Art et aliénation / Noël Carroll / Cahiers philosophiques 2012/4 (n° 131), pages 86 à 107

so 1467378181235 SO | 2020-12-12 06:18

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Le thème de cette partie, l’art et l’éthique, lie ensemble deux concepts dont l’association étroite aurait paru absolument incontestable d’un point de vue philosophique à la plupart des grands penseurs occidentaux, de Platon à Hume. Dans sa préface aux Œuvres de Shakespeare, Samuel Johnson affirme que « la fin de la poésie est d’instruire en plaisant » ; or, pour lui, instruire signifie avant tout prodiguer un enseignement moral.

2 Dans la période que l’on pourrait qualifier de prémoderne [2][2]Karol Berger, A Theory of Art, New York, Oxford University…, l’art traditionnel faisait partie intégrante de son milieu culturel du fait qu’il transmettait, mais aussi, ce faisant, façonnait l’ethos commun de son public : il véhiculait, clarifiait, précisait, renforçait et galvanisait les valeurs religieuses, éthiques, politiques et, plus généralement, culturelles de ceux à qui il s’adressait. L’art enseignait aux peuples les normes pertinentes ayant trait aux relations interpersonnelles, ainsi que leurs obligations et ce qu’ils pouvaient légitimement attendre de la société ; il communiquait des informations sur la psychologie populaire (folk psychology), tout particulièrement la psychologie morale en ce qui concerne la vertu, le vice, le lien entre les motifs et l’action, etc. L’art donnait à voir les coutumes des groupes en question en présentant des modèles de traits de caractère désirables et indésirables, en concrétisant la manière dont la société se représentait le devoir et en mettant en avant les attitudes préconisées face aux événements historiques, contemporains ou même eschatologiques. L’art fonctionnait également comme lieu de mise en scène des bons usages et des bonnes manières, il se prononçait sur le style personnel en général et suggérait en particulier à son public des styles de mouvements, des gestes, des manières de se tenir, et bien d’autres choses encore.

3 En bref, l’art prémoderne fonctionnait comme l’un des plus puissants vecteurs – sinon le plus puissant – de l’ethos d’un peuple et était largement reconnu comme possédant cette capacité. L’art était une source globale d’enculturation dans la mesure où il engageait bien souvent la personne dans son ensemble – en mettant en mouvement, simultanément, son esprit et son corps (ses sens, ses émotions, ses désirs et ses plaisirs). De surcroît, du fait même de cet appel global aux différentes dimensions de l’individu – c’est-à-dire sa capacité à fonctionner comme un universel sensible –, l’art constituait un moyen particulièrement efficace d’instiller les mœurs d’une culture dans chaque fibre de l’être même de ses citoyens.

4 En deux mille ans d’histoire occidentale, cet état de choses n’a pratiquement jamais été remis en cause. De fait, il est probablement vrai qu’à notre époque, une partie importante de l’art remplit encore ce rôle. Néanmoins, depuis le XVIIIe siècle, supposer que l’instruction morale – même au sens large – est la mission de l’art proprement dit est pour le moins controversé. L’art de masse, pourrait-on concéder, a toujours à voir avec la moralité puisqu’il met en scène des exemples de vertu et de vice (c’est le cas de Hero, le film chinois sorti récemment [3][3]Film historique de Zhang Yimou, sorti en France en 2003 (NDLT).). Mais on s’entendra rapidement répondre que là n’est pas l’ambition légitime de l’art sérieux (serious art), également appelé « art authentique ». En d’autres termes, depuis, au moins, le milieu du XVIIIe siècle, le lien semble-t-il jamais contesté entre l’art et l’éthique a été problématisé d’une manière qui continue de nourrir un débat virulent, même à notre époque soi-disant postmoderne, où les frontières catégoriques sont partout censées disparaître.

5 Le but de cette communication est de comprendre comment nous sommes parvenus à un point où, pour beaucoup, l’idée d’un lien entre art et éthique apparaît comme une anomalie. À cet effet, je vais décrire à grands traits les évolutions parallèles, d’un côté du monde de l’art et, de l’autre, de la philosophie de l’art, dont je considère qu’elles ont débouché sur le préjugé moderne – ou peut-être, plutôt, moderniste – selon lequel art et éthique sont irréductiblement inconciliables. Je tenterai également de montrer les failles des présupposés et du raisonnement qui soutiennent la séparation de l’art et de l’éthique. Enfin, je conclurai en formulant une recommandation programmatique sur ce que pourraient faire les artistes et les philosophes de l’art dans la conjoncture actuelle.

6 Certes, les évolutions de la pratique artistique et de la théorie philosophique qui nous intéressent ici se recoupent de nombreuses manières, que ce soit historiquement ou conceptuellement. Mais il est aussi possible que les personnalités du monde de l’art et les philosophes qui partagent le même doute quant à la légitimité de l’association entre art et éthique soient parvenus à leurs conclusions par des voies indépendantes, sans jamais s’appuyer sur les considérations qui animaient, à côté, leurs alliés (respectivement le monde de l’art et la philosophie). Par conséquent, je vais tout d’abord procéder à la description, certes générale, de ce qui a conduit le monde de l’art à abandonner l’idée prémoderne d’un lien évident entre art et éthique, avant d’examiner le réquisitoire de la philosophie contre ce lien. Ces raisonnements se rencontrent parfois, mais ils reposent souvent, comme on peut s’y attendre, sur des préoccupations différentes. Dans la mesure où la prise de position du monde de l’art en faveur de la séparation de l’art et de l’éthique obéit, à bien des égards, à des considérations pratiques, je vais présenter ses lacunes en soulignant les conséquences néfastes que cette politique a eues pour les pratiques concernées dans le monde de l’art. Mais puisque la position philosophique qui prône une séparation catégorique entre ce que l’on désigne sous le mot d’art et l’éthique est quant à elle de nature théorique, elle appelle une réfutation philosophique. Or, du fait même de la dimension théorique de la position philosophique, il sera peut-être plus difficile de l’écarter que les préjugés du monde de l’art en question. Mais je m’y efforcerai, avant de conclure avec quelques considérations générales sur la manière dont les artistes et les philosophes pourraient à l’avenir utilement négocier la relation entre art et éthique.

Le monde de l’art déclare son indépendance

7 L’inclination à nier tout lien étroit entre l’art et l’éthique est la conséquence d’un effort plus large du monde de l’art visant à séparer ce dernier des autres pratiques sociales, et à l’établir comme sphère autonome et autosuffisante. En d’autres termes, si le monde de l’art est un domaine indépendant des préoccupations externes de toute autre institution sociale, alors il s’ensuit directement que l’art est une chose distincte de l’éthique et ne lui est absolument pas inféodé.

8 Alors que la modernisation progressait au XVIIIe siècle, les processus de spécialisation ont commencé à s’accélérer. La tripartition wébérienne par exemple – qui distingue la rationalité (la raison théorique et l’acquisition de connaissances), la raison instrumentale et pratique, et l’esthétique – a évolué, protégée par ces monuments intellectuels que sont les trois critiques kantiennes [4][4]Cette trichotomie continue de prévaloir à l’heure actuelle.…. Dans le contexte d’une société en mutation et de l’émergence d’une nouvelle division du travail, le monde de l’art s’est retrouvé – ou, du moins, s’est imaginé se retrouver – à livrer bataille sur plusieurs fronts, qui se recoupaient parfois mais sur chacun desquels il fallait se défendre afin de limiter les dégâts et préserver la réputation de l’art telle que l’entendaient ses amis. Dans chaque cas, la stratégie de défense qui a séduit le monde de l’art est passée par une déclaration d’autonomie, c’est-à-dire par une affirmation de l’indépendance de l’art vis-à-vis des autres intérêts, dans un effort pour protéger celui-ci des revendications d’autres entreprises sociales jugées envahissantes [5][5]Voir Iredell Jenkins, « Art for Art’s Sake », in Philip P.….

