la prise de parole», »,Cours petite fille ! – #MeToo #TimesUp #NoShamefist, dirigé par Samuel Lequette et Delphine Le Vergos, 24 janvier 2019, Paris, Éditions des femmes Antoinette Fouque, p 3. []
  5. Mona, Gérardin-Laverge, « C’est en slogant qu’on devient féministe » Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle, Semen, Revue de sémio-linguistique des textes et des discours, n°44, janvier 2018,Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, p 96. []
  6. Maria Candea, La notion d’« accent de banlieue » à l’épreuve du terrain. GLOTTOPOL, Revue de sociolinguistique n°29, Parole de jeunesse – La part langagière des différenciations sociales [juillet 2017] Numéro dirigé par Michelle Auzanneau, Patricia Lambert et Nadja Maillard-de la Corte Gomez, p 18. [en ligne]https://moodle.univlyon2.fr/pluginfile.php/284695/mod_resource/content/1/30_candeaglottopol_publie.pdf []
  7. Virginie Despentes, Césars : « Désormais on se lève et on se barre », Tribune dans Libération, 01/03/2020, [en ligne] https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre1780212 []
  8. Mona, Gérardin-Laverge, « C’est en slogant qu’on devient féministe » Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle, Semen, Revue de sémio-linguistique des textes et des discours, n°44, janvier 2018,Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, p 87. []
  9. Mona, Gérardin-Laverge, « C’est en slogant qu’on devient féministe » Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle, idem, p 82. []
  10. Mona, Gérardin-Laverge, « C’est en slogant qu’on devient féministe » Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle, idem, p 86. []
  11. Mona Gérardin-Laverge, «troubles fêtes – le pouvoir insurrectionnel de la prise de parole», », Cours petite fille ! – #MeToo #TimesUp #NoShamefist, dirigé par Samuel Lequette et Delphine Le Vergos, 24 janvier 2019, Paris, Éditions des femmes Antoinette Fouque, p 5.