Culture et structure. Axel Körner. Dans Le Mouvement Social 2002/3 (no 200), pages 55 à 63

so 1467378181235 SO | 2020-12-09 17:51

Depuis la « querelle des méthodes » allemande de la fin du XIXe siècle, depuis la publication de la théorie de l’histoire de Benedetto Croce  [1](1)Cf. B. CROCE, L’histoire comme pensée et comme action, Genève,…, depuis les articles programmatiques de Johan Huizinga dans les années 1920 et depuis que les Annales se sont intéressées à la sociologie, le débat sur le contenu de l’histoire culturelle et sur la place qu’elle doit occuper aux côtés des autres domaines de spécialisation de la discipline a démontré qu’il ne s’agissait pas simplement d’un champ de recherches parmi d’autres : les postulats théoriques et méthodologiques des sciences historiques sont en jeu. On peut en effet définir l’histoire culturelle comme celle qui appréhende non seulement les biens et les pratiques culturels, mais aussi les constructions intellectuelles comme des représentations et s’attache à décrypter rituels et symboles. Ainsi l’histoire culturelle se doit-elle d’expliquer idées et mentalités, elles-mêmes déterminées dans leurs formes par une dialectique complexe entre conditions objectives et perceptions subjectives, qui elles-mêmes doivent être resituées dans un contexte spécifique d’expériences et d’attentes. Elle peut ainsi les intégrer à notre compréhension du passé comme une part indissociable d’un tout social, économique et politique, qu’il s’agisse d’expressions culturelles individuelles ou collectives, qu’elles soient spécifiques à un milieu, régionales, nationales, ou transnationales, qu’elles aient partie liée avec la vie de tous les jours ou avec les formes les plus raffinées d’abstraction intellectuelle. C’est bien parce que l’histoire culturelle se propose ainsi d’influer sur ces domaines autarciques que sont l’histoire sociale, l’histoire politique, l’histoire des relations internationales etc. qu’elle a, depuis toujours, provoqué l’introspection chez les historiographes et provoqué des débats de fond, souvent menés avec amertume. Les empiristes endurcis considèrent Michel Foucault comme un « mauvais » historien ou un historien « travaillant mal » et non comme un philosophe utilisant des exemples historiques, défiant, avant tout, les postulats théoriques des historiens. De la même manière, on entend parfois en marge de certains colloques argumenter contre Max Weber à qui l’on reproche (en tant qu’historien de l’agriculture romaine) des erreurs de détail sans que soient pris en compte les défis conceptuels que son œuvre lance à l’historien. L’élargissement des sciences historiques que suggère l’histoire culturelle ne peut trouver de terrain favorable que là où cette extension est envisagée méthodologiquement et théoriquement, là où l’histoire culturelle représente plus qu’un simple objet d’études et là où le climat intellectuel et les conditions institutionnelles permettent des échanges interdisciplinaires et internationaux.

2La notion d’histoire culturelle et ses implications ont été largement débattues en France, sans que l’on puisse dire d’ailleurs que les réponses apportées aux questions qu’elles soulèvent soient univoques  [2](2)Voir le dialogue entre Pierre Bourdieu, Robert Darnton et Roger…. Cet article se propose de donner un aperçu des discussions que l’histoire culturelle a suscitées en Europe et entend plaider pour une réorientation partielle en déplaçant le regard, des pratiques aux contenus culturels.