9 L’affirmation de la séparation entre l’art et l’utilité a figuré parmi ces manœuvres de défense. D’une part, l’utilité pouvait être comprise comme un euphémisme désignant le vil penchant mercantile de la bourgeoisie émergente à réduire toute valeur à la valeur marchande. Affirmer que la valeur artistique était autre chose – quelque chose de catégoriquement différent de la valeur marchande –, c’était non seulement revendiquer l’autonomie de l’art, mais le faire au nom de l’existence dans le monde d’autres valeurs que celle qui pouvait se résumer à un prix sur une étiquette.

10 Toutefois, la déclaration de la séparation entre l’art et l’utilité ne pouvait pas seulement servir à exprimer de façon codée l’animosité contre le matérialisme vulgaire. Elle a également affirmé l’indépendance de l’art vis-à-vis de l’utilité sociale en général. L’art ne devait plus alors être réduit au statut d’instrument au service de la religion et/ou de la politique et/ou de tout autre projet social plus large. L’artiste devenait un électron libre sur ce même marché qui lui inspirait des réserves, et la marchandise qu’il mettait en vente n’était autre que sa propre vision, émancipée des commandes passées par des patrons comme l’Église ou l’État. Avec de tels employeurs, l’art était censé s’acquitter de fonctions sociales, souvent sous la forme d’une instruction morale. Mais l’artiste comme agent libre sur un marché s’est déclaré libéré de l’obligation d’être socialement utile. Quand la marchandise en vente était l’expression personnelle (self-expression), l’artiste a mené campagne pour la dérégulation. L’art, selon ce qu’ont revendiqué ses défenseurs, devait être libre d’embrasser ses propres fins, des fins sui generis de même importance, sinon de plus grande importance, que celles des pratiques sociales voisines.

11 Mais quelles étaient les fins de l’art ? À l’époque prémoderne, l’idée d’Art avec un grand « A » – c’est-à-dire l’Art comme concept qui définissait un certain ensemble de pratiques, dont la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, le drame et l’architecture – n’existait pas. Le mot « art » connotait plutôt une compétence ; c’était un terme qui signifiait la maîtrise dans l’exécution de quelque chose. C’est à ce titre que l’on parlait de l’art de telle ou telle chose – l’art de peindre indiquait la compétence en peinture et l’art de la guerre, la compétence sur le champ de bataille. Dans ce contexte, c’était l’objet de la préposition dans la formule « l’art de » qui donnait son contenu à l’expression.

12 Toutefois, au XVIIIe siècle, un sous-ensemble des arts – que l’on désigne par l’expression de « beaux-arts [6][6]Carroll utilise l’expression anglaise fine arts et son… » – s’est trouvé réuni dans ce que l’on a envisagé comme un système [7][7]Paul Oskar Kristeller, « The Modern System of the Arts », in…. Les amateurs des beaux-arts se sont vu attribuer la tâche d’établir les critères d’admission dans cette institution nouvellement créée. Tout d’abord, sans doute à partir d’une libre lecture d’Aristote, la représentation ou, plus précisément, la représentation du beau dans la nature a été avancée comme condition principale d’octroi de la citoyenneté dans la république des arts. Cependant, avec l’émergence de la musique pure – la musique purement instrumentale –, la représentation est apparue comme difficilement exigible des candidats au statut de ce que l’on appelait « art ». Pour élever un candidat au rang d’art, il fallait trouver autre chose. Le critère qui, encore aujourd’hui, prévaut largement, est qu’une véritable œuvre d’art est quelque chose qui a été produit dans l’intention de susciter la contemplation désintéressée. La contemplation désintéressée de quoi ? De l’œuvre d’art elle-même, généralement regardée sous l’angle de sa conception ou de sa forme prises en elles-mêmes.

13 Cette conception de l’œuvre d’art a coïncidé avec l’accroissement de l’intérêt pour l’art dans la bourgeoisie émergente. Le temps libre dont celle-ci disposait s’allongeait, et elle vit dans l’art le moyen d’enrichir ses loisirs en développant ses connaissances. Tandis que, jusque-là, l’art était le plus souvent partie prenante de cette affaire sérieuse qu’est la culture – par exemple sous la forme des statues profanes ou religieuses incarnant des exemples moraux dans certains lieux institutionnels, ou de la musique, de la chanson et du spectacle en tant que composantes des rites politiques ou spirituels –, il s’est alors transformé en une sorte de jeu : un jeu contemplatif, déconnecté de tout intérêt ou besoin social. On a défini la fin de l’art – la caractéristique qui valait à quelque chose le droit d’entrer dans le système moderne des arts (modern system of the arts) – comme de n’être précisément essentiellement utile à rien, sinon à l’exercice du libre jeu (c’est-à-dire du jeu désintéressé) des pouvoirs de contemplation de l’individu [8][8]Voir M.H. Abrams, « Art as Such : The Sociology of Modern….

14 Paradoxalement, cela a permis à l’art de fonctionner comme signe ostentatoire de consommation, c’est-à-dire comme marque de distinction sociale pour le consommateur bourgeois, alors même que la séparation de l’art et de l’utilité était censée être un geste de résistance à l’égard du matérialisme grossier. Or l’art procurait au « nouveau riche [9][9]En français dans le texte (NDLT). » les moyens de se parer d’un air aristocratique.

15 Quoi qu’il en soit, l’une des conséquences directes de cette conception de l’art comme lieu de contemplation désintéressée (tout particulièrement de la forme) a été de le retrancher du domaine de l’éthique, la notion même de contemplation désintéressée étant un pléonasme [10][10]Miles Rind, « The Concept of Disinterestedness in Eighteenth… soulignant l’exclusion des fins financières, politiques, religieuses et, bien entendu, éthiques de la sphère de l’objet d’art identifié comme tel.

16 L’œuvre d’art devait être contemplée pour elle-même, comme une création artistique, et non comme le support d’un enseignement moral. Sa fin était d’être, et non pas de faire – ni même de faire le ou du bien. Évaluer l’œuvre d’art en termes de buts sociaux cachés, telle l’édification morale, équivalait, à la lumière de la nouvelle définition, à faire une erreur de catégorie.

17 Par ailleurs, en posant que l’art constituait son propre ordre de valeur socialement autonome, le monde de l’art a non seulement revendiqué le monopole du capital culturel, mais il a également cherché à se protéger de la censure. Lorsque les autorités ecclésiastiques ou politiques se mobilisaient pour détruire l’art qu’elles jugeaient choquant – généralement d’un point de vue moral –, le monde de l’art pouvait répondre, ne fût-ce que pour la forme, que l’art comme tel n’est pas au service de la moralité, même si c’est ainsi qu’il apparaissait à l’époque prémoderne. L’art, en effet, se mettait à l’abri de tout reproche d’ordre moral puisqu’il incarnait une sorte de valeur distincte qui lui était propre. Les tentatives pour contrôler l’art d’un point de vue moral étaient alors absolument hors de propos. Certes, dans le passé, cette rhétorique n’a pas toujours rencontré le succès. Toutefois, peu à peu, elle a exercé une influence sur le droit et a même commencé à servir de pare-feu face à la censure, comme lors de l’affaire Mapplethorpe à Cincinnati [11][11]Allusion au procès intenté pour « obscénité » au Centre d’art….

