CHANEL PARIS // DEUS // ERIC DICHARRY

so 1467378181235 SO | 2025-01-14 15:17

Ci-après le texte Chanel Paris en lien avec le titre éponyme (6ème morceau de l'album Deus). Ce texte a été publié dans la revue Figures de l'art n° 41 sous le titre : Ars interpretandi des poèmes ready-made : Chanel Paris, Tortura, Artefaktum, Koroa, KE.102 :
Le morceau est disponible en libre écoute sur la plateforme Soundcloud : https://soundcloud.com/eric-dicharry/deus-6-chanel-paris
 
Chanel Paris
 
Le poème Chanel Paris a été publié en 2020 dans la collection Poésie (initiée en 2004), chez l’éditeur Pamiela. La maison d’édition qui a ses locaux à Arre, en Navarre, publie de nombreux auteurs basques parmi lesquels, Sarrionandia, Anselmi, Gerediaga, Salaberri, Garde, Izquierdo, Irigaray, Linazasoro, Montoia, Lete, Atxaga, Zabaleta, Igartua, Bidador, Makuso, Irastortza, Serrano, Arkotxa, Zelaieta, Lasa, Chivite. Pamiela publie trois, voire quatre ouvrages de poésie par an. Quatre ouvrages pour les années les plus prolixes. Le livre Eros porte le numéro 49 de cette série d’ouvrages publiés dans la collection Pamiela Poesia. Les textes proposés sont tous rédigés en langue basque.
 
Ce poème Chanel Paris publié a réussi à passer le filtre de l’édition et de la publication qui laisse de côté bon nombre de poètes en mal de publication et qui malgré leurs efforts constants et répétés resteront pour toujours aux portes de la publication. Etre publié, acte qui demande à l’auteur une abnégation voire une obstination sans faille, c’est aussi avoir une pensée pour ceux dont le rêve ne se réalisera jamais. Le texte expédié par l’auteur (à la fois auteur de ce texte et du présent article) a donc réussi à séduire l’éditeur qui « est aussi un personnage double, condamné à concilier l'art et l'argent, l'amour de la littérature et la recherche du profit, dans des stratégies qui se situent quelque part entre les deux extrêmes : la soumission cynique aux considérations commerciales et l'indifférence héroïque ou insensée aux nécessités de l'économie. » (Bourdieu, 1999). Un personnage qui a le pouvoir tout à fait extraordinaire « d’assurer la publication, c'est-à-dire de faire accéder un texte et un auteur à l’existence publique connue et reconnue ». (Boudieu, 1999: 3)
 
Le texte s’inscrit dans un ensemble de textes, un corpus, constitués autour d’un concept phare: celui de ready-made. De sorte qu’il pourrait mériter le qualificatif de « poème ready-made » parmi d’autres « poèmes ready-made ». Ce texte interroge le passage d’un texte — une série d’ingrédients constitutifs d’un parfum vendu sous le nom de produit Egoïste Platinium par la marque française bien connue Chanel — d’un statut, liste d’ingrédients à un autre statut: un poème publié dans un ouvrage de poésie. A l’origine du poème, une sublimation d’un produit trouvé dans l’intimité de l’auteur, à son domicile, dans sa salle de bains. En arrière plan, le souci de l’auteur à chercher à coller au plus près du réel en s’inscrivant dans un courant littéraire qui du dix huitième et dix neuvième siècle recherche une représentation fidèle du réel, un discours véridique. Ecrire pour l’auteur devient la tentative d’embrasser un idéal: le réalisme en littérature. Un réalisme qui cherche à représenter fidèlement la vie en effaçant la barrière entre art poétique et vie. Une tentative d’englober un « détail inutile » en vue d’une « authentification de tout le reste ». (Todorov, 1982 : 9) Un texte tentant de mettre à mal l’illusion référentielle du poème. La démarche d’écriture rejoint celle d’autres artistes qui n’ont eu de cesse de tenter de faire voler en éclat la barrière qui sépare l’art de la vie. Un texte qui a un parfum d’homologie avec d’autres œuvres, celles de Breton et de Tzara (extrait d’annuaire pour le premier), ticket collé là par hasard (pour le second). Parfum, extrait d’annuaire ou ticket mais toujours, au-delà: poèmes. « La présence, dans tous les cas, d’un nom d’auteur, soit au bas du poème comme signature (chez Breton), soit sur la page de titre du recueil, nous assure aussi ce que ce sont bien des œuvres. » (Théval, 2015)
 
