EPUISEMENT DE l'ART / Matthew Rampley / Sociologie de l'art

so 1467378181235 SO | 2020-11-01 09:55

https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2005-2-page-157.htm#

« Le fait que l’art puisse être distingué comme unité indépendante des autres systèmes sociaux ne dérive d’aucune idée particulière, mais du fait que les œuvres d’art régulent l’observation […] dans la mesure où elles fournissent à l’observateur des distinctions auxquelles il doit s’accrocher s’il veut prendre une part active à l’art ». Les termes « observation » et « distinction » ont des significations techniques spécifiques chez Luhmann, mais leur sens général est clair : l’observateur se doit de répondre à l’œuvre d’art d’une certaine manière (mais pas de n’importe quelle manière) s’il veut faire partie du système artistique. Cependant, on remarque que même ici, c’est l’œuvre d’art plutôt qu’un ensemble de règles plus générales qui « disciplinent » l’observateur, et ceci va de pair avec l’insistance constante de Luhmann sur l’importance des micro-événements qui conduisent à la formation du système social, plutôt que sur le rôle d’un ensemble plus large de règles qui gouvernent le système entendu comme totalité.

L’art comme système social

Le principe de base de la sociologie de l’art telle que l’ébauche Luhmann est que l’art, de même que le droit, l’économie, la politique et la science, constitue un système social, et qu’il s’agit ainsi d’un système d’opérations communicationnelles qui s’auto-définit. Cependant, il faut également noter que, pour Luhmann, l’émergence d’un système social de l’art est un phénomène récent. Dans L’Art comme système social, Luhmann retrace l’évolution du système social de l’art qui se différencie vers la fin du 17e siècle, connaît un déclin des formes courtoises de patronage traditionnel, ce qui a permis le développement du marché de l’art. Autrement dit, l’art doit être pensé dans le cadre d’une théorie plus large de la société, selon laquelle la structure stratifiée de la société médiévale et post-médiévale (c’est-à-dire une société basée sur les distinctions et les structures de classes) a été remplacée par une structure différenciée sur le plan fonctionnel. Luhmann suggère que la naissance de la notion d’artiste au cours du 16e siècle est l’un des premiers indices importants de ce changement, dans la mesure où l’artiste ne pouvait pas être intégré dans la structure traditionnelle de classes de la société européenne, ce qui a donc conduit à la réorganisation de la société en termes fonctionnels.

