Gaston Bachelard . Le cosmos du fer. Chillida. Catalogue exposition Paris.

so 1467378181235 SO | 2021-01-17 08:35

Le cosmos du fer n'est pas un univers immédiat. Pour l'aborder il faut aimer le feu, la matière dure, la force. On ne le connaît que par des actes créateurs, courageusement éduqués.

Avant d'entrer dans la forge créatrice, Eduardo Chillida a tenté des destins beaucoup plus simples. Il voulait être sculpteur. On lui mit, suivant le classique apprentissage, les mains dans la glaise. Mais, raconte-t-il, ses mains tout de suite se révoltèrent. Plutôt que de mouler, il voulait dégrossir. Puisqu'il fallait apprendre à travailler les espaces solides, il mania d'abord le ciseau contre des blocs de plâtre. Mais le plâtre ne lui donnait que des délicatesses à bon marché ! La lutte des mains, il la veut fine et forte. La pierre calcaire et le granit font de Chillida un sculpteur accompli.

De telles rêveries de la dureté progressive peuvent-elles s'arrêter là ? Le ciseau n'est -il pas le vainqueur quotidien de la pierre ? Le fer est plus dur que le granit. À l'extrémité de la rêverie dure, règne le fer.

Au surplus ce grand lutteur des matières dures trouve que la masse interne des statues garde une résistance inattaquée. Il rêve d'une sculpture qui provoquerait la matière en son intimité. La sculpture de la pierre enferme, pour Chillida, un espace appesanti, un espace que le créateur humain a laissé sans [55] travail. Pour nous aider à jouir de l'espace matériel en réanimant les forces essentielles, la pierre ne peut plus rien. La pierre est masse, elle n'est jamais muscles. Eduardo Chillida veut connaître l'espace musclé, sans graisse ni lourdeur. L'être du fer est tout muscle. Le fer est force droite, force sûre, force essentielle. On peut construire un monde vivant dont tous les membres sont de fer. Chillida jette le ciseau et le maillet. Il prend la pince et la masse forgeronne.

C'est ainsi qu'un sculpteur est devenu forgeron.

Mais la révolution esthétique où nous entraîne Eduardo Chillida demande encore une plus grande décision. Il nous faut décharger le fer de toutes ses tâches traditionnelles, de toutes les obligations utilitaires. Avec le fer, l'artiste n'est pas condamné à faire des « objets ». Il lui faut faire des « œuvres », ses œuvres. Le fer, comme la couleur, a droit à l'originalité. Le fer de Chillida n'est le fer de personne. Ce singulier forgeron mène vraiment des rêves de fer, il dessine avec du fer, il voit avec du fer. Et tandis qu'il est dans ma chambre, me contant ses enthousiasmes de travailleur, je le vois tendre l'oreille : il écoute le fer propager sa force à travers les espaces maîtrisés ; il entend le fer répé-ter sa puissance en des formes qui sont comme autant d'échos matérialisés. Les échos ! c'est le titre que Chillida a donné aux cinq anneaux amoureusement placés comme les osselets d'une immense oreille « ex terne ». Car l'artiste mène tous ces rêves, des rêves de silence et de musicalité, dans le fracas de sa forge.

Et en voici de plus grands : Chillida veut que le fer nous révèle des réalités aériennes. Au village de la côte basque où il vit, il va édifier sur un rocher face à la mer une antenne de fer qui doit vibrer à tous les mouvements du vent. Cet arbre de fer qu'il fera croître du rocher, il l'appelle Le Peigne du Vent. Le rocher, à lui seul, en son pic isolé répondrait massivement aux fantaisies de la tempête. Le fer multiplié en ses branches par le marteau rêveur donnera toute son ampleur à la chevelure du vent.

D'autres pièces aériennes doivent être suspendues. Elles disent leur harmonie en tous les azimuts. Elles sont si solidement composées qu'on oublie le fil qui les soutient. Une sorte de liberté de symboles est en elles. Chaque rêveur peut y enfermer ses songes. Pour moi, ces œuvres du fer volant sont des cages-oiseaux, des oiseaux-cages, des cages qui vont s'envoler ; mais je ne force personne à rêver comme je rêve, à lire comme je le fais le destin de telles œuvres qui réalisent une synthèse de la substance et du mouvement. Avec le fer, le mouvement fort a trouvé sa substance véritable. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Chillida éveille la rêverie du fer en liberté.

D'ailleurs, dans toutes les œuvres de Chillida, le fer impose ses propres initiatives. L'œuvre se développe sans plan ni dessin préalables. Ce forgeron qui veut réaliser en toute pureté la rêverie forgeronne est hostile à toute maquette. Un modèle réduit ne serait qu'un réseau de fils de fer ployés par des doigts paresseux. Ce serait la négation même du génie de la forge.

