Florence Weber, Brève Histoire de l’anthropologie. Paris, Flammarion, 2015, 354 p., bibl., index, chronol., ill. (« Champs essais »).

so 1467378181235 SO | 2021-04-06 07:05

Produire une histoire qui restitue les multiples dimensions d’une discipline aussi vaste et ancienne que l’anthropologie sociale tient de la gageure, et ce, d’autant plus si le format de poche de l’édition impose à cette histoire d’être « brève ». C’est pourtant le défi que relève avec brio Florence Weber. L’écriture, claire et concise, évite tout jargon ; le propos, appuyé sur une solide érudition, n’en est pas moins très riche et intéressera tant le spécialiste que le profane.

  • 1 Mentionnons, en particulier, son Manuel de l'ethnographe, Paris, Presses universitaires de France, (...)

Étant donné ses axes de recherches 1, le choix opéré par l’auteure ne surprendra guère. Cette histoire s’organise autour de la question clé que constitue l’enquête :

dans quels contextes le savoir anthropologique s’est-il constitué ?

Quelles méthodes, quelles pratiques ont été mises en place ?

Par la volonté de leurs promoteurs ou par la simple force des choses ?

Comment les conditions de l’enquête ont-elles influencé les savoirs et leur perception ?

Quels démarcations et rapprochements avec les autres disciplines scientifiques ont marqué les différentes périodes ?

Telles sont quelques-unes des nombreuses questions abordées au cours de l’ouvrage, lequel se présente beaucoup moins comme une histoire des théories anthropologiques que comme une histoire de l’enquête. Plus exactement, la première n’est traitée qu’à travers le prisme de la seconde.

C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles l’auteure, loin de limiter son périmètre à la période, somme toute restreinte, durant laquelle l’anthropologie s’est structurée en tant que discipline académique, porte son regard sur des époques et des contrées lointaines, où des voyageurs, des diplomates, voire de simples curieux, ont cherché à comprendre l’autre et à rendre compte de ses coutumes. Le texte s’ouvre ainsi sur l’Antiquité, détaillant en particulier l’œuvre d’Hérodote ; il se poursuit sur la période médiévale au cours de laquelle émerge la figure saillante d’Ibn Khaldûn, puis aborde l’époque moderne. Preuve de la richesse de ce tour d’horizon, la décennie 1860, traditionnellement considérée comme décisive pour la naissance formelle de la discipline, n’est seulement traitée qu’à la moitié de l’ouvrage.

Au fil des pages se succèdent de vivants portraits et autant de courts, mais éclairants, exposés du contexte, des enjeux, des accomplissements et des échecs de la connaissance anthropologique. Les grandes figures, parmi lesquelles celles de Morgan, Boas, Malinowski ou de Lévi-Strauss, sont évidemment présentes. Mais on découvre également avec plaisir des personnages qui, bien que moins célèbres, se révèlent être tout aussi dignes d’intérêt, tel Volney qui, à la charnière des xviiie et xixe siècles, a accompli une œuvre théorique et pratique considérable.

Tout au long de son exposé, Florence Weber examine les problèmes soulevés par les différentes approches et techniques d’enquête. Elle souligne en particulier l’opposition, mais aussi la complémentarité, entre l’enquête par familiarisation, où il s’agit de s’approprier, sans commettre d’erreur d’interprétation, les codes et les représentations d’une culture étrangère, et l’enquête par distanciation où, à l’inverse, le scientifique tente de prendre du recul par rapport à sa propre culture afin de mieux la comprendre. Dans tous les cas, à l’instar des sciences de la nature, le problème crucial consiste à tenir compte des perturbations induites par l’acte d’observation sur le réel pour parvenir à la connaissance objective de celui-ci.

Le choix de focaliser le propos sur l’enquête aboutit toutefois à quelques conclusions que l’on n’adoptera pas nécessairement sans réserve. La discipline se voit caractérisée bien davantage par sa méthode que par son objet : « L’unité de l’anthropologie sociale repose aujourd’hui sur la méthode ethnographique, c’est-à-dire sur l’enquête directe menée par le savant lui-même, par opposition aux enquêtes déléguées à des personnels subalternes, utilisées notamment en sociologie, en science politique et en science économique » (p. 12).

Ce faisant, le traitement théorique du matériau ainsi récolté semble passer au second plan. L’ambition de forger une théorie générale des formes sociales, qui devrait logiquement motiver l’accumulation des connaissances, paraît s’effacer devant les problèmes posés par cette accumulation elle-même. Lorsqu’une telle perspective est évoquée, c’est toujours pour être rattachée à un passé révolu et être écartée. Le programme de recherche évolutionniste, en particulier, est assimilé sans ambages à sa variante unilinéaire la plus pauvre et disqualifié en quelques lignes. Ses développements modernes sont purement et simplement ignorés : nulle mention du courant néo-évolutionniste américain, et pas davantage des travaux majeurs d’Alain Testart. Les apports mutuels, depuis plusieurs décennies, entre les sciences de la préhistoire et l’anthropologie sociale sont ainsi mis de côté et celle-ci se voit ainsi, de manière dommageable, entièrement restreinte aux sociétés du présent (les seules susceptibles d’être enquêtées).

Dans le même esprit, le traitement de la difficile question de l’ethnocentrisme et des « cultures » (nulle part définies par rapport aux structures sociales) peut également laisser insatisfait. Entre l’universalisme de certains droits fondamentaux et le « respect des cultures », le texte n’échappe pas toujours aux apories. Ainsi commentant Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, Florence Weber écrit : « Nous dirions aujourd’hui, sans doute, que l’ethnocentrisme de la langue (comme les Grecs méprisaient les Barbares), de la culture (y compris de la culture de classe) ou de religion (les frères en religion pouvant combattre leurs frères de sang) occupe une place aussi grande que le racisme stricto sensu parmi les idéologies dangereuses, ainsi que la discrimination selon le genre, l’âge ou le handicap » (pp. 244-245). Mais qualifier la discrimination (fort banale dans les sociétés étudiées par l’anthropologie sociale) d’idéologie « dangereuse », n’est-ce pas déjà verser dans l’ethnocentrisme tant dénoncé ?

Quoi qu’il en soit, et au-delà des opinions divergentes que les lecteurs pourront avoir sur ces questions, la Brève histoire de l’anthropologie de Florence Weber constitue une introduction aussi originale qu’accessible à ces problématiques. On ne saurait trop en recommander la lecture.

Notes

1 Mentionnons, en particulier, son Manuel de l'ethnographe, Paris, Presses universitaires de France, 2009 (« Quadrige. Manuels »), ainsi que son Guide de l'enquête de terrain, co-écrit avec Stéphane Beaud, Paris, La Découverte, 1997 (« Guides Repères »).

Haut de page

Pour citer ce document

Référence papier

Christophe Darmangeat, « Florence Weber, Brève Histoire de l’anthropologie », L’Homme, 221 | 2017, 205-206.

Référence électronique

Christophe Darmangeat, « Florence Weber, Brève Histoire de l’anthropologie », L’Homme [En ligne], 221 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 06 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/30409 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.30409