DELEUZE / LANGAGE / LITTERATURE

so 1467378181235 SO | 2020-10-31 12:27

Selon Deleuze, la litterature n’a d’autre tache que de faire naître une langue originale et inconnue dans une langue ordinaire et courante. A la suite de Proust, Deleuze affirme: «Les beaux livres sont ecrits dans une sorte de langue etrangère.» L’écriture est pour Deleuze une activité privilegiée d’experimentation des devenirs.Toutefois,les devenirs deleuziens ne sont pas dirigés sur une forme à imiter ou a laquelle ils pourraient s’identifier. «Ce qui s’oppose à la mimesis c’est, en termes deleuziens, les devenirs». L’originalité des nombreux ouvrages consacrés par Deleuze à l’art (Deleuze, 1975, 1981, 1983, 1985, 1993, 1996) reside en ceci que ce qui est interrogé est non pas l’œuvre accomplie, mais plutot l’art en train de se faire.

Ce qui importe, c’est de savoir: Quelles forces s’emparent des corps? Comment fonctionne la figure? Qu’est-ce que la sensation exprime?

L ́expérimentation des devenirs en litterature correspond à une déterritorialisation radicale qui amene l’ecrivain (et le lecteur) à expérimenter une vie impersonnelle dépourvue de toute interiorité et de toute volonté. La  vie impersonnelle force ce dont elle s’empare à devenir autre que lui-même. Elle est investie d’une puissance de désorganisation qui ébranle toute organisation interieure prealable.

La litterature n’a donc rien à imiter et aucune interiorité à extérioriser. Elle est plutôt l’expression des forces semi-organisées ou chaosmiques (chaos/cosmos) qui traversent, en les intensifiant, les corps (humains ou non) en ne laissant jamais indemne  ce dont elles s’emparent. Cette machination a bien sur des consequences sur les modes d’écriture qui ne sont plus dominés par un ideal de simple nomination. L’expression litteraire de la vie autonome des affects et l’expérimentation des forces impersonnelles privilegient davantage les gaiements grammaticaux et une serie de procés de composition non d’abord soumis aux conventions de la signification. Ecrire trouve son point de départ dans cet énon:«Expérimente au lieu de signifier et d’interpreter! »

Quand la littérature fait naître une langue dans la langue, le langage tout entier tend vers sa limite. ... Même si Deleuze parle d'un dehors, la limite qu'il trace dans ce cas est intérieure au langage. C'est la limite qui sépare la fonction significative de la fonction performative. Ce n’est que si nous sortons de l’analyse immanente, autocentré sur le texte, que si nous réintroduisons la transcendance d’une référence extérieure au texte que la littérature peut conserver un lien avec la vérité. Pourquoi toute cette puissance du faux, toute cette inventivité et débauche de procédés pour faire vrai si nous n’étions pas comme invinciblement attachés à la vérité ?

Et, de fait, s’il n’y a pas de vérité en littérature, à quoi bon celle-ci ? Ne semble-t-elle pas nulle et non avenue ? Et s’il ne devait rester que le “plaisir esthétique”, la littérature ne serait-elle pas chose, certes agréable, mais légère, un peu vaine, peu importante, et pour tout dire, à terme, un passe-temps, un délassement ? Pourquoi toute cette richesse de paroles et d’écrits si ce n’est pour dire quelque chose de vrai, et d’un vrai qui ne se réduit pas à être un effet de discours mais porte sur l’être, sur le monde, l’auteur qu’elle révèle ou exprime ? En se servant du “faux” ou du fictif comme d’un moyen ou d’un détour n’énonce-t-elle pas, voire même à son insu, de la vérité ? Le faux de la fiction qui se donne pour vrai, réduit à lui-même, est bien distrayant, mais volatile. Il faut à la fiction une once de vérité tout court pour l’alourdir et la faire aller vers le fond de l’être, de la réalité, la rendre profonde et moins légère, superficielle. Certes, il est certain, comme on l’a vu, que la narration, la fiction romanesque, la nouvelle, rompt avec la référence ostensive, montrable d’un geste dans une situation extra-discursive. Mais, pour autant est-on fondé à soutenir que toute forme de référence soit suspendue ? Voilà la question qui ouvre une approche phénoménologique de notre problème. “L’écriture, dit Paul Ricoeur, a un pouvoir de désignation au-delà de toute situation déterminée ; elle ouvre véritablement un monde” (Encyclopœdia Universalis XIV, “Signe et sens” 1014).

Le texte littéraire ne peut rompre les amarres avec la vérité. Cette exigence n’est pas étrange et semble même naturelle, spontanée : nous voulons que le texte nous parle : on parle pour dire quelque chose, et donc quelque chose qui soit vrai, et donc pour dire quelque chose de quelque chose, et que c’est pleinement cela qui est un fait ou un événement de langage. Le texte littéraire nous parle vraiment, d’autant plus que ce qu’il nous dit est vrai, c’est-à-dire conforme à ce qui est, nous dévoile quelque chose de vrai sur le monde, l’homme, sa condition, ses idéaux, ses attentes, sa vie, ses possibilités de vie, etc. Cette conception peut être qualifiée de morale, spiritualiste, idéaliste, si l’on veut car elle rompt, en effet, avec la matérialité des signifiants et des procédures textuelles repérables. Elle pose un en-dehors du texte, la transcendance et de l’Objet dont on parle (monde extérieur au discours et visé dans son indépendance) et du Sujet qui parle, s’exprime, faisant du langage son instrument.