18 Enfin, si la déclaration d’autonomie de l’art a fonctionné comme moyen de défense contre ce qui était perçu comme la menace du matérialisme de marché, de l’utilitarisme et du moralisme, elle a également retiré l’art de la compétition qui l’opposait à la science. Quand l’art était conceptualisé comme représentation, il était naturel qu’on l’envisageât comme se livrant à une activité comparable à la science, c’est-à-dire à la description du monde. Mais à partir du XVIIe siècle, l’art, qui a progressivement renoncé à l’ambition de découvrir des faits, semble de moins en moins comparable à la science. La science est tout simplement apparue comme surpassant l’art en tant que source de connaissances objectives. Si les arts étaient envisagés comme se livrant à la même entreprise que les sciences, l’art ne pouvait apparaître que plus fragile. Par conséquent, dans ces circonstances, l’approche opportune a consisté à se retirer du champ de la compétition et à déclarer que sa contribution était ailleurs. Mais où ? Dans le fait de fournir des occasions pour la contemplation désintéressée, dont l’expérience était ensuite considérée comme possédant une valeur en soi. En d’autres termes, la valeur de l’art ne résidait pas dans le savoir qu’il pouvait fournir, comme on aurait pu à tort le déduire de genres tels que la peinture d’histoire, mais dans les expériences, centrées sur la forme, qu’il provoquait – des expériences présentées comme détenant une valeur par et pour elles-mêmes.

19 Il va probablement sans dire que ce retrait du champ des connaissances a également rompu la relation de l’art et de l’éthique. De fait, dans une culture où l’on croyait fréquemment non seulement que la connaissance morale objective existait, mais qu’elle pouvait être enseignée, retrancher complètement l’art du jeu de la connaissance – c’est-à-dire de la science dans sa compréhension la plus large – revenait, en effet, à renoncer à l’un des premiers principes au nom desquels il prétendait à l’attention de la société. Platon avait envié à Homère sa réputation d’éducateur des Grecs – l’éducation en question était avant tout morale. Platon s’est efforcé de saper la position d’Homère en affirmant que, dans la mesure où ce dernier et les poètes n’avaient aucune connaissance, ils n’avaient rien à enseigner. Ceux qui célèbrent l’autonomie de l’art au nom de son indépendance à l’égard des objectifs cognitifs se rangent donc sans réserve à l’argument de Platon ; mais, en délaissant toute prétention à la connaissance, ils abandonnent tout droit à l’éducation éthique du peuple et, ce faisant, renoncent à la place dont ils s’enorgueillissaient jusqu’alors au cœur même de la culture au sens large, dans sa totalité. En déclarant son autonomie et en refusant d’être au service de projets sociaux plus vastes, non seulement l’art n’a pas renforcé son autorité dans la société, mais il l’a paradoxalement perdue.

20 Pour protéger les arts du matérialisme, de l’utilitarisme, de la censure et d’une compétition difficile avec la science, et, peut-être, pour permettre à l’artiste, en tant qu’électron libre sur le marché, de vendre ses marchandises sans contrainte – en l’occurrence, à l’aube du romantisme, l’expression personnelle –, le monde de l’art a déclaré son autonomie à l’égard du reste de la société et de ses buts. Cette tendance s’est manifestée historiquement au XIXe siècle sous la forme de slogans comme « l’art pour l’art », expression qui, semble-t-il, serait née d’une mauvaise lecture par Benjamin Constant de la troisième critique kantienne [12][12]John Wilcox, « The Beginnings of l’Art pour l’Art », The…. Elle s’est ensuite déployée à travers des mouvements tels que l’esthétisme, qui a notamment compté dans ses rangs James Whistler, Walter Pater et, bien entendu, Oscar Wilde.

21 Par ailleurs, alors même que, de manière polémique, le monde de l’art déclarait son indépendance, il se transformait aussi concrètement, renforçant encore ainsi l’idée d’une autonomie de l’art. Si la musique prémoderne accompagnait les rituels du pouvoir et de la foi, à l’époque moderne la musique pure ou absolue a été composée pour un lieu institutionnel nouvellement inventé, la salle de concert, véritable machine destinée à intensifier la contemplation de la forme musicale, à l’écart de toute fonction sociale distrayante telle la commémoration religieuse [13][13]Larry Shiner, The Invention of Art, Chicago, University of….

22 De la même manière, le musée d’art, institution qui a émergé à la même époque, a permis d’abstraire les œuvres d’art des contextes dans lesquels elles remplissaient des fonctions sociales, politiques et/ou religieuses, pour que leur forme, et non leur signification sociale, devienne leur dimension la plus saillante. Le Louvre, par exemple, a rassemblé les tableaux et les statues de l’Ancien Régime [14][14]En français dans le texte (NDLT)., lourds de sens politique, en les soustrayant aux lieux où ils symbolisaient le pouvoir des Bourbons dans le but exprès de saper leur dimension de représentation. Placés dans le cadre d’un musée, ils cessent de remplir la fonction sociale qui leur était attribuée et deviennent de simples objets décontextualisés appelant à une appréciation toute contemplative [15][15]Larry Shiner, op. cit.. Le musée comme les galeries d’art qui l’ont imité tendent à la décontextualisation et, partant, à la désocialisation de ce qu’ils exposent – ce qui, entre autres effets, peut provoquer de l’anxiété lorsque des photographies, telles celles qui représentent les atrocités d’Abou Ghraib, sont exposées sur les murs blancs des galeries, où c’est leur forme qui attire notre regard, et non ce qui nous frappe au contraire si nous les voyons dans le journal sous des titres qui, à raison, les condamnent.

23 L’architecture du monde de l’art, autorisée par l’autonomie de l’art, peut rappeler celle des cathédrales, et faire écho au langage d’inspiration religieuse qui sert à exprimer l’autosuffisance de l’art et sa valeur en soi – une terminologie mise au point à l’origine par Platon et Plotin pour qualifier l’absolu, et que l’Église catholique s’est appropriée par la suite pour parler de Dieu [16][16]M.H. Abrams, « Kant and the Theology of Art », Notre Dame…. Tout se passe comme si, après des siècles durant lesquels l’art avait été envisagé comme un instrument du culte, les gens étaient tellement habitués à prier devant les statues et les tableaux religieux qu’ils en sont venus à considérer les œuvres elles-mêmes comme objets d’adoration et se sont mis à les vénérer. Sans cela, comment comprendre l’étrange certitude qu’ont certains esthètes modernes pour qui l’art peut sauver le monde ?

24 L’esthétisme du XIXe siècle a donné naissance au formalisme du XXe siècle, défendu avec brio par des polémistes comme Clive Bell et Roger Fry, qui ont enseigné à plusieurs générations l’appréciation, comprise comme une contemplation désintéressée, d’un type de valeur picturale désignée sous le nom de forme signifiante (significant form), qui n’était censée dépendre d’aucune préoccupation sociale, et tout particulièrement éthique. Prêter attention au contenu moral d’une image – sa signification politique ou religieuse – revenait à regarder dans la mauvaise direction, c’est-à-dire en direction du monde, et par conséquent à l’opposé de ce qu’il aurait fallu regarder, à savoir l’image et sa structure. En d’autres termes, c’était se tromper de cible que de s’intéresser au massacre des Espagnols par le peloton d’exécution français et non au tableau de Goya.

25 De la même manière, le modernisme, tel qu’il est incarné par Clement Greenberg, a repris le thème de l’autonomie de l’art en réinterprétant l’idée d’art pour l’art dans une perspective épistémologique – en affirmant que l’art authentique n’avait d’autre sujet que l’art, dans la mesure où sa tâche consistait à révéler et à reconnaître sa propre nature, et en particulier la nature de la peinture en tant que chose en deux dimensions. En faisant de l’autoréflexion (self-reflection) le but de l’art, les modernistes ont réaffirmé la séparation de l’art et des autres pratiques sociales amorcée à la fin des Lumières et dans les premiers temps du romantisme ; dans ce contexte, la notion de réflexivité (reflexivity) a fourni une traduction contemporaine de l’idée d’art pour l’art. De plus, le cadre théorique de cette conceptualisation de la création artistique ambitieuse (ambitious artmaking) s’est maintenu dans une position hégémonique incontestée à travers le minimalisme, qui, pour se penser lui-même, et malgré la désapprobation de Greenberg, a d’abord eu recours au modèle de critique que ce dernier avait mis au point. Par conséquent, jusque dans les années 1970, la déclaration de l’autonomie de l’art constituait toujours un article de foi généralement accepté par une partie importante du monde de l’art, y compris dans ses domaines les plus puissants.

