Éthique du récit testimonial, Annie Ernaux. Jérôme Meizoz

so 1467378181235 SO | 2020-11-09 12:34

https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2010-2-page-113.htm

Nourrie des sciences sociales, la démarche littéraire d’Annie Ernaux s’inspire en partie de la pratique de l’observation de terrain. Ainsi, son ouvrage le plus commenté à ce jour, la Place (prix Renaudot 1984) a porté comme titre de travail, tout au long du processus de sa rédaction, le titre « Éléments pour une ethnologie familiale[1][1]Ernaux, « Raisons d’écrire », dans Dubois J., Durand P., Winkin… ». À partir des années 1980, Ernaux emprunte explicitement ses démarches d’écriture à des travaux sociologiques ou ethnologiques, notamment leurs outils et méthodologies : elle établit des fiches préparatoires, consignant souvenirs et indices sociaux, recueille des témoignages, des photos, fait des observations in situ (supermarché, métro), dont témoignent deux ouvrages, Journal du dehors (1993) et la Vie extérieure (2000) [2][2]Sur ces emprunts de méthodes en sciences sociales, voir….

2Dans les entretiens qu’elle accorde, l’écrivaine se présente comme ayant vécu, au contact de divers milieux, l’expérience d’une « transfuge de classe » placée constamment en « position d’observateur et d’ethnologue involontaire [3][3]Ernaux, entretien avec I. Charpentier, mai 1993, cité dans I.… ». Cet article propose d’examiner l’éthique narrative propre à cette posture de témoin, à travers deux options formelles qui l’incarnent : d’abord, une énonciation « transpersonnelle » et ensuite, l’effort vers une « écriture plate ».

Un « je transpersonnel »

3Dans des textes de réflexion sur sa pratique, Annie Ernaux résume son projet par la volonté de mettre un « je transpersonnel » aux commandes de ses récits (Ernaux 1994). L’auteure se veut portraitiste d’un monde et d’une époque, en transcendant sa seule subjectivité pour se faire l’expression d’une expérience collective. En effet, la réflexion sur l’énonciation des récits est palpable dans les trois modes mis en œuvre successivement par Ernaux : d’abord celui du « je » fictif des romans à la première personne (Les Armoires vides, 1974), ensuite celui du « je » autobiographique des récits familiaux (La Place), et enfin, dans les Années (2008), l’abandon du « je » au profit d’une énonciation sur soi à la troisième personne (« elle ») ou d’une énonciation collective propre au milieu social (« on »). Un sujet se donne bien comme source de perception, le récit est pris en charge énonciativement, mais il se détache de sa singularité aveuglante pour accueillir toutes sortes de faits du monde « extérieur ». Tel était d’ailleurs le projet de Journal du dehors comme journal non intime.

4Le récit « transpersonnel » se donne dans un verbe neutre qui n’est jamais en surplomb du langage et des valeurs des personnages. L’énonciatrice se tient volontairement « au-dessous de la littérature », renonce aux formes flamboyantes et à l’effet de connivence suscité par les allusions littéraires :

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« Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. »
(Une femme, p. 23)

 

6Demeurer « au-dessous de la littérature » est un positionnement clair à l’égard des romanciers contemporains, notamment les tenants du récit formaliste. Dès la Place, Ernaux affirme de manière quasi militante son « refus de la fiction », cohérent avec le choix d’une écriture nourrie d’observations sociologiques [4][4]Ernaux & Frédéric-Yves Jeannet, L’Écriture comme un couteau,… :

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« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». »
(La Place, p.20)

 

8Un tel impératif éthique (« je n’ai pas le droit de… ») conduit l’écrivaine à parler en faveur de lecteurs partageant la même expérience de l’illégitimité culturelle :

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« À travers mon père, j’avais l’impression de parler pour d’autres gens aussi, [pour] tous ceux qui continuent de vivre au-dessous de la littérature et dont on parle très peu. » [5][5]Ernaux, entretien avec I. Charpentier, février 1995, dans I.…

 

10Le projet qui vise un tel destinataire s’adosse à un protocole narratif factuel et réaliste, fondé sur des pratiques d’observation patiente, refusant tout recours à la fiction. À l’orée et à la clausule de la Place, des métalepses présentent ce « je » testimonial et son projet objectivant :

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« Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée. »
(La Place, p. 21)

 

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« J’ai fini de mettre au jour l’héritage que j’ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j’y suis entrée. »
(La Place, p. 100)

 

13À partir de ces choix énonciatifs se dégage une « posture » d’auteure, au sens spécifique de cette notion (Meizoz 2003 ; 2007) : les conduites littéraires publiques d’Annie Ernaux, ses propos en entretien ainsi que la voix de l’énonciatrice dans les textes convergent par l’ethos du témoin[6][6]Voir Philippe Roussin, « L’économie du témoignage », dans Commu… et le parti pris d’un regard ethnologique sur le monde. Réactualisant de manière singulière le récit de l’indignité sociale (dont Rousseau et Genet sont les phares), Ernaux met en œuvre une posture ethnographique d’observatrice méticuleuse et lucide, qui enquête sur une « mémoire humiliée » pour déconstruire la « honte » sociale longtemps éprouvée (la Place, p. 65 et 10). Réhabilitation, réparation, rétablissement de la cohérence d’une histoire jusque-là douloureuse, telles sont les visées argumentatives du récit.