En termes de critique d’art et d’histoire de l’art, la thèse prend pour point de départ l’autonomie de l’art, corollaire de la modernité comme processus de différenciation. Pour Emmanuel Kant, la raison même se divise en fonctions compartimentées même si le jugement esthétique joue encore un rôle de synthèse des éléments disparates de l’expérience subjective. Pour les générations suivantes, l’art et l’expérience esthétique ne remplissent plus cette fonction unificatrice mais constituent eux-mêmes un domaine spécifique de l’expérience, de la culture. Cette conception influencera jusqu’à la critique formaliste de Clive Bell et Roger Fry, l’histoire de l’art d’auteurs tels que Henri Focillon et Bernard Berenson et les théories du modernisme de Clement Greenberg et de Michael Fried. Cette notion d’autonomie de l’art sera néanmoins sujette à controverse et fortement contestée depuis les années 1970, notamment à travers les discours marxistes et féministes. Mais il faut souligner que le terme d’autonomie reçoit une acception très différente dans la théorie des systèmes sociaux de Luhmann qui est, à cet égard, en dépit du différend entre Luhmann et Habermas, plus proche de la théorie critique de l’esthétique allemande que de la critique formaliste. Il faudrait notamment comparer la pensée de Luhmann avec celle de Theodor Adorno qui, bien que convaincu du caractère social de l’art, affirme lui aussi que c’est le processus de modernisation de la société qui a produit un art autonome, avec sa propre sphère de valeurs esthétiques, alors qu’auparavant l’art était subordonné aux intérêts de l’Église et du Prince. En effet, chez Adorno, et plus particulièrement dans sa Théorie Esthétique de 1970, le grand drame de l’art moderne réside dans la tension entre les exigences de la société capitaliste moderne, d’une part, et, d’autre part, dans les tentatives pour conserver une certaine autonomie critique. Pour Adorno, cette tension ne pourra jamais être résolue — l’art ne pourra jamais acquérir une autonomie totale, et, de manière plus significative, son œuvre est marquée par la peur de voir l’art totalement absorbé dans le circuit du capitalisme, se réduisant ainsi à un produit distribué par « les industries de la culture » (Kulturindustrie). Toutefois, pour Luhmann la tension entre l’autonomie et l’hétéronomie dans l’art est le reflet du paradoxe constitutif de tout système social ; l’auto-référence et l’hétéro-référence dépendent l’une de l’autre. Alors qu’Adorno pensait à la situation particulière du modernisme et de l’avant-garde, la pensée de Luhmann implique que, dès lors que l’art émerge sous forme de système social qui s’auto-détermine sur le plan fonctionnel, de telles tensions font partie intégrante de sa formation. Pour citer Luhmann : « D’un point de vue sociologique, la séparation d’un sous-système social peut être inféré de ce qu’il démarque et de ce qu’il spécifie comme significatif dans l’environnement. Certaines relations environnementales donnent des résultats intéressants, d’autres sont à ignorer. Cette distinction présuppose que l’autopoièse (c’est-à-dire l’auto-organisation) soit bien établie, autrement dit, que les enjeux de l’art soient exprimés clairement […]. Pour utiliser une terminologie plus adéquate, on peut dire qu’un système d’art qui s’oriente de lui-même est toujours à la recherche d’un “contexte propice” qui laissera une large place à sa propre autonomie et à ses propres choix ».

En d’autres termes, comme dans la théorie générale des systèmes sociaux, l’art définit son environnement comme tout ce qui n’est pas de l’ordre de ses propres valeurs générées par lui-même de manière interne (les valeurs sont des “codes” dans la terminologie de Luhmann). Au 20e siècle, le système d’art moderniste a défini son environnement en termes de kitsch et du paysage commercial lié à la culture populaire, mais il faut être prudent ici, car les valeurs, les termes communicationnels par lesquels la distinction système/environnement s’est construite n’ont pas toujours été les mêmes. Au Mexique, par exemple, les pratiques d’art moderne s’intéressaient à la création populaire et aux traditions figuratives païennes, et utilisaient des distinctions tout à fait autres que celles de l’avant-garde européenne. Cette différence explique aussi pourquoi on n’a prêté attention que récemment aux œuvres de Frida Kahlo, David Siqueiros ou Juan O’Gorman entre autres, dans les histoires traditionnelles de l’art moderne. À un stade antérieur de son évolution, la distinction système/environnement était basée sur l’exclusion de toute forme artisanale ; ceci ressort non seulement des prétentions philosophiques des œuvres d’art elles-mêmes, mais aussi des structures institutionnelles comme, par exemple, les académies qui se sont établies au cours du 17e siècle et les Salons du 18e siècle.