Culturalisme, marxisme, post-structuralisme

3Malgré un certain scepticisme théorique et une tendance au positivisme souvent encore prépondérante, l’historiographie britannique de ces dernières décennies a pris en compte les débats internationaux sur les théories et s’est ouverte à l’histoire culturelle  [3](3)P. BURKE, New Perspectives on Historical Writing, Ithaca,…. Les recherches entreprises par Raymond Williams à la fin des années 1950 sur l’impact de l’industrialisation sur les pratiques et les contenus culturels ont constitué un premier jalon. Le tournant culturel des sciences historiques anglosaxonnes a été déterminé de manière décisive par les œuvres d’E. P. Thompson (en opposition à Althusser), par celles de Richard Hoggart et par l’influence politique et méthodologique des cultural studies (Stuart Hall). E. P. Thompson complétait l’analyse traditionnelle de la formation des classes sociales par l’expérience et la tradition  [4](4)Voir non seulement le classique La formation de la classe…. Dans les années 1960, le questionnement et les méthodes anthropologiques ont été intégrées à l’histoire sociale  [5](5)Voir l’intéressante discussion dans Past and Present de 1963. et, avant même l’apparition du linguistic turn, l’histoire des idées se confrontait à Saussure et à la philosophie linguistique moderne. Parallèlement, les modèles d’analyse marxistes ont été enrichis grâce à une lecture spécifique de Gramsci. Cette évolution a été rendue possible par la quasi-inexistence en Grande-Bretagne d’une historiographie marxiste au sens strict du terme  [6](6)R. WILLIAMS, Culture and Society : 1780-1950, New York,…. Dans The Uses of Literacy (La culture du pauvre)[7](7)Cf. R. HOGGART, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie…, Richard Hoggart a proposé une analyse des conditions sociales de réception des biens culturels, tournant le dos aux théories simplistes de l’embourgeoisement et élucidant la contradiction entre production et consommation culturelles : la réception n’est pas simplement assimilation passive d’idées préfabriquées, elle est aussi une création culturelle autonome, une forme d’appropriation. Les études de Peter Burke sur la culture populaire du début des temps modernes ont donné des résultats similaires. Grâce à la prise en considération des recherches de Natalie Z. Davies et au Rabelais de Mikhaïl Bakhtine  [8](8)M. BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture…, la classique différenciation hiérarchique entre culture populaire et culture des élites devenait moins prégnante. L’étude des structures sociales se complexifiait et s’enrichissait d’une composante subjective. Ainsi, hors de la classique histoire des femmes, le concept de gender (le genre, comme relation sociale sexuée) a été utilisé pour comprendre la construction de la réalité sociale, particulièrement en ce qui concerne l’identité nationale en Grande-Bretagne. Dans ce contexte, les articles programmatiques de Joan W. Scott ont été influents  [9](9)C. HALL, « Politics, Post-Structuralism and Feminist History »,…. Quand partout en Europe, l’histoire des travailleurs passait peu à peu de mode, en Angleterre le linguistic turn a amené à une nouvelle interprétation du Chartisme et à la reconsidération de faits que les spécialistes en histoire sociale n’avaient plus guère mis en doute depuis les recherches de Friedrich Engels  [10](10)G. STEDMAN JONES, Languages of Class. Studies in English…. Les études de difference et identity, issues des cultural-et postcolonial studies, mais aussi entreprises en sociologie (Ernest Gellner), conduisaient à une réorientation des sciences historiques britanniques pouvant remettre en cause la domination institutionnelle de l’histoire politique et de l’histoire des idées traditionnelles. La déconstruction des langages sociaux et politiques et le concept de otherness (altérité), en référence à Edward Saïd, ont marqué de manière décisive la recherche sur l’époque victorienne.

4Malgré leur succès, ces ébauches post-structuralistes puis post-modernes ont indéniablement suscité des polémiques  [11](11)Au début des années 1990, la revue Past and Present fut un…. La discussion n’était pas seulement théorique, elle était aussi politique. Les cultural- et postcolonial studies anglo-saxonnes ont exercé une influence semblable à l’œuvre de Franz Fanon en France. Parce que l’histoire sociale britannique, marquée très tôt par E. P. Thompson, était moins structuraliste (dans un cadre européen de comparaison), les nouvelles approches anthropologiques, tournées vers la culture et mettant en valeur des structures sociales plus complexes, ont été moins critiquées par l’histoire sociale que par l’histoire politique positiviste. Seul le défi post-moderne mettait aussi les spécialistes d’histoire sociale sur le devant de la scène.