Avec quelle ferveur Chillida me raconte la croissance autonome d'une œuvre ! Il revit en parlant le diagramme de son travail. Tel jour, le plus gros marteau a sans cesse travaillé ; la pièce dix fois fut remise au feu. Tel autre jour, sur la pointe de l'enclume, à petits gestes, le marteau, content de sonner, forgeait une image légère. Quelle différence entre le jaillissement des étincelles sous les coups excessifs et les petites fusées du fer qui s'assombrit ! C'est dans de telles expériences que le forgeron sent tous les drames — si divers ! — du fer et du feu.

Mais une heure vient où le travailleur sait que le drame est fini, que les dimensions de l'œuvre sont atteintes. L'espace est conquis. Le sculpteur-forgeron est sûr alors d'avoir fait dire au fer ce que la pierre ne pouvait pas dire. Il a trouvé le secret de la solidité débarrassée de toute inertie.

Si l'on était tenté de désigner de telles œuvres sous le titre général de ferronnerieabstraite, on perdrait tout de suite le bénéfice de l'étonnante stimulation qu'elles donnent à l'imagination matérielle. Ce serait ne juger que par les formes des œuvres qui sont faites à la gloire de la matière. Ici, le forgeron nous convie à ses longues rêveries sur l'image matérielle du fer. Il connaît l'âme complexe du fer. Il sait que le fer a des sensibilités étranges. Des fers qu'on croit achevés par des métallurgies savantes continuent à vivre sourdement. Peu à peu, ils reçoivent on ne sait quelle patine interne qui ressort à la forge sous la violence du marteau. Mais combien plus complexes encore deviennent les fers abandonnés ! Pour les portes de la basilique franciscaine consacrée à la Vierge d'Aranzazu, Eduardo Chillida a voulu partir d'un fer appauvri, d'un fer vieilli, délaissé. Il a martelé le fer rouillé. La rouille est maintenant insérée dans le métal, inoffensive, réconciliée. Elle est prête aux merveilles d'un fer incorruptible. Elle apporte des valeurs fauves au gris implacable du métal. Et les portes sont heureusement à la fois jeunes et vieilles, solides au seuil de la nouvelle église.

Sans doute le temps n'est plus où les bons couteliers enterraient de longues années l'acier qu'ils devaient travailler. On lit cependant enco-re dans un livre très positif consacré au métier de serrurier dans l'Encyclopédie Roret : : « Le fer et l'acier paraissent acquérir de la qualité par un long séjour hors de la lumière, dans des lieux obscurs et humides... Les forgerons qui ont besoin d'une pièce de fer d'une grande té-nacité emploient de préférence des riblons qui ont séjourné longtemps dans un mur, tels que des gonds de portes et de grilles... En Espagne, les bons canons de fusils se font avec de vieux fers de mules ; c'est pour cela que les escopettesles plus estimées portent le nom d'herraduras sur leur canon. »

Les traditions et les rêveries sont consonantes : le vrai forgeron ne peut oublier les rêves primitifs. La rêverie concrète le domine. Tout devient histoire en lui, longue histoire. Il se souvient de la rouille et du feu. Le feu survit dans le fer froid. Chaque coup de marteau est une signature. Quand on participe non seulement à l’œuvre réalisée, mais à l'ouvrage pris dans sa force et ses rêveries, on reçoit des impressions à la fois si concrètes et si intimes qu'on sent bien qu'ici les séductions d'un art abstrait sont inefficaces.

Ainsi, avec l'œuvre du fer esthétisé, en face d'un cosmos métallique, il faut non pas seulement contempler, il faut participer au devenir ardent d'une violence créatrice. L'espace de l’œuvre n'est pas seulement géométrisé. Il est ici dynamisé. Un grand songe rageur a été martelé.

Mais tous ces songes ne se trouvent-ils pas, à notre insu, en nous-mêmes, simples hommes aux mains pâles ? Ce qui nous est offert ici, n'est-ce pas un grand rêve de primitivité humaine ? Très loin, dans un passé qui n'est pas le nôtre, vivent en nous les rêveries de la forge. Il est salutaire de les faire revivre. Quel conseil de forces, de jeunes forces, dans L’œuvre de Chillida ! Quel appel à l'énergie matinale ! Quel cosmos du matin vigoureux ! Depuis que j'ai épinglé au coin de mes rayons de livres trois photographies des œuvres de Chillida, je me réveille mieux. Je suis tout de suite plus vif. Le travail me plaît. Et il m'arrive, vieux philosophe que je suis, de respirer comme un forgeron.

Gaston Bachelard