Au-delà la production de ce texte s’inscrit dans un projet qui passe par un constat: à l’absence de morale doit correspondre une recrudescence du « souci de soi » (Foucault, 1984) et une recherche d’édification d’une esthétique de l’existence. L’entrée en poésie est concomitante d’un effort pour le poète de créer sa propre vie comme une œuvre d’art. Un effort qui vise l’affirmation de sa liberté. Dans ces conditions « l’œuvre à construire est le sujet lui-même construisant ». (Agamben)
 
Chanel Paris
Egoïste Platinium Eau de Toilette Chanel Paris
Alcohol
Aqua
Parfum
Butylphenyl
Methylpropional
Citral
Citronellol
Coumarin
Geraniol
Hydroxyisohexyl 3-
Cyclohexene
Carboxaldehyde
Limonene
Linalool
Ethylhexyl
Methoxycinnamate
Butyl
Methoxydibenzoylmethane
Ethylhexyl salicylate
Ci 19140
Ci 15985
Ci 42090
 
La littérarité de cet objet poème ready-made, constitué uniquement par la liste des ingrédients d’un parfum, n’est pas de l’ordre du perçu mais du construit et « seuls les indices paratextuels permettent de l’inférer ». (Théval, 2016) D’autre part, n’étant pas écrit par celui qui pourtant le signe, son « auteur », un tel poème ne peut pas à priori être le lieu de déploiement de la singularité d’un style. Cependant, Nelson Goodman a bien souligné le fait que, dans le cas de l’objet trouvé par exemple, l’implémentation d’un élément banal dans un contexte artistique donné en modifie le fonctionnement : « Normalement, la pierre n’est pas une œuvre d’art tant qu’elle est sur la route, mais elle peut l’être, exposée dans un musée d’art. Sur la route, elle ne remplit habituellement pas de fonction symbolique. Dans le musée d’art, elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple des propriétés de forme, couleur, texture etc. » (Goodman, 1992: 78) Et Gérard Genette de préciser : « Le style est la fonction exemplificative du discours, comme opposée à sa fonction dénotative. » (Genette, 2004: 188)
 
Dans le poème Chanel Paris des effets de récurrence sont perceptibles, un schéma rythmique récurrent se dessine au sein duquel des régularités sont décelables. L’approche stylistique permet de mettre à jour un certain nombre de « faits langagiers porteurs de sens » (Théval, 2016: 5). L’hétérogénéité de Chanel Paris a pour effet de signaler qu’il s’agit d’un document déplacé : le texte, ainsi publié dans l’ouvrage Eros, renvoie sans cesse à sa source: une liste d’ingrédients relative à un parfum du nom d’égoïste platinium. Il ne cesse de se manifester comme emprunt. Dans le poème se manifeste une hétérogénéité pragmatique, un conflit de scènes énonciatives, qui crée une brèche, et amène à poser la question de savoir si les propriétés décrites par l’analyse stylistique sont celles du poème ou de l’emprunt. Si le premier entretient avec le second une relation d’identité orthographique, ces deux entités ne peuvent être confondues. Il existe une « inadéquation manifeste entre le texte à lire et le contexte dans lequel il est présenté ». (Théval, 2016 : 6) Le sens se joue non pas dans la clôture du texte, mais bien dans quelque chose qui est de l’ordre de la relation. La lecture de Chanel Paris implique la mise en relation du poème avec un autre texte, d’apparence identique : il s’agit d’un « texte au second degré, qui instaure une « relation de coprésence (…) par la présence effective d’un texte dans un autre. » (Genette, 1982)
 