De l’historicisme à l’histoire comme science sociale

5En R.F.A., la situation était différente. Sans tenir compte de l’évolution « culturaliste » que l’on pouvait observer en Grande-Bretagne, l’histoire sociale allemande poursuivait, depuis les années 1960, l’objectif de rompre avec l’histoire traditionnelle, marquée par l’historicisme et par le rôle politique des historiens allemands de la première moitié du siècle et de lui substituer une nouvelle histoire, comprise comme une science sociale (Historische Sozialwissenschaft). Pendant longtemps, la culture n’y a été considérée que comme un appendice du sujet principal de recherche. La tradition, l’expérience, la construction de la réalité sociale par les sujets agissants n’étaient pratiquement pas intégrées dans l’objectif des recherches. La focalisation sur les structures socio-économiques dans l’étude de la formation des classes prolétaires était diamétralement opposée aux novations d’E. P. Thompson. Le « fonctionnalisme objectiviste » (Sieder) faisait des structures sociales, économiques et politiques des acteurs, les sujets de l’action historique n’étant considérés que comme des marionnettes  [12](12)R. SIEDER, « Sozialgeschichte auf dem Weg zu einer historischen…. Intégrer les pratiques culturelles aurait été en contradiction avec les méthodes d’étude des couches et des classes sociales : la culture n’est pas constitutive d’une classe conditionnée par le socio-économique, elle n’en est qu’une conséquence  [13](13)J. KOCKA, Sozialgeschichte. Begriff – Entwicklung – Probleme,…. L’expérience des groupes ne servait que comme illustration de faits sociaux préalablement établis et non comme source pour constituer ces faits eux-mêmes. L’appréhension de la culture selon Wehler se limitait à l’étude d’institutions (école, église, associations, médias) sans que soient pris en compte ni les pratiques, ni les contenus, ni les systèmes de valeurs, ni les idées et les formes de réception. Dans les 1 500 pages du troisième tome de sa Deutsche Gesellschaftsgeschichte (Histoire de la société allemande), Wehler ne traite de la culture que sur 160 pages. Les interminables discussions ouest-allemandes sur l’embourgeoisement de la culture prolétarienne auraient pu, en tenant compte du débat international, être abrégées  [14](14)A ce sujet ma tentative : A. KÖRNER, Das Lied von einer anderen…. En R.D.A., Hartmut Zwahr suivait un chemin semblable. Pourtant, en revenant à Karl Lamprecht, on essayait aussi d’y puiser des idées pour renouveler l’histoire sociale et culturelle  [15](15)K. LAMPRECHT, Alternative zu Ranke. Schriften zur….

6Les prises de position des Annales, les cultural- et postcolonial studies, la redécouverte du subjectif, l’influence du Foucault critique des idéologies et du Foucault post-structuraliste, les approches post-modernes, ravivaient les débats des historiens français, anglo-américains et italiens pendant les années 1970 et 1980. En Allemagne ils n’ont été cependant que tardivement commentés  [16](16)Pour un débat ouvert : C. CONRAD, M. KESSEL (Hg.), Geschichte… et sans que les fondements théoriques de l’Historische Sozialwissenschaft ne soient remis en cause. Contrairement à la discussion anglo-saxonne influencée par Gramsci, on renonçait en R.F.A., pour se démarquer de la pensée scientifique est-allemande, à faire de Marx et Engels un fondement théorique de l’entreprise socio-historique (perdant ainsi l’occasion de trouver par une lecture attentive des ancêtres de la pensée sociale scientifique une issue à l’impasse où l’on s’était soi-même engagé). De nos jours, les étudiants britanniques sont bien plus souvent confrontés à l’œuvre de Marx dans leurs études que leurs homologues allemands. Malgré la redécouverte de Weber, les spécialistes en histoire sociale ouest-allemands ne cherchaient que rarement le contact avec les disciplines voisines  [17](17)Voir à ce sujet le dépouillement de la revue Geschichte und…. A leurs yeux, l’histoire sociale contenait déjà ce qui ailleurs devait être laborieusement acquis par la prise en compte de l’anthropologie ou de la sociologie  [18](18)J. KOCKA, Sozialgeschichte..., op. cit.;…. L’histoire sociale ouest-allemande restait ainsi auto-référentielle, malgré des efforts explicites pour bâtir une science théoriquement fondée, malgré l’attention portée aux concepts et malgré une pensée évolutive. On peut y voir l’effet d’un déficit théorique, même si un tel point de vue peut sembler polémique : les spécialistes en histoire sociale étaient les premiers à reprocher à leurs critiques une hostilité à la théorie et une « position anti-analytique »  [19](19)J. KOCKA, Sozialgeschichte..., op. cit., p. 172; Geschichte und… !