Ces remarques ne semblent pas très originales en soi mais la définition de l’autonomie de l’art par Luhmann fournit un cadre interprétatif renouvelé à une problématique ancienne. Pour la théorie de l’art formaliste traditionnelle, l’autonomie de l’art réside dans les propriétés formelles intrinsèques de chaque œuvre d’art. Clive Bell, par exemple, parle de « forme significative » (significant form) — s’agissant du pouvoir qu’ont les œuvres d’art de susciter une émotion esthétique — et la définit comme le trait distinctif de lart pur par rapport à son environnement ou à toute forme de production faussement considérée comme artistique. Ainsi, sa pensée s’insère-t-elle parfaitement dans ce courant bien établi au début du 20e siècle qui considérait l’histoire de l’art en termes d’histoire des formes ou des styles — à partir d’Alois Riegl ou Heinrich Wölfflin. Même la tradition marxiste déployait beaucoup d’énergie à réfuter le formalisme en insistant sur le rôle de l’œuvre d’art individuelle, et ceci depuis l’histoire de l’art matérialiste d’Arnold Hauser jusqu’à l’esthétique plus complexe d’Adorno. En effet, les écrits d’Adorno consistent en une analyse détaillée de nombreuses œuvres d’art, allant des compositions de Stravinsky, Wagner et Berg aux œuvres littéraires de Kafka, Heine et Proust. Luhmann, par contre, n’évoque les pratiques artistiques individuelles qu’en termes très schématiques, et ceci s’accorde avec sa théorie générale, puisque c’est pour lui la séquence de communications qui s’entretient et se reproduit de manière autonome, et qui est codée selon un ensemble de thèmes spécifiques, qui forme la base du système d’art. Du point de vue de la théorie des systèmes, les œuvres d’art constituent les éléments centraux du maintien des opérations de communication du système artistique, et Luhmann fait souvent référence à des exemples précis tels que les tableaux de Rembrandt, Madame Bovary ou Robinson Crusoé pour illustrer des arguments théoriques d’ordre plus général. Mais, le système de l’art n’est pas uniquement constitué d’œuvres d’art, mais aussi de communications quel qu’en soit le mode, à condition qu’elles soient codées par le système de l’art, et puissent ainsi y participer. Par conséquent, ceci inclut non seulement la production d’œuvres d’art, mais aussi leur exposition, la production de théories sur l’art, ainsi que la vente et la mise sur le marché de l’art.

La spécificité de cette pensée apparaît plus clairement si on la compare à la théorie institutionnelle de l’art qui s’est développée en Amérique dans les années 1960. Dans une réévaluation critique de l’œuvre de Duchamp, et en particulier de ses ready-made, les philosophes George Dickie et Morris Weitz tentent de déplacer l’intérêt de l’esthétique de l’objet d’art vers le contexte légitimant, à savoir le monde de l’art. Dans une argumentation qui fut reprise par la suite dans les années 1980 par Arthur Danto et Thierry de Duve, Dickie et Weitz proposent l’idée suivante : le statut de l’œuvre d’art ne dépend pas de propriétés formelles intrinsèques, mais plutôt de sa reconnaissance comme œuvre d’art par le monde de l’art. Le concept-clé réside dans la définition du monde de l’art comme institution, et les nombreuses critiques de Dickie et Weitz tournent essentiellement autour du problème de l’identification des limites du monde de l’art : où il commence et où il prend fin. Reste à déterminer qui en fait partie et comment le savoir, quelles institutions en font partie ou en sont exclues. Plus on entre dans ce type de questionnement, plus les frontières du monde artistique deviennent floues ; quand peut-on décider qu’un critique d’art fait partie du monde de l’art ou s’il reste un amateur ? Qui a le pouvoir de classer une production particulière parmi les œuvres d’art et un individu particulier parmi les artistes ? Quels sont les critères de sélection ? Car tant que la théorie institutionnelle de l’art verra le monde de l’art en termes essentialistes et substantiels, à savoir composé de certains types d’individus et d’institutions, elle ne pourra jamais apporter de réponse satisfaisante à ces questions, si ce n’est en décrétant de manière arbitraire qui en fait partie et qui en est exclu.

Luhmann nous propose en revanche de voir le monde de l’art (ou le système social de l’art) en termes fonctionnels, c’est-à-dire comme une opération d’événements particuliers de communication qui se définit. La question alors n’est plus « qui fait partie du monde de l’art ? », mais plutôt « quelles sont les communications qui constituent le système de l’art ? » Et la réponse à cette question ne se fait pas en référence à une liste de critères ou de normes, mais bien plutôt de la manière suivante : les communications qui constituent le système de l’art sont celles-là même qui initient ou répondent à des opérations antérieures du système de l’art, et auxquelles les opérations suivantes du système répondent.