Mais, secondement, comme nous passons par le faux et le fictif, pour satisfaire ce désir, on posera que le texte est porteur d’un sens autre que son sens littéral. On est obligé de fendre en deux. Deux couches ou strates : celle de la fiction à son niveau d’énoncé et celle, derrière, qui rend raison de la première et l’accomplit, le sens vrai, caché mais présent en la littérature. À travers la fable un sens est visé et dit par le détour d’un “autre”, la fiction, et c’est pourquoi il est dit “allégorique” pour parler grec. Et corrélativement une discipline apparaît qui prend en charge ce sens caché, l’herméneutique. On retrouve la question centrale, et de toujours, de savoir si les mythes et les œuvres d’art en général sont porteurs de vérité, et de quelle sorte, de quelle nature, est cette vérité. La vérité du mythe, du récit littéraire, du fantasme, met en jeu non plus des procèdés intradiscursifs, interne au récit, mais des procédés externes d’interprétation du texte : au-delà du voile ou de la déformation du contenu manifeste, on essaye de restituer par un travail de lecture, la vérité qui est en lui, son contenu latent.

Tout cela est bien connu, et l’on pourrait raffiner; mais la question qui, maintenant, se pose à nous est de savoir s’il y a une autre approche possible de la littérature, qui ne soit ni une narratique formelle des structures et des catégories internes du récit, ni une herméneutique des contenus en direction du sens allégorique ? La critique et la clinique deleuziennes ont pour intérêt de renouveler ces questions.

Gilles Deleuze va beaucoup conserver du structuralisme, l’essentiel peut-être : le principe d’immanence et le refus de toute transcendance, la dissolution du sujet souverain dans la critique de la catégorie humaniste d’auteur. Mais ce qu’il récuse est la clôture du texte et la perte de réalité qui l’accompagne, le primat du système signifiant et des pratiques formelles, soit ce qu’il appelle la dictature du signifiant à laquelle ce type d’analyse conduit. Le problème central me semble donc devenir le suivant : comment conserver l’ouverture sur le dehors sans se référer à la transcendance du sens ? Maintenir une analyse purement immanente sans abandonner les droits du sens et de la vie ?

On doit partir, pour prendre la mesure de l’envergure du problème, du fait que la littérature est présente dans toute la philosophie de Deleuze. Il ne serait pas exagérer de dire qu’elle hante sa pensée : des livres consacrés à Proust, Kafka, Beckett, Carmelo Bene, de nombreux articles réunis dans sa dernière publication Critique et clinique où les auteurs anglo-américains reçoivent une place de choix. Pourquoi cette présence quasi obsédante de la littérature ? C’est que la philosophie ne peut se passer de la littérature, et pas seulement d’elle. C’est un principe très général qui veut que la non-philosophie (l’art en général, ou tout autre activité) soit indispensable à la philosophie : “il faut les deux (…) comme deux ailes ou deux nageoires” (QP 43 ; voir PP 191).

Philosophie et art sont tous deux des modalités de la pensée ; ils n’en sont pas moins distincts puisque l’élément propre à la pensée philosophique est le concept, et ceux de la pensée artistique sont l’affect et le percept. Mais, quoique distincts, art et philosophie, littérature surtout, ne sont pas dissociables. La philosophie, comme création de concept ne vit que de sa confrontation avec l’art, la littérature et la science, avec le non philosophique. Deleuze ne cesse de répéter que les idées philosophiques viennent autant de ces disciplines que de l’histoire interne de la philosophie. “La philosophie naît ou est produite du dehors par le peintre, le musicien, l’écrivain (…). Sortir de la philosophie, faire n’importe quoi, pour pouvoir la produire du dehors. Les philosophes ont toujours été autre chose, ils sont nés d’autre chose” (Dialogues 89).

Pour Deleuze, c’est donc plus à travers la littérature que de l’intérieur de l’histoire de la philosophie que s’inaugure une nouvelle pensée. Deleuze aime même à dire que les grands personnages de la littérature sont des grands penseurs, et que la philosophie ne peut se passer de personnage (cf. tout le chapitre 3 de Qu’est-ce que la philosophie ?, “Les personnages conceptuels”). On ne sait alors plus ce qui est concept et ce qui est percept-affect : et cet état, où se confondent ces deux lignes, constitue non pas un défaut, une chute comme le voudrait le positivisme ou la philosophie analytique anglo-américaine contemporaine, mais le point le plus sublime de la philosophie. “La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la vie” (QP 61). Littérature et philosophie sont donc inséparables et cette indissociabilité explique la place que la littérature tient dans la philosophie deleuzienne.

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