7En R.F.A., les références aux débats théoriques européens et à l’élargissement de l’histoire sociale par le culturel se trouvent presque uniquement en dehors de l’Historische Sozialwissenschaft qui occupe une position dominante à l’université et même au-delà. L’Alltagsgeschichte, ouverte aux méthodes anthropologiques, s’est développée de manière autonome. Comme l’oral history anglo-américaine et italienne et la micro-histoire inspirée de l’ethnologue Clifford Geertz, l’Alltagsgeschichte oppose à l’exploration des structures objectives la prise en compte de l’expérience subjective. L’histoire conceptuelle (autour de Koselleck), comme l’history of ideas (autour de Skinner et Pocock)  [20](20)Sur ce point : J. TULLY (ed.), Meaning and Context. Quentin…, conçoit les idées comme les produits de conditions socio-économiques, mais leur concède aussi une force créatrice propre. Les deux approches tiennent compte de la philosophie linguistique moderne, et, outre les évolutions sociales, incluent dans la recherche les pratiques discursives et la différenciation entre langue et parole. Le sens donné aux concepts politiques et sociaux et les conditions sociales sont, par leur interaction, le moteur du changement ou de la continuité. Les conflits engendrés par cette action réciproque sont la source même du travail de l’historien. La remise en cause d’une analyse focalisée sur les classes et la revalorisation de la subjectivité comme partie constitutive de la réalité historique ont été déterminantes non seulement pour l’histoire du gender[21](21)Voir à ce sujet la revue Gender and History depuis 1989., mais aussi pour l’histoire des pratiques commémoratives  [22](22)A propos de la notion de Gedächtnis- und Erinnerungskultur : A.…. Dans ce contexte, les études de Luisa Passerini sur le fascisme italien et les recherches menées sur l’Holocauste aux États-Unis, en Allemagne et en Autriche ont eu une influence internationale. Dans l’historiographie anglo-américaine et française s’est développée une nouvelle approche de l’histoire de la Première Guerre mondiale (Winter, Prost, Becker, Audoin-Rouzeau, etc.), à mettre en relation avec les travaux de Koselleck sur l’iconographie de la mort violente. L’histoire des révolutions européennes apparaît également sous l’angle des souvenirs des générations ultérieures  [23](23)Voir à ce sujet A. KÖRNER (ed.), 1848 : A European Revolution ?…. Le travail de Pierre Nora sur les « lieux de mémoire », qui doit peu à Halbwachs et à Mauss, a trouvé des continuateurs en Allemagne (François, Schulze) et en Italie (Isnenghi).

8L’intérêt pour la méthode herméneutique et la perception subjective a parfois été déterminé par la lecture de Max Weber, ce que les spécialistes allemands de l’histoire sociale, dans le feu de l’action et sûrs de leur propre interprétation de Weber focalisée sur les structures et les institutions, n’ont pas forcément compris  [24](24)Au sujet de la critique de la lecture de Weber dans l’histoire….