26 Toutefois, la question se pose sérieusement de savoir si la séparation de l’art et du reste de la culture, et notamment de la sphère éthique, a atteint les objectifs visés ou si, au contraire, elle a été victime de ce que Hegel appelle la ruse de la raison (que l’on connaît mieux sous le nom d’histoire). Si je ne fais pas erreur dans la manière dont je décris abstraitement les multiples motivations agissant derrière sa déclaration d’indépendance, la notion d’autonomie de l’art devait accroître le prestige du monde de l’art et l’élever au même statut, sinon à un statut plus élevé, que celui des pratiques sociales voisines. Or, à long terme, cette stratégie semble avoir échoué [17][17]Crispin Sartwell, « Art for Art’s Sake », in Michael Kelly…. L’art ambitieux (ambitious art) s’est déplacé en marge de la vie de la culture. L’artiste a beaucoup progressé dans la conquête de la liberté, en principe du moins : il s’est libéré du moralisme, du mercantilisme, de l’utilitarisme et ainsi de suite en brandissant le drapeau de l’autonomie. Mais cette autonomie a eu un prix : l’art s’est aliéné [18][18]Carroll utilise alienated et alienation (généralement… le reste de la société. De fait, dans la mesure où l’artiste répugne à s’engager pour défendre des intérêts sociaux plus larges, comme l’enculturation, la société qui l’entoure ne s’intéresse plus à ses activités. Seuls les individus dont les préoccupations sont hautement spécialisées voient un intérêt dans l’art pour l’art. Une fois que les artistes se sont détournés des questions qui préoccupent la culture, la culture, comme on peut s’y attendre, ne s’intéresse plus aux arts, si ce n’est lorsque le monde de l’art provoque quelque scandale, ce qui lui vaut d’apparaître provisoirement sous les feux de l’actualité.

27 Le prix du type de liberté auquel le monde de l’art a aspiré au nom de l’autonomie a été une diminution toujours plus rapide de l’attention dont jouit la création artistique ambitieuse, même parmi l’élite instruite. Ce n’est pas un hasard si l’aliénation – particulièrement l’aliénation à l’égard de la société ordinaire – est un thème récurrent des récits mettant en scène la figure de l’artiste à l’ère de l’autonomie de l’art. Elle symbolise, à travers le cas particulier, la détresse d’un monde de l’art qui exige de la société une liberté dont elle prétend dicter les conditions. Pour le dire autrement, l’aliénation du monde de l’art est, dans une bonne mesure, auto-infligée, et l’abandon de son rôle de vecteur de l’ethos de son public est sans aucun doute la blessure la plus profonde que le monde de l’art se soit faite à lui-même.

28 Si mon diagnostic est convaincant, alors il semble évident que la séparation de l’art et de l’éthique, qui, certes, partait d’une bonne intention, a été une politique autodestructrice pour le monde de l’art. Pour résorber cette aliénation, le monde de l’art doit à nouveau revendiquer sa fonction de promotion, à la fois critique et empathique, de l’ethos du peuple auquel il cherche à s’adresser. Le roman a prouvé à maintes reprises, et même à notre époque, qu’il constituait une force de poids dans la vie de la culture. Alors que de nouveaux groupes sociaux tâchent de prendre en main leur destinée (empower themselves) – les personnes de couleur, les femmes, les homosexuels, les populations anciennement colonisées –, le roman leur permet de formuler leurs préoccupations et leurs valeurs, mais aussi de célébrer, tout en le construisant, leur ethos naissant. La littérature de ces groupes, à l’instar des littératures juive et irlandaise avant elles, fait valoir leur implication dans la société d’un point de vue qui n’est pas extérieur à celle-ci et ne les présente pas comme de simples communautés d’intérêts. Le défi des beaux-arts, selon moi, c’est de trouver comment ils peuvent, d’une manière qui leur soit propre, se réintégrer dans le processus social.

29 À Philadelphie, par exemple, il existe un programme de peinture murale qui rencontre un grand succès. Lancé en 1984 pour combattre la prolifération des graffitis, il compte maintenant plus de deux mille quatre cents peintures murales, intérieures et extérieures, qui célèbrent des héros locaux, des valeurs et des activités du quartier. Certaines d’entre elles commémorent des victimes de crimes et expriment le souhait que ces derniers ne se répètent jamais, ou esquissent l’histoire ethnique des gens de la communauté et symbolisent l’espoir que les groupes ethniques puissent se réconcilier et accepter la diversité. D’autres peignent des scènes pastorales, offrant à leurs spectateurs un peu de sérénité au cœur de l’agitation de la vie urbaine. Toutes ont ceci de commun qu’elles portent sur ce que les communautés avoisinantes valorisent, notamment d’un point de vue éthique, et c’est pour cette raison qu’elles sont appréciées, qu’on les commente et les discute, et qu’elles font partie intégrante de la vie des rues dont elles sont les emblèmes [19][19]Jane Golden, Robin Rice et Monica Yant Kinney, Philadelphia….

30 Par exemple, la peinture murale de la Fabric Row [20][20]« Rue du tissu » ; Philadelphie a longtemps été un centre… représente, entre autres, un couple âgé montrant un morceau de tissu à un enfant – peut-être leur petit-fils ou leur petite-fille. Ils en parlent. On peut supposer qu’ils disent à l’enfant ce que c’est et comment il est fabriqué, tout en exprimant leur fierté de leur métier et de son ethos. Ces peintures murales sont adoptées par la population de Philadelphie car elles sont intégrées au cœur même de la communauté, comme emblèmes de la vie quotidienne et des valeurs des quartiers dont elles conservent l’histoire, les aspirations, les tragédies, les coutumes et les valeurs. Elles ne sont pas, à l’instar d’une grande partie de l’art de la performance, de simples symboles de la continuité de l’art et de la vie quotidienne. L’exemple de ces œuvres d’art embarquées dans le flux de la culture pourrait être instructif pour l’élite du monde de l’art qui s’est barricadée derrière les murs aveuglants de blancheur des galeries et des musées.

31 Avant d’aborder les raisons pour lesquelles la philosophie a séparé l’art de l’éthique, je voudrais passer en revue trois objections qui pourraient être soulevées face au tableau de l’aliénation du monde de l’art que je viens de brosser très succinctement. En premier lieu, on pourrait trouver ma présentation de l’influence que la notion d’autonomie de l’art exerce sur le monde de l’art depuis deux siècles largement exagérée, et ce même si l’on restreint le propos à l’art d’avant-garde. En effet, parallèlement à la tradition qui part des défenseurs de l’art pour l’art et passe par les modernistes greenbergiens, un autre mouvement a cherché au contraire à effacer, selon sa terminologie, les barrières entre l’art et la vie. On peut, par exemple, penser à dada et à son héritage, notamment l’art conceptuel, Fluxus, la danse postmoderne à ses débuts, Joseph Beuys, le happening, le ready-made, etc. Comment puis-je affirmer que le monde de l’art s’est séparé de la société alors que ces gestes hautement visibles contre l’autonomie de l’art ont été expressément accomplis pour réunir l’art avec la vie quotidienne de la culture ?