Ce dernier point est important car il implique que lorsqu’une opération particulière, telle que la production d’une œuvre d’art, le développement d’une théorie de l’art ou l’organisation d’une exposition, ne parvient pas à provoquer de réponses codées de manière adaptée, alors elle ne joue pas un rôle significatif dans le système. Un artiste qui produit une œuvre à laquelle personne ne répond n’est pas un artiste, au sens sociologique du terme, quelle que soit la qualité esthétique de l’œuvre produite. Il n’est pas impossible cependant qu’il le devienne, même à titre posthume, si son œuvre est adoptée par le réseau de communications au sein du système. L’histoire est pleine de ces « redécouvertes » (comme celle du surréaliste américain Joseph Cornell) qui consistent bien souvent en un « recodage » de certains objets, ce qui revient à les soustraire d’un système social pour les placer dans un autre. On peut également penser à l’échec tragique et magnifique du mouvement Dada, qui ne tenta pas seulement de problématiser la distinction art/environnement, mais aussi de créer un système social entièrement nouveau, celui d’un anti-art, ex-nihilo, mais les produits de ce mouvement n’en ont pas moins été encodés par le système de l’art.

Les opérations du système de l’art dépassent donc la simple production d’œuvres d’art. La communication par les œuvres d’art reste la base de tout système d’art Luhmann écrit : « L’œuvre d’art se distingue des autres productions car c’est un objet qui peut être perçu, imaginé (ou décrit en littérature). Cette distinction est ce qui constitue l’art, et implique d’emblée un observateur qui utilise cette distinction même et pas une autre. Cependant, un système d’art différencié et fonctionnant de manière autonome ne peut naître que lorsque l’œuvre d’art individuelle se distingue d’autres œuvres d’art (et pas seulement d’autres produits qui pourraient être achetés au même titre). L’art devient alors le musée imaginaire de Malraux ».

Les communications contenues dans les œuvres d’art communiquent les unes avec les autres, et ceci « exige des critères de comparaison et des standards de jugement » . Les œuvres d’art sont au centre de la théorie, et pourtant, dans la théorie des systèmes de Luhmann, le statut et la signification de l’œuvre d’art ont connu d’importants changements. Bien qu’il considère généralement l’œuvre d’art — mais pas nécessairement — comme un objet physique qui résiste au temps, dans la mesure où celle-ci participe au système de l’art en tant qu’opération, elle est aussi considérée comme un événement éphémère et fugace. Comme le dit Luhmann : « Les opérations […] ne sont rien d’autre que des événements. Elles ne durent pas, et ne peuvent pas non plus être altérées. Elles naissent et disparaissent au même instant, ne prenant pas plus de temps que nécessite la réalisation de la fonction d’un élément […] », et il ajoute un peu plus loin que « Le système de l’art n’a pas de réalité en dehors du niveau des événements élémentaires. Il repose pour ainsi dire sur la dissolution constante de ses éléments, sur la nature transitoire de ses communications et sur une entropie qui se fait sentir en tout [… ] ».

En règle générale, Luhmann affirme que ce qui distingue les œuvres d’art n’est pas tant leurs propriétés physiques, formelles ou matérielles, mais plutôt leur rôle communicationnel au sein du système de communication de l’art. La question-clé est de savoir pourquoi Luhmann voit la communication comme un processus aussi transitoire. En réponse à cette question, on peut citer sa théorie complexe (et assez peu orthodoxe) de la signification, qui considère que le temps est essentiel à la production du sens. Je me limiterai cependant à une version très simplifiée de cette théorie, selon laquelle l’œuvre d’art ne fonctionne que brièvement comme une opération du système de l’art, c’est-à-dire au moment de son exposition publique. De plus, Luhmann ne pense pas que cette opération puisse être répétée. Ceci peut être illustré par un exemple concret. Les Demoiselles d’Avignon (1907) de Picasso a constitué, lors de sa production et de sa première exposition, un type particulier d’événement de communication. Sa production a également entraîné la production d’autres œuvres (c’est-à-dire d’autres opérations du système de l’art) à la fois chez Picasso et chez d’autres artistes. Cependant, dans les manifestations qui ont suivi — c’est-à-dire dans d’autres expositions —, sa fonction de communication s’est trouvée altérée. Ne constituant plus une incursion surprenante dans le langage de la peinture du début du 20e siècle, cette œuvre est devenue un document de l’histoire du primitivisme ou une étape du développement de l’œuvre de Picasso, ou bien encore, dans les interprétations contemporaines, un exemple de l’idéologie colonialiste de la culture européenne moderne. Alors que la toile a été exposée en différentes occasions, Les Demoiselles a constitué, à chaque fois, un événement de communication différent, une opération différente du système de l’art. Et ceci s’accorde avec l’idée de Luhmann selon laquelle le système de l’art ne se limite pas à la communication par l’intermédiaire des œuvres d’art mais aussi aux communications sur les œuvres d’art (autrement dit à la critique artistique, historique et théorique). Comme le déclare Luhmann, « L’œuvre d’art […] ne naît que grâce à un réseau de relations récursives avec les autres œuvres d’art, avec des communications verbales sur l’art fréquentes, avec des copies techniquement reproductibles, des expositions, des musées, des théâtres, des bâtiments et ainsi de suite ». La première exposition des Demoiselles ne pouvait pas être répétée. La deuxième exposition était une opération d’un système artistique qui avait déjà subi des modifications, et qui était entre autres le résultat de la première exposition des Demoiselles. La répétition n’est jamais semblable à la première émission.