9Ce n’est que tardivement qu’une ouverture prudente s’est faite jour en R.F.A. Au cours des années 1980, des chercheurs de l’Université de Bielefeld travaillant sur la bourgeoisie ont mis en évidence qu’on ne pouvait donner de définition de celle-ci sans prendre en compte la manière dont des pans entiers de son existence sont déterminés par le culturel. L’histoire sociale allemande a ainsi rattrapé ce qu’en France l’histoire des mentalités, l’histoire de la vie privée et des pratiques culturelles avaient mis en œuvre depuis des décennies. Ces travaux qui étaient entrepris de manière comparatiste ont suscité des prises de position semblables en Italie (Banti, Meriggi, Romanelli). Dans ces contributions à l’étude de la bourgeoisie culturelle (Bildungsbürgertum), la musique, la littérature ou le théâtre sont considérés à la fois comme des systèmes de représentation et comme des pratiques. Les contenus culturels ne devraient pas être laissés aux seuls spécialistes et à l’histoire des idées : ils constituent les sources d’une histoire sociale élargie à la dimension culturelle. De récentes études sur le nationalisme  [25](25)A côté des études de Maurice Agulhon, voir le point de vue sur… et les recherches italiennes sur l’identité nationale (Turi, Tobia, Banti) prouvent qu’une telle histoire sociale est possible.

Des pratiques aux contenus culturels

10L’histoire sociale du culturel qui s’est développée dans les deuxième et troisième générations d’historiens des Annales a ouvert la voie à une synthèse entre histoire sociale et histoire intellectuelle (Geistesgeschichte)[26](26)Cf. R. CHARTIER, « Histoire intellectuelle et histoire des…. Aux Pays-Bas, le renouveau de l’histoire culturelle se réfère au moins partiellement aux propositions théoriques de Johan Huizinga  [27](27)C. STRUPP, « Der lange Schatten Huizingas. Neue Ansätze der…. Néanmoins la référence au culturel dans l’histoire sociale des XIXe et XXe siècles demeure limitée. Sous l’influence de l’approche anthropologique, mais aussi pour des raisons politiques, le mot culture renvoie presque toujours aux pratiques culturelles. Après avoir tourné le dos à l’histoire intellectuelle ancienne manière (historistische Geistesgeschichte) et, grâce à la découverte de la culture populaire, rompu avec une approche hiérarchisante de la culture, on a mis de côté les idées, les abstractions intellectuelles et les créations artistiques. Elles ont été laissées aux spécialistes et aux seuls historiens des idées, comme si elles n’avaient rien à voir avec la constitution des sociétés, la compréhension du monde et celle des siècles passés  [28](28)Ayant dépouillé l’ensemble des thèmes dans la revue History and…. Mais la culture, le whole way of life de Williams, signifie plus que quotidienneté et forme de vie. Par la manière dont elles contrastent avec une appréhension de la culture qui ne tient pas compte des contenus, les « biographies » de Lucien Febvre (Luther, Rabelais) doivent être mentionnées  [29](29)Pour une mise en perspective, R. CHARTIER, « Histoire…. L’histoire culturelle des mentalités et des représentations n’exclut pas celle des contextes sociaux et politiques. L’approche biographique ou l’étude d’un microcosme, par l’attention qu’elle accorde à la subjectivité et à la réception des idées, permet de mieux cerner des « espaces d’expériences » et des « horizons d’attente » (Koselleck), caractéristiques non seulement d’un milieu, mais aussi d’une société dans son ensemble. Elle autorise également la compréhension des valeurs d’une société, de ses représentations, mais aussi de l’évolution de la sociabilité et de la vie publique, des rapports entre structures et événements, entre interprétation individuelle et perception collective. Il s’agit donc bien, dans la perspective d’une synthèse entre histoire sociale et histoire culturelle, d’entreprendre autre chose que le simple relevé de données quantitatives sur l’évolution sociale et la diffusion culturelle.