32 Ma réponse consiste simplement à dire que ces mouvements, que je trouve aussi fascinants qu’importants, n’en relèvent pas moins essentiellement d’un débat interne au sein du monde de l’art. Une danse faite de mouvements ordinaires peut symboliser une continuité entre la vie quotidienne et l’art, mais elle n’influe pas sur la vie quotidienne à l’extérieur de la salle de spectacle. Même si c’est au nom de l’hétéronomie de l’art, elle engage une dialectique au sein du monde de l’art et ne rencontre aucune question sociale plus concrète. Si elle projette un certain égalitarisme, elle le fait de la manière la plus étiolée qui soit, et si elle revendique le fait d’être un mouvement ordinaire, alors elle s’autocontredit, dans la mesure où un mouvement ordinaire n’est pas censé symboliser l’effacement entre l’art et la vie. Cette danse a besoin de l’atmosphère du monde de l’art pour vivre ; elle ne vit pas dans la culture au sens large.

33 La deuxième objection consisterait à rappeler que la déclaration selon laquelle l’art est autonome ne doit pas être entendue comme la négation de sa signification éthique ou politique. L’affirmation de l’autonomie de l’art constitue elle-même un acte politique ou éthique – un acte de défi face aux tendances réductrices de la raison instrumentale comme du marché qui dévore tout. C’est là grosso modo le point de vue de plusieurs des grandes figures de la théorie critique de l’école de Francfort.

34 Cependant, ce point de vue, à l’instar des polémiques autour de dada et de ses émules qui ne lui sont pas tout à fait étrangères, relève pour l’essentiel d’un débat interne au monde de l’art. L’autonomie de l’art devient un symbole ou une allégorie politique pour ceux qui savent la déchiffrer – soit, principalement, les représentants du monde de l’art d’avant-garde. Je n’entends pas par là que cette activité n’est pas légitime ; je ne nie pas non plus qu’il s’agit d’un débat auquel il vaut la peine de participer. Mais cela ne veut pas dire non plus que ce point de vue peut être considéré comme une voie menant à la réconciliation de l’art avec la société, dans la mesure où, de façon évidente, cette perspective considère le fait que l’art s’aliène la société comme l’expression d’un courage moral. Elle juge l’ethos de la société existante trop décadent pour être digne d’avoir recours aux services de l’art. L’art n’est pas seulement conceptuellement opposé aux autres pratiques sociales ; il doit également l’être politiquement et moralement. Or, quand bien même cette position serait défendable intellectuellement, elle ne permet pas d’atténuer l’aliénation de l’art ni de redonner un rôle à celui-ci dans la vie éthique quotidienne de la société.

35 Enfin, je prévois qu’un grand nombre de personnes rejetteront mon diagnostic en lui reprochant d’être obsolète. Si l’idée de l’autonomie de l’art a pu exercer un ascendant certain à l’ère du minimalisme, on me rétorquera qu’avec l’arrivée du postmodernisme politisé à la fin des années 1970 et sa consolidation dans les décennies suivantes, la croyance en l’autonomie de l’art est devenue un artefact du passé. L’art n’est plus considéré comme autonome, et l’art ambitieux actuel n’est plus envisagé comme auto-aliéné par rapport au reste de la culture. Il est manifestement engagé et, avant tout, dans la critique sociale.

36 Je voudrais faire ici deux brèves remarques. Quoiqu’il existe un large choix d’art postmoderne politisé, notamment les œuvres de Barbara Kruger, de Jenny Holzer et de Mary Kelly, cela n’a pas neutralisé les effets de deux siècles durant lesquels l’idéologie de l’autonomie de l’art a prévalu. C’est pour cette raison que la présentation de l’art politisé dans les lieux où l’art ambitieux est également exposé demeure encore controversée. Certains critiques influents continuent de poser publiquement la question de savoir si les artistes se sont égarés au point d’en oublier le plaisir, la beauté et d’autres qualités formelles. L’idée d’autonomie de l’art n’a nullement été bannie. Elle demeure constamment latente. Seul le temps nous dira qui, de cette dernière ou du postmodernisme politisé, gagnera dans le cœur et dans l’esprit des futurs artistes. En d’autres termes, l’avenir du monde de l’art reste ouvert.

37 Deuxièmement, il semble que le postmodernisme politisé et l’autonomisme (autonomism) présentent un point commun : une relation conflictuelle avec le reste de la culture. L’autonomiste affirme que l’art est séparé de tout le reste et que la valeur artistique est irréductible aux autres valeurs, suggérant même parfois qu’elle leur est supérieure. Le postmodernisme politisé ne situe pas l’art complètement en dehors de la culture, mais il avance que l’artiste occupe une position privilégiée : celle de critique social.

38 Ainsi, lors des débats sur le financement public des arts, les défenseurs du monde de l’art déclarent souvent que c’est le rôle essentiel de l’artiste que d’offrir un regard critique sur la société, et que c’est cela qui justifie les financements publics. Or, non seulement cette prétention n’a aucune légitimité historique – pourrait-on trouver au Moyen-Âge ne serait-ce qu’un seul maître d’œuvre qui produise une critique sociale ? Peut-on le dire de Leni Riefenstahl ? –, mais elle réaffirme également l’idée selon laquelle l’art est, d’une manière ou d’une autre, à distance du reste de la culture, position qui reconduit nécessairement l’aliénation de l’art tant que l’artiste ambitieux fait de la critique sa seule vocation.

39 Je ne sous-entends pas que l’art ne devrait pas s’adonner à la critique sociale. C’est une chose qu’il doit accomplir. C’est une manière pour le monde de l’art de rétablir sa connexion avec l’éthique. Mais la critique sociale n’est qu’un aspect du rôle éthique de l’art. L’art ambitieux doit également reprendre l’activité qui consiste à formuler, à transmettre et à célébrer tout ce qu’il y a de positif dans l’ethos de son public. Les artistes ne peuvent pas se contenter de surplomber le reste de la culture et de faire pleuvoir leurs admonestations à la façon des prophètes de l’Ancien Testament. Si la seule relation de l’art avec la société dans son ensemble est négative, cela aura pour effet pratique qu’on le marginalisera pour le réprimander. Il doit développer une relation plus intime avec ses spectateurs en créant les symboles des valeurs éthiques positives de la culture, symboles que les gens trouveront utiles et auxquels ils se référeront comme guides pour comprendre leur vie et comme manières de lui donner sens [21][21]Voir Noël Carroll, « Art and Recollection », Journal of…. Ainsi, la critique sociale sera reconnue comme émanant d’une source sociale, et non pas d’une position surplombante auto-attribuée.

La philosophie et l’autonomie de l’art

40 Tout comme le monde de l’art, la philosophie a également défendu la thèse selon laquelle l’art est autonome par rapport aux autres entreprises sociales, tout particulièrement l’instruction éthique et l’exercice du pouvoir. Par ailleurs, l’adhésion parfois inconsciente de la philosophie à l’idée d’autonomie de l’art lui a mis des œillères, en excluant du champ de ses recherches sur l’art des domaines entiers – comme la relation avec l’ensemble de la société, la politique, la morale, les relations interpersonnelles, le savoir et même la philosophie elle-même. L’adoption par la philosophie de la thèse de l’autonomie a non seulement renforcé l’aliénation de l’art d’un point de vue théorique, mais elle a aussi marginalisé la philosophie de l’art. En effet, si la théorie philosophique reconfirme le sentiment que l’art est sans intérêt à l’extérieur du monde de l’art, pourquoi l’esthétique philosophique devrait-elle alors intéresser d’autres personnes que les esthéticiens professionnels ? Toutefois, si, selon mon hypothèse, l’affirmation par le monde de l’art de son autonomie est apparue comme la solution à de multiples difficultés pratiques, la philosophie est de son côté séduite par la thèse de l’autonomie pour des raisons qui, du moins en partie, ont trait à une certaine conception de la nature du projet de la philosophie analytique de l’art.