14Il s’agit bien d’une éthique de l’énonciation, le travail d’écriture se présentant comme une réparation tardive, une geste de retissage familial et social de la part de celle qui a pu se juger comme traître à son milieu. La réparation résulte alors des effets généralisants de l’objectivation qui dévoile les logiques sociales des vies dominées et redonne mémoire aux exclus de la grande histoire, comme l’accomplissent également, à la même période, Pierre Bergounioux (Miette, 1995), François Bon (l’Enterrement, 1992) ou Pierre Michon (Vie de Joseph Roulin, 1988).

L’écriture « plate »

15Au cœur de la réflexion d’Ernaux sur les valeurs véhiculées par une technique d’écriture loge une conviction, que « la position sociale, culturelle, du narrateur » constitue un enjeu majeur du récit [7][7]Ernaux, « Vers un je trans personnel », dans Lecarme Jacques… : dans son projet testimonial, la narratrice ne bénéficie d’aucune position de surplomb (ironique ou scientifique), elle ne peut prétendre à juger les valeurs des personnages, seulement les décrire et les interpréter en référence aux cadres de la culture propre à leur milieu [8][8]Ernaux a été une lectrice passionnée d’un texte fondateur des… :

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« Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire des nouvelles essentielles. »
(La Place, p. 21, je souligne)

 

17

« Je leur répondais aussi sur le ton du constat. Ils auraient ressenti toute recherche de style comme une manière de les tenir à distance. »
(La Place, p. 81)

 

18Au contraire, tout l’enjeu de ces récits, dans leur apparente simplicité formelle, consiste à retrouver le point de vue social qu’elle a partagé avec eux, avant d’accéder à un autre milieu social par l’instruction : ne pas appliquer à son père et sa mère le jugement ambivalent des classes cultivées sur les milieux populaires, mais les décrire, comme un ethnologue, dans leur cohérence propre. Ni le regard exotique et compassionnel sur les « braves gens », ni l’ironie sur le « monde d’en bas » n’a sa place dans ce projet littéraire (la Place, p. 65).

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Écriture « plate » ou « neutre » [9][9]Voir Pierrot Jean, « Annie Ernaux et l’“écriture plate” », dans…, la notion évoque celle proposée autrefois par Roland Barthes dans sa réflexion sur l’écriture « neutre » ou « blanche » :
« Dans n’importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d’un ton, d’un ethos, si l’on veut, et c’est ici précisément que l’écrivain s’individualise clairement parce que c’est ici qu’il s’engage. » [10][10]Barthes, « Qu’est-ce que l’écriture ? », dans le Degré zéro de….

 

20Alors que le style relèverait du tempérament et de la pulsion biologique selon Barthes, l’écriture quant à elle constitue un choix issu de « la réflexion de l’écrivain sur l’usage social de sa forme et le choix qu’il en assume » (ibid., p. 15).

21Cette signification proprement sociale et politique de l’acte d’écriture, Ernaux l’assume pleinement et en réfère d’ailleurs explicitement à Barthes [11][11]Ernaux & Jeannet, L’Écriture comme un couteau, 2003, p. 79.. L’écriture plate permet de contrôler l’énonciation et ses valeurs, d’« éviter la complicité, la connivence de classe, avec le lecteur supposé dominant » afin de « l’empêcher de se situer au-dessus de [son] père. C’est un choix politique, nécessaire, intransigeant [12][12]Ernaux, « La littérature est une arme de combat… » (entretien… ». Pour maintenir cet effet, le matériau du récit se compose avant tout des mots et images du monde d’origine :

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« Il me semble que je cherche toujours à écrire dans cette langue matérielle d’alors et non avec des mots et une syntaxe qui ne me sont pas venus, qui ne me seraient pas venus alors. Je ne connaîtrai jamais l’enchantement des métaphores, la jubilation du style. »
(La Honte, p. 74)

 

23Annie Ernaux emprunte certes à Pierre Bourdieu la notion de « distance objectivante[13][13]Ernaux, « La littérature est une arme de combat… », 2005, p.… », mais elle l’actualise dans une écriture qui n’est pas celle de la sociologie, mobilisant alors des ressources de narration, d’images ou de mise en scène propres à la littérature :