L’auteur de Chanel Paris cherche à créer des conflits d’ordre pragmatique. En se désignant comme « poème », l’objet exhibe une étiquette générique qui infléchit de manière décisive l’interprétation du texte. L’écart est maximal entre ce que semble montrer le texte et la catégorie dans laquelle il est institué : le geste de catégorisation prend alors pleinement son sens, et cet écart oriente la lecture. Le cadrage interprétatif n’est réellement présent que s’il y a écart manifeste entre l’étiquetage revendiqué et la réalité communicationnelle du texte. Le poème amène à « adopter une approche discursive, clamant par là même, et c’est là leur dimension subversive première, la relation de la poésie aux discours sociétaux, la faisant descendre de son piédestal : la production de tels objets dans un cadre moderniste, dans un élan visant à mettre en phase la poésie avec la modernité, puis dans un cadre avant-gardiste, particulièrement dadaïste, visant à mettre à bas les hiérarchies artistiques, est à cet égard significative. » (Théval, 2016)
 
L’une des caractéristiques majeures de Chanel Paris réside dans son instabilité constitutive. Le sens se joue dans ce clignotement même du texte qui se donne à la fois comme liste d’ingrédients et comme poème, et superpose sans les confondre des propriétés différentes.
 
Le texte, tel qu’il est fixé sémiotiquement par la notation qui assure son identité d’un exemplaire à l’autre, ne saurait alors se confondre avec l’œuvre. En outre, le second texte a ceci de différent du premier qu’il en présuppose l’existence. Le lecteur ne perd jamais de vue l’appartenance générique première du discours qu’il a sous les yeux, qui se manifeste d’emblée, et qui se donne donc toujours comme déplacé, arraché à un contexte autre. Partant, le texte du poème n’a de sens qu’une fois mis en relation avec lui-même dans son contexte originel, la différence, « inframince », n’étant pas d’ordre linguistique mais pragmatique. (Théval, 2016 : 9)
 
En ce sens le poème Chanel Paris renvoie toujours à quelque chose qui le dépasse, à sa source première, à son acte de création par recopiage, aux autres recopiages de même nature, aux autres ready-made. Le ready-made invite le lecteur à se détourner pour partie du contenu du texte pour prêter attention à ce qui, d’ordinaire, se dérobe à son attention. « A ce qui, dans la répétition, fait différence, à savoir son contexte d’implémentation, qui, dans ce cas précis, se confond avec son medium. C’est alors non pas dans le texte même, mais dans la relation tissée entre le texte et ce qui l’entoure, que le sens est à rechercher : dans le livre envisagé comme support matériel et dispositif institutionnel. » (Théval, 2016 : 19)
 
Pour poursuivre la non finitude du parcours et les implémentations du texte, il a été procédé à une transmédiation, c'est-à-dire à la transposition de l'emprunt dans un nouveau medium, le poème Chanel Paris a été enregistré puis mis en ligne sur internet à l’adresse suivante: https://soundcloud.com/eric-dicharry/deus-6-chanel-paris. L’objectif est ici de démultiplier les modes d’existence du texte. Au texte premier, liste d’ingrédients du parfum glané sur internet, vient s’ajouter un second texte publié dans la revue littéraire Maiatz, puis un troisième texte avec l’entrée du texte Chanel Paris dans l’ouvrage Eros et sa mise en ligne par une énonciation via la plateforme soundcloud. Au terme de cette démarche, l’auteur a procéder à une intégration de ce même texte, avec son lien sur soundcloud intégré à un texte de critique littéraire. Enfin pour finaliser la multiplication des modes d’existence de l’œuvre une énonciation de ce même texte a été réalisée lors d’un cours donné dans le cadre de l’université du Pays basque au centre d’art contemporain Tabakalera suite à l’invitation d’un auteur basque Harkaitz Cano.
 