11Pour Huizinga, les études sur quelques détails historico-culturels ne font pas une histoire culturelle  [30](30)J. HUIZINGA, De taak der cultuurgeschiedenis, Groningue,…. Les œuvres d’art intéressent l’historien social non en tant qu’objets, mais en tant que sources sur différents plans de réalité. Elles témoignent à leur manière de l’outillage mental (Febvre) d’une époque. Tournants et ruptures de styles, changements de paradigmes, continuités et renaissances de la pensée artistique, se trouvent tous dans une relation dynamique avec le contexte social, économique et politique, et ne sont pas seulement le reflet passif de ce dernier. Ces documents amènent à réfléchir sur le changement historique, mais sont aussi des commentaires critiques d’une époque. Ils informent sur les perceptions, les espérances, les valeurs et ils anticipent sous une forme d’expression abstraite, mais décodable pour les contemporains, les évolutions sociales et intellectuelles. La manière selon laquelle les pratiques culturelles non seulement reflètent, mais aussi construisent les différences sociales, devrait être, comme le suggère l’œuvre de Pierre Bourdieu, un élément central pour la recherche historique  [31](31)En particulier P. BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du…. Culture, pouvoir et structures sociales sont liés de manière complexe et peuvent être analysés dans les termes de l’anthropologie culturelle sur le plan comportemental, mais aussi dans les termes de l’analyse discursive sur le plan des objets culturels.

12Une histoire culturelle élargie de la sorte devrait, aux côtés de l’histoire politique et de l’histoire sociale, enrichir notre compréhension du passé de nos sociétés. Une recherche historique consciente des enjeux théoriques continuera à analyser des processus, tout en sachant grâce à Febvre ou Foucault, Huizinga ou Gombrich, qu’ils sont des constructions intellectuelles de spécialistes en histoire sociale  [32](32)R. CHARTIER, « Intellectual History or Sociocultural History ?…. Les structures resteront un élément important de la recherche historique sur les sociétés dont elles nous aident à décoder les représentations. Mais avec des limites : les structures sociales ne sont qu’une partie de la réalité historique, à côté des perceptions subjectives, des idées, des espérances, des expériences, des valeurs, qui ne peuvent être réduites à des schémas comportementaux. Les sources que nous utilisons pour reconstruire les structures sociales en sont des objectivations partielles sous la forme de textes, d’images et d’abstractions. Cela ne signifie pas qu’elles soient « fausses » : elles ne sont pas objectives. Les structures déterminent les perceptions subjectives, mais en retour sont elles-mêmes déterminées, actualisées, reproduites, modifiées et mises en doute par ces perceptions. Nous devons nous ouvrir à des sources dont le contenu abstrait permet d’atteindre certaines dimensions de la réalité historique que les sources conventionnelles négligent. Le contexte historique, essentiel pour le décodage de tels documents, ne s’arrête pas aux structures sociales. Il inclut un outillage mental, intellectuel et culturel  [33](33)Ibid., p. 21.. Les structures sociales sont plus complexes que ne l’expriment les notions de classe, de sexe ou d’ethnicité. Et il n’y a pas que dans nos sociétés postindustrielles voire postmodernes (Simmel le disait en d’autres temps  [34](34)G. SIMMEL, « The conflict in modern culture », in G. SIMMEL,…) que l’identité des agents sociaux se constitue et se transforme continument par des processus psychologiques complexes, qui traduisent l’appartenance à des milieux, fondés sur des communautés d’expérience, qui se chevauchent et se recouvrent toujours partiellement. C’est bien pour cela que, même en prenant en compte la culture, la réalité sociale restera en partie inaccessible aux historiens et c’est pour cela aussi qu’elle restera encore longtemps leur gagne-pain.