41 Que la philosophie fasse écho à certains thèmes dominants dans le monde de l’art n’a rien de surprenant. Certains hégéliens affirmeront que la philosophie est toujours, comme on peut s’y attendre, le reflet d’une forme de vie (en l’occurrence le monde de l’art), tandis que ceux qui pimentent leur Hegel d’une pincée de Marx avanceront que le monde de l’art et sa philosophie sont de simples reflets convergents de forces économiques plus profondes. Ceux qui viennent plutôt de la tradition anglophone pourront alors répondre que, dans la mesure où la philosophie de quoi que ce soit aspire à être la reconstruction rationnelle des cadres conceptuels et des modes de raisonnement de la pratique dont elle est la philosophie, il va sans dire que la philosophie de l’art tend à répéter les présupposés du monde de l’art. Je pense que chacune de ces conjectures est largement plausible et complète l’explication de la raison pour laquelle la philosophie de l’art penche si volontiers vers la thèse de l’autonomie et, de ce fait, contribue à sa manière à l’aliénation de l’art. Néanmoins, je pense qu’il y a ici également autre chose en jeu, un motif qui rend l’idée de l’autonomie de l’art singulièrement séduisante pour les philosophes de l’art, et en particulier pour ceux qui ont été formés par la philosophie analytique.

42 Plus haut, j’ai noté que ce que l’on appelle le système moderne des arts n’a pas émergé avant le XVIIIe siècle. Auparavant, il semblait « naturel » de classer la musique avec les mathématiques tandis que le peintre pouvait appartenir à la même confrérie que le chimiste puisque tous deux broyaient des pigments. Mais, au XVIIIe siècle, les pratiques que l’on trouve aujourd’hui rassemblées dans la section des arts des universités ont fait l’objet d’un regroupement devenu canonique. Cela a fait surgir une question conceptuelle ou théorique, à savoir : quel(s) critère(s) doit-on satisfaire pour être admis dans ce système ? En d’autres termes : qu’est-ce que l’art ?

43 C’est au philosophe qu’est revenue la responsabilité de répondre à cette question. Plus précisément, c’est devenu la mission du philosophe de l’art. Ce projet était pensé comme l’entreprise de découverte de l’essence de l’art – de la propriété ou de la combinaison de propriétés que toute forme d’art devrait posséder pour que tout exemplaire de cette forme d’art puisse être compté comme œuvre d’art – et comme rien d’autre. Notons que la définition de cet objectif implique la mise au jour d’un élément que tout ce qui est identifié comme œuvre d’art possède nécessairement, mais que les non-œuvres d’art ne possèdent pas. La quête d’une essence de l’art – appelons-la « essentialisme » – définit le type de réponse qui séduira les philosophes. Plus encore, je soupçonne que c’est le type même de réponse que ce genre d’essentialisme anticipe qui continue de rendre l’idée de l’autonomie de l’art séduisante pour les philosophes de l’art. En d’autres termes, l’idée de l’autonomie de l’art est convaincante pour les philosophes de l’art pour des raisons internes à leur projet théorique, du fait de leur inclination essentialiste.

44 Pourquoi ? Parce que si l’on peut démontrer que l’art a une valeur générique qui est, par définition, non seulement différente de, mais aussi opposée à toute autre sorte de valeur – y compris toute sorte de valeur personnelle et/ou sociale –, on aura alors identifié une caractéristique nécessaire de l’art permettant de le distinguer instantanément de tout le reste. Si l’on peut isoler une valeur autonome de l’art – étrangère, et même contraire aux autres genres de valeur –, alors on dispose des ressources conceptuelles adéquates pour tracer presque automatiquement la frontière qui sépare l’art et les œuvres d’art de toutes les autres pratiques sociales et de leurs produits.

45 Je suis enclin à penser que l’essentialisme et la thèse de l’autonomie de l’art ont une affinité naturelle. Cela ne signifie pas qu’un essentialiste dans le domaine de l’art doive accepter la thèse de l’autonomie, mais que, pour les raisons que je viens d’exposer, la thèse de l’autonomie exercera sur lui un attrait aussi profond que permanent. Et, de toute évidence, cette tentation est un des facteurs majeurs qui expliquent le peu d’intérêt que ces philosophes ont montré, tout au long du XXe siècle, pour l’articulation de l’art et de l’éthique, sans même parler des autres pratiques sociales. Il va sans dire que le philosophe de l’art ne peut pas se contenter d’affirmer que la valeur de l’art est autonome et en rester là. Il ne peut pas non plus défendre sa thèse en montrant qu’elle règle ses problèmes d’une manière très commode. Il doit préciser la propriété prétendument nécessaire de l’art qui fonde le genre unique de valeur en vertu duquel celui-ci se distingue et se trouve radicalement séparé de tout le reste. De surcroît, il doit définir cette caractéristique de sorte qu’il soit évident que cette propriété, ou cet ensemble de propriétés, ainsi que la valeur qui leur est associée sont absolument propres à l’art.

46 Historiquement, il y a une caractéristique à laquelle, selon moi, les philosophes qui embrassent la thèse de l’autonomie reviennent encore et toujours : la valorisation de la forme pour elle-même et seulement pour elle-même [22][22]Parmi les travaux qui nourrissent cette affirmation, on…. Ainsi, lorsque nous apprécions une statue religieusecomme art, ou en tant qu’art (pour reprendre les expressions habituelles dans ce type de discussion), c’est sa forme en elle-même, et non sa forme comme moyen d’entretenir l’adoration religieuse, que nous apprécions. Nous évaluons essentiellement la forme en elle-même, et cela, estime-ton, distingue l’art de tout le reste simplement parce que dans toutes les autres sphères de valeur nous apprécions les choses en fonction de leurs conséquences. Par exemple, même si l’on dit souvent que nous admirons la connaissance pour elle-même, nous accordons également de la valeur à l’entreprise d’acquisition de connaissances en raison de ses potentielles applications pratiques avérées.

47 Pourtant, quand il est question d’art, on suppose que nous apprécions l’art en tant qu’art uniquement parce qu’il nous offre la possibilité d’une contemplation désintéressée de la forme pour elle-même – ce qui, par définition, est extérieur aux préoccupations de toutes les autres pratiques sociales ou est autonome par rapport à ces dernières. Bien entendu, ce type de formalisme philosophique n’a pas besoin de nier le fait qu’historiquement l’art a été contraint de se mettre au service d’autres pratiques sociales, telle l’instruction morale ; il lui suffit d’affirmer que ces fonctions soi-disant inavouées sont, au mieux, étrangères à ce qui fait la valeur distinctive de l’art comme art – bien que ces compromissions puissent, au pire, constituer pour celui-ci des distractions fatales.

48 Or, qu’est-ce qui permet de penser que l’appréciation de la forme pour elle-même constitue la seule et unique valeur à prendre en compte lorsque l’on s’intéresse à l’art en tant qu’art ? L’argument est de type essentialiste ; il se développe de la manière suivante. Qu’ont en commun toutes les choses que nous appelons art ? Certaines œuvres d’art sont politiques ; d’autres sont religieuses. Certaines se livrent à l’instruction morale, mais d’autres ne font qu’encourager les expériences de plaisir et l’appréhension de la beauté. Certaines provoquent la terreur ; d’autres apaisent. Et ainsi de suite. Les buts singuliers des œuvres d’art, des styles, des mouvements et des genres sont variés. Les artistes remplissent de multiples missions. Mais ont-ils quelque chose en commun ? Oui, répond le formaliste : selon son hypothèse, tous aspirent, quel que soit leur médium ou leur genre, à trouver une forme adaptée au propos ou au but de l’œuvre en question.