L’approche intermédiale permet d’appréhender« la possibilité qu’une œuvre puisse exister sous différents modes techniques ou différents supports, voire plutôt à travers comme entre ces différents supports ou techniques. Ce qui inclut donc la possibilité qu’elle soit identique à elle-même et différente à la fois, et qu’elle soit aussi une forme du passage, de la transmission entre les œuvres, les artistes, le public. Qu’elle prenne corps dans une variabilité de dispositifs formels, techniques, médiatiques, matériels et qu’en conséquence sa perception soit mobile et ses significations naturellement d’autant plus ouvertes. » (Robic, 2011: 9)
 
Chanel Paris et sa démultiplication renvoie aux expérimentations d’autres poètes qui ont eux aussi pratiqué la démultiplication des modes d’existences des textes comme par exemple le ready-made de Jean-François Bory.
Initialement paru dans le recueil Made in machine en 1972, qui prend pour sujet même les problèmes posés par ces variations. Trois versions d'un même texte, une définition du mot « Poème » prélevée dans un dictionnaire, coexistent sur la page : une version typographique neutre, conforme à la version d'origine, une version manuscrite lisible et une version manuscrite illisible. La répétition par trois fois du même contenu textuel sous trois formes différentes met en évidence le poids de la conversion, ici chirographique. C’est alors, peut-être, là que se situe, précisément, le poème : non dans ce que décrit la définition, à laquelle le « poème » que nous avons sous les yeux ne correspond manifestement pas, mais dans l’appropriation et la transposition dont le texte a fait l’objet. Notons ici que le sujet, rendu absent de l'écriture du texte, fait retour dans son inscription par le biais de l'écriture manuscrite. (Théval, 2016: 20)
 
Le passage du domaine de l’écrit à celui de l’oral est motivé par une série de questionnements: Comment les sons produisent-ils du sens? Comment le langage produit-il des effets poétiques? Une énonciation d’une liste d’ingrédients est-elle une énonciation poétique? Qui définit ce qui entre dans la sphère du poétique? Quels sont les gardiens du temple? Comment ébranler les frontières entre poésie et vie? Les sons excèdent-ils le sens? Comment envisager un art des sons en dehors de leurs propriétés de production du sens (Dolar, 2012:182)? Un texte publié dans un ouvrage basque mais rédigé dans une autre langue que la langue basque mérite-t-il d’être considéré comme un poème basque? Qu’est-ce qui change lors du passage d’un média à un autre? Lors du passage d’une liste d’ingrédients glanée sur internet à sa publication dans un ouvrage de poésie puis lors du passage de ce texte publié transféré vers un autre média par une entrée dans le domaine de l’oralité?
 
Notre thèse est que le ready-made Chanel Paris permet de cerner les enjeux propres à cette catégorie, devenue paradigmatique, « d’objets non artistiques dont l’implémentation dans un lieu de légitimation suffit à en faire des œuvres d’art ou à en interroger la valeur, redéfinissant par là même les frontières de l’art et les rôles traditionnellement dévolus à l’artiste, l’institution, l’œuvre et le récepteur » (Théval, 2015). La mise en crise du paradigme dominant amorcé par le ready-made de Duchamp et réalisé par l’art contemporain rend la doxa impuissante à fournir les cadres nécessaires à l’appréhension de l’œuvre comme telle. De la même manière, dans le domaine poétique, les critères par lesquels un texte peut être dit poétique sont rendus problématiques « dans la mesure où ils ne semblent pas s’appliquer aux objets qui nous occupent, posant le problème de leur reconnaissance. » (Théval, 2015 : 198)
 
Chanel Paris dirige le lecteur sur ce qui manque. Il implique une dérivation hypogrammatique. Il invite le lecteur à regarder du côté des autres ready-made préexistants, vers les ready-made hypogrammes.


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