Notes

  • (1)
    Cf. B. CROCE, L’histoire comme pensée et comme action, Genève, Droz, 1968 et Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968.
  • (2)
    Voir le dialogue entre Pierre Bourdieu, Robert Darnton et Roger Chartier dans les années 1980 (« A propos de l’histoire culturelle », Actes de la recherche en sciences sociales, no 59, septembre 1985, p. 86-93), les nombreuses contributions de ce dernier rassemblées dans le recueil Au bord de la falaise (Paris, Albin Michel, 1998) et l’ouvrage collectif Pour une histoire culturelle dirigé par J.-P. RIOUX et J.-F. SIRINELLI (Paris, Le Seuil, 1997).
  • (3)
    P. BURKE, New Perspectives on Historical Writing, Ithaca, Cornell U.P., 1991 et History and Social Theory, Ithaca, Cornell U.P., 1992; Q. SKINNER (ed.), The Return of Grand Theory in the Human Sciences, Cambridge, C.U.P., 1990.
  • (4)
    Voir non seulement le classique La formation de la classe ouvrière anglaise (Paris, Gallimard-Seuil, 1988), mais aussi sa biographie de William Morris (William Morris, romantic to revolutionary, Londres, Lawrence & Wishart, 1955).
  • (5)
    Voir l’intéressante discussion dans Past and Present de 1963.
  • (6)
    R. WILLIAMS, Culture and Society : 1780-1950, New York, Columbia U.P., 1983 (1958), p. 265-284; P. ANDERSON, Considerations on Western Marxism, Londres, Verso, 1984 (1976).
  • (7)
    Cf. R. HOGGART, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, 1970 (1957 pour l’édition anglaise).
  • (8)
    M. BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
  • (9)
    C. HALL, « Politics, Post-Structuralism and Feminist History », Gender and History, 3 : 2,1991; J. W. SCOTT, Gender and the politics of history, New York, 1988.
  • (10)
    G. STEDMAN JONES, Languages of Class. Studies in English Working Class History, Cambridge, C.U.P., 1983. Voir aussi L. HUNT (ed.), The New Cultural History, Berkeley, University of California Press, 1989.
  • (11)
    Au début des années 1990, la revue Past and Present fut un forum important pour ces débats. J. TOSH, The Pursuit of History, Harlow, Longman, 1991. Sur le linguistic turn voir aussi D. MAYFIELD, S. THORME, « Social History and its Discontents : Gareth Stedman Jones and the Politics of Language », Social History, May 1992 et les commentaires de Lawrence Stone, Taylor, Joyce, ibid., janvier 1993.
  • (12)
    R. SIEDER, « Sozialgeschichte auf dem Weg zu einer historischen Kulturwissenschaft ? », Geschichte und Gesellschaft, juillet 1994, p. 445-468.
  • (13)
    J. KOCKA, Sozialgeschichte. Begriff – Entwicklung – Probleme, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1987, p. 153. Voir la critique théorique de U. DANIEL, « “Kultur” und “Gesellschaft”. Überlegungen zum Gegenstandsbereich der Sozialgeschichte », Geschichte und Gesellschaft, janvier 1993, p. 69-99.
  • (14)
    A ce sujet ma tentative : A. KÖRNER, Das Lied von einer anderen Welt. Kulturelle Praxis im französischen und deutschen Arbeitermilieu, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1997.
  • (15)
    K. LAMPRECHT, Alternative zu Ranke. Schriften zur Geschichtstheorie, Leipzig, Reclam, 1988.
  • (16)
    Pour un débat ouvert : C. CONRAD, M. KESSEL (Hg.), Geschichte schreiben in der Postmoderne, Stuttgart, Reclam, 1994; W. HARDTWIG, H. U. WEHLER (Hg.), Kulturgeschichte heute. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1996; T. MERGEL, T. WELSKOPP (Hg.), Geschichte zwischen Kultur und Gesellschaft. Beiträge zur Theoriedebatte, Munich, C. H. Beck, 1997.
  • (17)
    Voir à ce sujet le dépouillement de la revue Geschichte und Gesellschaft entre 1975 et 1999, in L. RAPHAEL, « Anstelle eines “Editorials” », ibid., janvier 2000, p. 5-37,21.