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« Lorsque j’écris, il m’arrive quelquefois d’employer certains mots de la sociologie, mais pas systématiquement, parce qu’en fait, lorsque j’écris, les choses ne se présentent pas à moi sous leur forme abstraite, […] ce qui me vient, ce sont des scènes, ce sont des sensations. […] L’écriture de la distance, c’est une façon d’objectiver ma situation… » [14][14]Ernaux, « La littérature est une arme de combat… », 2005, p.…

 

25La « littérature », conçue comme un canon de textes diffusés par des institutions savantes, suscite un effet d’intimidation culturelle sur ceux qui ne possèdent pas les codes d’appropriation, ici le père de la narratrice [15][15]Voir Jérôme Meizoz, “Annie Ernaux, une politique de la forme”,…. À partir de là,

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« […] la seule position narrative tenable était d’adopter une « écriture de la distance » correspondant à [sa] situation […]. Cette expression « écriture de la distance » désignait dans [son] esprit à la fois le style, la voix, dépourvue de marques affectives, et la méthode… » [16][16]Ernaux, « Raisons d’écrire », dans Dubois J., Durand P. et…

 

27À la narration plate s’associe encore une même manière de traiter les mots du monde qualifié par condescendance « d’en bas ». Cités en discours rapporté (guillemets ou italiques), ces langages occupent une place importante dans les récits où ils agissent comme témoins d’un plurilinguisme social conflictuel. La narratrice s’efforce de ne pas adopter un point de vue normatif, issu du jugement scolaire, sur ces manières de dire :

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« Puisque la maîtresse me « reprenait », plus tard j’ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que « se parterrer » ou « quart moins d’onze heures » n’existaient pas. Il est entré dans une colère violente. Une autre fois : « Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps ! » Je pleurais. Il était malheureux. »
(La Place, p. 57-58)

 

29En termes narratologiques, on dirait que le je-narrant rejette les valeurs au nom desquelles le je-narré jugeait la parole du père. Une neutralité de jugement s’impose, telle qu’elle est pratiquée par la sociolinguistique [17][17]Notamment dans les travaux de Bourdieu datés des années…. Pourtant nombre de commentaires narratifs portent un jugement sévère à l’encontre des usages littéraires de la langue populaire :

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« Le patois avait été l’unique langue de mes grands-parents.
Il se trouve des gens pour apprécier le « pittoresque du patois » et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n’a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément. »
(La Place, p. 56)

 

31Non contente de montrer la guerre des registres et ses fondements sociaux, mettant en question par là même le français national scolaire comme modèle unique, Ernaux attaque (après Céline qui avait lancé le même reproche) le jugement linguistique du monument littéraire français par excellence, Marcel Proust. Tout en dénonçant la perception déréalisée des milieux populaires qui a cours dans la culture lettrée, Ernaux s’est appropriée ces outils de pensée et d’écriture, allant même jusqu’à dire qu’elle « utilise le savoir-écrire “volé” aux dominants[18][18]Ernaux & Jeannet, L’Écriture comme un couteau, 2003, p. 33. ». La « posture » que j’ai décrite se décline ici en un positionnement littéraire explicite, ambivalent à l’égard de la tradition lettrée.

Conclusions

32Après avoir abandonné à la fin des années 1970 le genre romanesque, Annie Ernaux a fait le choix d’une énonciation testimoniale calquée sur un projet voisin de l’ethnologie, comme en témoigne l’adoption d’un « je transpersonnel ». Cela constitue également un parti pris, dans le champ de la littérature contemporaine, contre l’assimilation de plus en plus exclusive de la « littérature » au seul genre romanesque et contre des usages déréalisés de la fiction. En outre, la patiente élaboration d’une écriture neutre ou « plate » vise à relativiser le primat de la fonction esthétique, pour privilégier, dans la démarche littéraire, une visée cognitive libérée des préjugés sociaux. Le philosophe Jacques Bouveresse a récemment, rappelé dans la Connaissance de l’écrivain (2008) les savoirs propres à la littérature largement sous-estimés, voire niés, selon lui, durant la période structuraliste et formaliste. L’écriture de la « langue matérielle » dans les récits d’Annie Ernaux se présente comme un outil éthique de connaissance plutôt que comme une quête de littérarité [19][19]Je renvoie ici à l’article de Gérard Mauger, « Les… (la Honte, p. 74).

33Décrit comme « auto-socio-biographique [20][20]Ernaux & Jeannet, L’Écriture comme un couteau, 2003, p. 21. », le projet de l’écrivaine pourrait être confronté avec profit à la méthode d’« auto-socioanalyse » mise en œuvre par Pierre Bourdieu dans son ouvrage (posthume), Esquisse pour une socioanalyse (2004). Une telle démarche de retour objectivant sur le moi social constitue la condition préalable à toute morale de l’écriture, au sens où l’entendait Barthes (1953), et gouverne la « posture d’écriture » qu’Ernaux s’est choisie [21][21]Ernaux & Jeannet, L’Écriture comme un couteau, 2003, p. 37. À….