Cette redéfinition de l’œuvre d’art comme faisant partie d’un réseau récursif plus large de communications, éclaire quelques-uns des divers changements qui se sont produits dans la pratique artistique récente et va même à rencontre de ce qui a été dit de cette pratique depuis la fin des années 1960. En premier lieu, lorsque Luhmann affirme que l’œuvre d’art n’existe qu’au sein d’un réseau de communications récursif, ceci peut être rapproché d’un changement hautement significatif dans les mécanismes d’exposition et de distribution de l’art pendant ces quinze dernières années environ. Plus précisément l’attention du système de l’art portait sur l’œuvre d’art elle-même, ce qui a engendré une prolifération de théories de l’art formalistes jusque dans les années 1960. Plus récemment on a relégué la production des œuvres d’art à un rôle plus accessoire dans le système de l’art, où la conservation, l’élaboration de réseaux sociaux et le marché par le biais des média occupent désormais la place centrale.

Bien que l’on observe ce phénomène dans tous les systèmes de l’art des sociétés occidentales, cette tendance est particulièrement marquée en Grande-Bretagne et aux États-Unis dans les transformations de la pratique muséologique et de la relation entre la production et la distribution de l’art. Le rôle du conservateur n’est plus simplement d’établir la signification communicationnelle et donc systémique des œuvres d’art, et puis de les exposer après le temps de production, mais, au contraire, de déterminer anticipativement la production. L’exposition ne peut plus être considérée comme une réponse post hoc et relativement passive aux œuvres d’art déjà produites. Cette relation a été inversée ; un très grand nombre des œuvres d’art sont désormais produites en vue de se conformer à une idée muséologique préconçue. De la même manière, les concours d’art contemporain en Grande-Bretagne, par exemple (le plus célèbre étant sans doute le Prix Turner, mais il en existe d’autres tels que le Beck’s Futures ou le Prix Jerwood), sont devenus des événements médiatiques, dans lesquels l’art joue un rôle secondaire dans la formulation d’autres formes de communication, dans la production et auto-reproduction de réseaux sociaux qui tiennent à présent une place prépondérante dans le système de l’art contemporain. Et si la nostalgie nous incite à dénoncer cette mise à l’écart de l’art, du point de vue de la théorie des systèmes de Luhmann, ce phénomène n’est que l’évolution logique du fonctionnement, de la clôture opérationnelle du système de l’art. Il faut toutefois éviter de conclure sur base de cette observation à une espèce de déterminisme social. D’autres formes de communication sur l’art et par l’art auraient pu naître de l’évolution du système, car la théorie luhmannienne souligne à la fois la contingence qui accompagne la formation et le développement du système et aussi l’improbabilité de ce qui en sort. La condition de l’art contemporain est donc le résultat improbable mais néanmoins actuel de l’évolution opérationnelle du système.