49 L’artiste est un fabricateur. Les artistes sont des fabricateurs dont le talent consiste à manipuler et à organiser les moyens propres à leur médium et à leur genre – ce sont des fabricateurs qui trouvent les formes qui conviennent, quel que soit le sujet de leur œuvre, qu’il s’agisse de la rédemption de l’humanité ou, dans une perspective peut-être moins exaltée, de la production du plaisir visuel. Les artistes, dans le sens que prend le terme dans le système moderne des arts, sont toujours des créateurs de forme et, lorsque nous nous intéressons à leurs créations en tant qu’art, nous nous intéressons aux formes qu’ils ont inventées comme formes, et non pas comme moyens en vue d’autre chose. Car tel est le rôle qui les définit ; ils sont, avant tout, des artisans de la forme.

50 En d’autres termes, ce que nous apprécions dans l’art en tant qu’art, ce sont les formes que l’artiste a créées pour elles-mêmes. Pourquoi ? Parce que c’est ce qu’a réalisé l’artiste en tant qu’artiste : il [23][23]Quoique, dans la version originale en anglais, Carroll utilise… a créé des formes. Nous admirons leur ingéniosité, leur cohérence et leur élégance, et non leur contribution aux connaissances sociales ou psychologiques ni à la réflexion éthique ou à l’éducation, par exemple. On présume que, si ces buts sont atteints, ils ne font pas essentiellement partie du travail de l’artiste. De fait, le formaliste affirme parfois que d’autres types d’experts sont plus compétents pour la réalisation de ces objectifs. L’artiste est expert dans la création de formes et, pour cela, nous devons contempler ses créations comme créations, c’est-à-dire les inspecter de l’intérieur, si j’ose dire, et non sous l’angle des buts manifestement extérieurs qu’elles peuvent servir. Ce que réalise l’artiste en tant qu’artiste, c’est la forme ou la structure qui incarne le propos ou le but de l’œuvre. Le propos et le but de l’œuvre en eux-mêmes ne sont pas significatifs et n’ont pas de valeur d’un point de vue artistique : ce qui compte, c’est la manière dont ils sont formellement manifestés.

51 De plus, comme le préciserait l’ami du formalisme, la forme est la seule caractéristique que l’on rencontre aussi universellement dans les pratiques et les objets que nous qualifions d’art – et seulement d’art. Certes, d’autres pratiques créent des formes, mais la sphère de ce que nous considérons comme de l’art est le seul lieu où la forme a une valeur en soi, indépendamment des buts qu’elle peut, le cas échéant, servir. Seule la forme artistique a, de manière autonome, une valeur.

52 Pour résumer, la démonstration s’ouvre sur une question : quel est donc cet art en tant qu’art, au sens du système moderne des arts, que produisent les artistes (tous les artistes) ? En principe, la seule réponse possible est la suivante : ils créent des formes. En art, aucune autre propriété n’est aussi communément partagée. Par conséquent, la présentation de la forme pour elle-même doit constituer la valeur de l’art dans la mesure où, au-delà de la création universelle de formes, les buts des œuvres d’art sont trop divers, et d’ailleurs souvent trop contradictoires entre eux pour fournir une source de valeur à la fois englobante et cohérente. De surcroît, cette conclusion cadre bien avec le point de vue selon lequel l’art offre l’occasion de la contemplation désintéressée puisqu’elle précise – rendant par là l’idée de contemplation désintéressée concrètement intelligible et opératoire – ce sur quoi l’on doit se concentrer, c’est-à-dire la forme de l’œuvre d’art selon ses propres modalités et pour elle-même. En outre, dans la mesure où l’on doit s’intéresser à la forme pour elle-même, la considération désintéressée de l’objet semble naturelle puisque nous devons nous concentrer sur la forme indépendamment de son but. En effet, il est aisé de s’adonner à la contemplation désintéressée d’un objet si ce que l’on recherche, c’est la forme de l’œuvre, abstraction faite de ses buts prétendument non esthétiques.

53 Pour des raisons que j’espère évidentes, nous pouvons appeler ce raisonnement « l’argument du dénominateur commun ». Il est très convaincant, en particulier pour ceux qui embrassent le type d’essentialisme que j’ai défini jusqu’ici. Pourtant, cet argument n’est pas inattaquable. Premièrement, il convient de noter qu’il présuppose que l’art et le talent artistique peuvent être identifiés et évalués de manière savante et univoque indépendamment du contexte et du contenu de l’œuvre en question. Comme je l’ai observé précédemment, avant l’avènement du système moderne des arts, l’art était simplement la capacité de faire x, de sorte que x, disons la médecine ou la sculpture, et ses objectifs nous informaient sur les valeurs et les critères d’excellence qui prévalaient dans l’activité en question. Pour paraphraser une phrase de Gombrich, il y avait des art: l’art en tant que tel n’existait pas [24][24]Ernst Hans Gombrich, The Story of Art, Englewood Cliffs,…. Toutefois, au XVIIIe siècle, l’idée d’une catégorie regroupant certains arts sous un concept unique et uniforme s’est imposée pour le plus grand nombre. Et le formalisme, qui constituait la variation la plus attrayante sur la thèse de l’autonomie de l’art, a gagné du terrain tandis que cette sous-section des arts était hypostasiée sous le mot « art ». Le formalisme est parvenu à organiser en système rationnel cet ensemble d’arts, en posant que l’Art (avec un grand « A »), consiste en la présentation de la forme pour elle-même.

54 Mais même si l’on s’accorde pour dire qu’une chose aussi abstraite que l’Art existe et que la découverte des formes adéquates est une préoccupation de tous les praticiens qui participent à cette entreprise, il devrait également être clair que les praticiens des différents genres, styles, mouvements et formes d’art ayant droit de cité dans cette république peuvent avoir d’autres préoccupations, selon le type d’artiste qu’ils sont, que la seule création de formes. En d’autres termes, compte tenu du type particulier d’artiste que l’on est, l’on peut être responsable, en tant que l’on est ce type d’artiste, d’autres choses que de la seule création de formes. Le formaliste affirme que l’on doit apprécier une œuvre d’art selon ses propres modalités, mais il présuppose à tort que les modalités d’une œuvre d’art donnée doivent être exclusivement formulées dans des termes qui sont communs à l’ensemble des œuvres d’art, en l’occurrence seulement en termes formels. Or les œuvres d’art appartiennent à des types spécifiques qui, tous, possèdent leurs propres modalités, lesquelles sont plus adaptées à l’appréciation d’une œuvre d’art spécifique en tant qu’œuvre d’art – c’est-à-dire en tant qu’elle appartient par essence à tel type d’œuvres – que ne le sont des considérations génériques de forme. Par conséquent, pour appréhender une œuvre de manière véritablement respectueuse de ses modalités propres, il faut prendre en compte le type d’œuvre dont il s’agit. Et le type d’œuvre d’art dont il s’agit peut impliquer que l’on s’y intéresse comme à quelque chose d’autre qu’à une création formelle sui generis.