  • (18)
    J. KOCKA, Sozialgeschichte..., op. cit.; « Historisch-Anthropologische Fragestellungen – ein Defizit der Historischen Sozialwissenschaft ? », in H. SÜSSMUTH (Hg.), Historische Anthropologie, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, p. 73-83.
  • (19)
    J. KOCKA, Sozialgeschichte..., op. cit., p. 172; Geschichte und Aufklärung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1989, p. 13-16. Voir aussi au sujet de ce reproche : R. SIEDER, « Sozialgeschichte », art. cit., p. 438.
  • (20)
    Sur ce point : J. TULLY (ed.), Meaning and Context. Quentin Skinner and his critics, Cambridge, C.U.P., 1988.
  • (21)
    Voir à ce sujet la revue Gender and History depuis 1989.
  • (22)
    A propos de la notion de Gedächtnis- und Erinnerungskultur : A. ASSMANN, Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses, Munich, Beck, 1999. Pour un point de vue plus complet voir : Travail de mémoire 1914-1998. Une nécessité dans un siècle de violence, Paris, Autrement, 1999.
  • (23)
    Voir à ce sujet A. KÖRNER (ed.), 1848 : A European Revolution ? International Ideas and National Memories of 1848, Basingstoke, Macmillan, 2000.
  • (24)
    Au sujet de la critique de la lecture de Weber dans l’histoire sociale allemande, cf. T. MERGEL, « Kulturgeschichte – die neue “große Erzählung” ? », in W. HARDTWIG, H. U. WEHLER (ed.), Kulturgeschichte..., op. cit., p. 41-77. O. G. OEXLE, « Geschichte als Historische Kulturwissenschaft », ibid., p. 14-40. Les éditeurs de ce tome parlent dans leur introduction de manière autocritique d’un « Weber coupé en deux », p. 12.
  • (25)
    A côté des études de Maurice Agulhon, voir le point de vue sur la littérature de H.-G. HAUPT, C. TACKE, « Die Kultur des Nationalen », in W. HARDTWIG, H. U. WEHLER (Hg.), Kulturgeschichte..., op. cit., p. 255-283.
  • (26)
    Cf. R. CHARTIER, « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités », in R. CHARTIER, Au bord de la falaise, op. cit., p. 27-66.
  • (27)
    C. STRUPP, « Der lange Schatten Huizingas. Neue Ansätze der Kulturgeschichtsschreibung in den Niederlanden », Geschichte und Gesellschaft, janvier 1997, p. 44-69.
  • (28)
    Ayant dépouillé l’ensemble des thèmes dans la revue History and Theory, Carl Schorske constate que c’est le domaine de la culture des élites qui y était le moins traité (C. E. SCHORSKE, Thinking with History. Explorations in the Passage to Modernism, Princeton, Princeton U.P., 1998, p. 229).
  • (29)
    Pour une mise en perspective, R. CHARTIER, « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités », art. cit., p. 30-38.
  • (30)
    J. HUIZINGA, De taak der cultuurgeschiedenis, Groningue, Historische Uitgeverij, 1995, p. 83, 121.
  • (31)
    En particulier P. BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
  • (32)
    R. CHARTIER, « Intellectual History or Sociocultural History ? The French Trajectories », in D. LACA-PRA, S. L. KAPLAN (eds.), Modern European Intellectual History, Ithaca, Cornell U.P., 1982, p. 13-46, 16. E. H. GOMBRICH, « Norm und Form », in D. HENRICH, W. ISER (Hg.), Theorien der Kunst, FrancfortsurleMain, Suhrkamp, 1993, p. 184-178. J. HUIZINGA, De taak..., op. cit., p. 83.
  • (33)
    Ibid., p. 21.
  • (34)
    G. SIMMEL, « The conflict in modern culture », in G. SIMMEL, The conflict in modern culture and other essays, New York, Teachers College Press, 1968, p. 11-26; « The Metropolis and Mental Life », in G. SIMMEL, On individuality and social form. Selected writings, Chicago, University of Chicago Press, 1971, p. 324-339.