Le critique britannique Lawrence Alloway avait déjà commenté cette tendance au début des années 1970. Dans son essai sur le monde artistique du début des années 1960, Alloway emploie la métaphore du réseau pour décrire les caractéristiques de la production de l’art contemporain, où la création d’œuvres ne joue plus un rôle central dans un monde artistique dominé par des négociants, des éditeurs et des galeries. Comme le dit Alloway, la production du monde de l’art ne consiste plus en œuvres d’art, mais en un souci de distribution des œuvres d’art, en d’autres termes, « l’industrie du savoir, qui produit des signifiants dont les signifiés sont des œuvres d’art […] ». Poursuivant son idée, Alloway critique également ceux qui souhaiteraient protéger l’œuvre d’art individuelle, par pur fétichisme vis-à-vis de l’objet esthétique.

Cependant, si Alloway fournit nombre d’idées importantes, il manque à sa réflexion une perspective théorique globale, qui pourrait thématiser un tel phénomène et lui donner sens. La théorie des systèmes de Luhmann rend quant à elle compte de ces phénomènes et nous permet de considérer de tels développements comme la conséquence directe de la logique intrinsèque de la différenciation du système de l’art. À cet égard, il est instructif de rapporter la théorie des systèmes de Luhmann avec l’arrivée de l’« art des systèmes » à la fin des années 1960, avec des artistes comme Sol Lewitt ou Mel Bochner qui développent une pratique basée sur un petit nombre de règles ou de principes récursifs, et qui exige de la part de l’artiste une prise de décision et une ingérence conscientes minimales. Ici il est donc question d’un système auto-récursif. Cette pratique, ainsi que la théorie de Luhmann, est un projet intellectuel dont le but principal est de formuler et de conceptualiser une production culturelle qui ne passerait pas par des notions humanistes d’intention subjective.

Alloway souligne l’accélération du processus de production et d’auto-reproduction de l’art. Le temps qui sépare la production artistique de son exposition dans les galeries et autres lieux d’exposition, et entre l’exposition et la distribution, est de plus en plus court. Alors qu’auparavant les musées n’exposaient que des œuvres reconnues (c’est-à-dire des chefs-d’œuvre historiques) ou de l’art contemporain issu d’une tradition établie avec une légitimité historique, ils ont désormais aboli ce décalage temporel en exposant non seulement des œuvres fraîchement produites, mais également des artistes inconnus. Finalement, une œuvre d’art peut devenir un classique avant même d’avoir été produite.

Ce mouvement repéré par Alloway s’est encore accentué dans les années 1980 et 1990. Pour employer une expression du sociologue polonais Zygmunt Bauman, on pourrait décrire ce processus comme « l’épuisement » de l’art. Bauman décrit le caractère éphémère exacerbé de l’art contemporain, qu’il voit comme une fonction d’un processus de surconsommation. Comme le dit Bauman, « Lorsque je dis que l’objet d’art est “épuisé” par le processus de sa consommation, je ne parle pas de sa destruction au sens physique, corporel, comme il en est des romans que l’on achète à la gare avant le voyage et que l’on jette à la poubelle en sortant du train après les avoir lus. L’enjeu est ici différent : la baisse d’intérêt inévitable, la perte de cette capacité qu’a l’objet de divertir, la capacité de faire naître désir et plaisir. Si l’on considère l’œuvre d’art comme une source de divertissement, alors elle devient terriblement ennuyeuse […] elle ne peut produire qu’un sentiment de lassitude et non d’évasion ». L’impact de l’œuvre d’art est de plus en plus transitoire, et Bauman note le rôle important que jouent les expositions à caractère « hautement médiatique et carnavalesque » dans leurs tentatives de préserver les œuvres d’art. En effet, alors que Bauman décrit les conditions dans lesquelles l’art est reçu de manière générale, on peut remarquer que l’art récent, et ceci est particulièrement vrai pour les jeunes artistes branchés en Grande-Bretagne, encourage de manière active cette « sensation qui est par définition de courte durée et ne demande qu’à être renouvelée » . Car elle dépend de conditions plus générales du postmodernisme, décrit par Bauman comme « l’éternité décomposée en une série d’épisodes qui ne tolèrent aucune autre borne ou aucun autre but que la satisfaction dans l’instant présent ».

On peut rapprocher l’analyse de Bauman de la thèse de Jean-François Lyotard qui décrit le postmoderne comme un futur antérieur dans lequel les pratiques culturelles anticipent leur propre obsolescence dès le moment de leur apparition. Il est également possible de rendre compte de ce phénomène grâce à la théorie de Luhmann, et en particulier grâce à la réactivation de la notion d’évolution au cœur de laquelle opèrent les concepts apparentés d’entropie et de néguentropie. On peut voir dans l’acclimatation de ces concepts, que l’on associe plus généralement à la thermodynamique, un écho de l’intérêt d’artistes et de critiques américains dans les années soixante, comme Robert Smith son, Rudolf Arnheim, Robert Morris ou Jack Burnham, pour l’entropie.

L’entropie, c’est-à-dire la dégradation d’un état ou d’un système stable en une série d’éléments distincts désorganisée, est contrée par la néguentropie, c’est-à-dire l’organisation de ces mêmes éléments dans le but de former un système. Tout système social se trouve en équilibre entre ces deux processus ; d’une part, la nature éphémère des communications met constamment en péril le système qui risque de se désagréger et de tomber dans cette incohérence entropique : les systèmes psychiques pourraient ne plus aller voir les expositions, ou ne plus écrire sur l’art, ne plus créer, etc. D’autre part, la nature récursive du fonctionnement des systèmes sociaux, par le fait que chaque communication, au sein du système, réponde à une autre communication, signifie que les communications sont toujours susceptibles d’être plus fines et plus complexes, et que par conséquent, le système lui-même y gagnera en finesse et en complexité. C’est ce trait récursif et négentropique qui caractérise les processus d’évolution de la variation, de la sélection et de la restabilisation. Il existe, dans le fonctionnement de tout système social, une dimension temporelle : les communications ne sont pas toutes simultanées puisqu’elles sont des réponses à des communications antérieures, et c’est cette dimension temporelle qui est importante ici, car le processus d’évolution implique nécessairement une accélération constante du rythme de changement. Dès lors qu’un système social évolue d’une manière différenciée sur le plan fonctionnel, et que le nombre d’opérations récursives augmente, les possibilités de variation augmentent également et le rythme auquel elles réagissent au système s’accroît. Dans l’histoire de l’art, depuis le 15e siècle, ceci est devenu évident constaté à la fois dans la quantité d’opérations et dans la vitesse de fonctionnement du système. Le nombre d’artistes, de théories de l’art, etc. s’est accru de manière exponentielle, en même temps que les changements historiques importants se sont produits à une vitesse toujours plus grande. Comparez la durée d’une période comme le romantisme, avec celle du cubisme un siècle plus tard, et celle du minimalisme 50 ans après. On arrive ainsi à la situation contemporaine de Bauman, dans laquelle les œuvres d’art sont dépassées et obsolètes avant même d’avoir été créées.

Bauman note que, à partir d’Adorno, on a généralement considéré ce phénomène comme un signe d’appropriation de l’art par la culture populaire. Le désir constant pour la nouveauté, l’originalité, ou l’étrangeté, qui est au cœur de la société de consommation, est également devenu le point central de la logique de l’art. Cependant, si l’on suit Luhmann avec attention, il est possible de ne pas y voir le résultat d’une intrusion de valeurs étrangères, mais la conséquence de l’évolution de l’art en un système social autonome avec son fonctionnement récursif propre. Nous épuisons l’art non pas parce que nous nous conduisons en consommateurs béotiens, mais simplement parce qu’il y en a trop. Décider de ce que cela augure pour le futur de l’art pose des problèmes difficiles. Ce que l’on peut en déduire, au moins, est qu’il n’est pas possible d’arrêter cette autodestruction par un retour nostalgique au sanctuaire de l’art, car c’est ce sanctuaire lui-même qui crée le problème.