55 Par exemple, le romancier réaliste, du fait de la nature du roman réaliste, n’est pas seulement censé créer une simple forme romanesque cohérente. De façon générale, il est aussi censé être un observateur pénétrant et perspicace de la société, ou du moins du milieu qu’il décrit. Il est censé distiller ces observations, notamment à travers des personnages que les lecteurs utilisent comme on utilise des concepts pour comprendre des conditions sociales[25][25]Par exemple, le récent roman de Tom Wolfe, I Am Charlotte…. Pour la catégorie des romanciers réalistes, cette tâche n’a rien d’extérieur ou de facultatif. Il s’agit d’un élément constitutif de ce que doit être un romancier réaliste. Cela fait partie de l’art du roman réaliste. Le romancier réaliste, en tant qu’il appartient à une certaine catégorie d’artiste, ne se contente pas de créer une structure narrativo-dramatique cohérente et crédible. Il s’efforce également de livrer une analyse, à la fois fine et éclairante, de la société qu’il dépeint. Il serait logique de répondre, comme pourrait le faire un formaliste, que cet aspect de la création d’un roman réaliste relève du journalisme ou du reportage, alors que la partie proprement artistique est la manière dont les divers personnages et actions sont formellement réunis ou assemblés par un concept ou un thème englobant.

56 Diviser ainsi en deux le rôle du romancier réaliste en tant qu’il est un certain type d’artiste empêche de saisir comment cette forme d’art est comprise par ceux qui écrivent des romans de ce genre, comme par ceux qui les lisent. Ni les uns ni les autres ne considèrent l’analyse sociale comme un simple prétexte pour l’invention formelle. C’est la raison pour laquelle on conseille aux romanciers réalistes débutants de cultiver leur sens (leur art) de l’observation. Les lecteurs comme les auteurs pensent que l’art du roman réaliste en tant que tel consiste à apporter un éclairage sur la réalité sociale. Cette mise en lumière peut passer par la promotion d’une perspective morale – peut-être originale selon l’auteur – sur l’état de choses représenté dans le récit.

57 En outre, ces romanciers ne sont pas seulement censés être des observateurs sociaux. La tradition de leur pratique les encourage également à être psychologues. Quand, dans Chez les heureux du monde (The House of Mirth), à la lumière d’une analyse de personnages minutieusement élaborée, Edith Wharton écrit qu’« il est moins mortifiant de se croire impopulaire qu’insignifiant, et l’orgueil préfère voir dans l’indifférence une forme latente d’inimitié [26][26]Edith Wharton, The House of Mirth, Harmondsworth, Penguin,… », elle remplit un rôle fondamental du romancier réaliste : la révélation de scénarios et de syndromes psychiques qui régissent la vie de tous les jours. La tâche du romancier réaliste ne consiste pas seulement à présenter, de manière formellement intelligible, les trouvailles d’autres que lui, mais à découvrir, illustrer et expliquer ce qui fait réagir les gens. Cela passe par la prise en considération de nouveaux types de personnalité, de stratégies interpersonnelles, d’angoisses, de vertus et de vices, à mesure qu’ils apparaissent et évoluent avec le temps. Nous admirons les romanciers pour leur capacité à distiller les scripts qui déterminent et expliquent les comportements. Cette tâche leur incombe au même titre que l’élaboration d’une forme pertinente. En effet, dans bien des cas, nous acceptons de passer outre aux faiblesses formelles d’un écrivain si son analyse sociale et/ou psychologique et/ou morale est digne d’intérêt. De surcroît, nous tenons ces observations pour nécessaires à un romancier accompli comme romancier, et non comme autre chose.

58 Il n’est pas évident que la tâche de l’exploration sociale et/ou psychologique et/ou morale soit secondaire ou d’un intérêt inessentiel pour le lecteur ou l’auteur du roman réaliste, puisque tous deux peuvent, en réalité, considérer le but de la forme d’un roman comme légitimement subordonné à l’expression aussi puissante que possible de l’analyse sociale et psychologique du roman et/ou de sa perspective morale. En d’autres termes, même si la forme figure parmi les préoccupations de tous les artistes en tant qu’artistes, rien n’autorise à penser que dans toute œuvre d’art particulière, et quel que soit son type, c’est la forme en elle-même qui est de première importance pour l’artiste et le public dans la mesure où tous deux tirent un enseignement de la pratique. Pensons, par exemple, à la manière dont on parle de Dostoïevski.

59 Un artiste autochtone se soucie certes de la forme du masque tribal qu’il crée pour terrifier les étrangers, mais il ne cherche pas à ce que les intrus la goûtent pour elle-même. Si telle était leur réaction, le masque serait voué à l’échec puisqu’il n’est pas censé plonger les étrangers dans une extase esthétique, mais les faire fuir. De la même manière, les représentations de l’enfer dans notre propre culture – par exemple celles de Bosch et de Bruegel – n’ont pas été créées pour encourager la contemplation pour elle-même. Elles étaient censées effrayer le spectateur – pour le ramener dans le droit chemin, par peur de la damnation éternelle. Ces spectacles ne sont pas destinés à être appréhendés de façon désintéressée. Il n’est pas vrai non plus que le spectateur envisage sa propre terreur des feux de l’enfer comme possédant une valeur en soi ; elle a une valeur en ce qu’elle encourage la vie pieuse. Dans ces exemples, il apparaît clairement que, même si l’artiste s’intéresse à la forme de l’œuvre, la forme pour elle-même n’est ni l’essentiel de l’œuvre, ni le centre de l’intérêt du public visé.

60 Au mieux, l’argument du dénominateur commun peut établir que les artistes, en général, s’intéressent à la forme – c’est-à-dire que le souci de l’invention formelle est une caractéristique générale de l’art. Mais il s’en faut de beaucoup que cela suffise à légitimer la thèse de l’autonomie, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, si l’on affirme que l’existence d’une dimension formelle constitue une condition nécessaire de toutes les œuvres d’art, il semble logique d’en déduire que chaque œuvre, selon son type, a d’autres dimensions, qui ne lui sont pas extérieures, et qui peuvent présenter une finalité et un contenu. Par ailleurs, selon le type d’art en jeu, ces autres dimensions peuvent être tout aussi essentielles, sinon plus, que la dimension formelle.

61 Deuxièmement, même si l’on s’accorde à dire que toutes les œuvres d’art ont une dimension formelle, il n’y a pas de raison d’imaginer que c’est la dimension formelle pour elle-même qui doit nous préoccuper dans l’œuvre d’art. En effet, dans le cas de certains types d’œuvres d’art, la forme peut constituer une simple porte d’entrée transparente – certes indispensable – destinée à aider le public à absorber une idée ou un propos plus larges (par exemple une analyse sociale, psychologique et morale, comme dans le cas du roman réaliste classique). Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe aucune œuvre d’art pour laquelle la contemplation de la forme pour elle-même n’est pas pertinente, mais seulement que, même si toute œuvre d’art vise une forme adaptée ou cohérente, il ne s’ensuit pas qu’il s’agit là du cœur de toute œuvre. En outre, le roman réaliste n’est pas la seule forme d’art pour laquelle il en est ainsi. On pourrait dire la même chose dans les arts visuels à propos du genre de la caricature. Hogarth, Daumier et Grosz sont autant, sinon plus respectés pour leur discernement, tant social que moral, que pour leurs prouesses formelles.

62 Le formalisme philosophique est le meilleur allié de la thèse selon laquelle l’art est autonome, car il met en lumière une caractéristique de l’art qui semble non seulement clairement générique, mais aussi dissociable des autres sphères de valeur sociale, à savoir la forme pour elle-même. Toutefois, comme nous l’avons vu, ce n’est pas la forme pour elle-même qui constitue une préoccupation générale des arts du système moderne, mais simplement la forme, souvent en vue d’autre chose qu’elle-même et, en tout état de cause, d’une manière qui autorise que les œuvres d’art possèdent d’autres fins, telle l’instruction éthique, qui sont, d’un point de vue artistique, tout aussi essentielles aux types de pratiques artistiques en jeu que le souci de l’efficacité formelle. Sans le formalisme, la meilleure défense de la prise en charge philosophique de la thèse de l’autonomie s’effondre. Car le formalisme offre au philosophe une caractérisation positive de l’art – à savoir la forme pour elle-même. Sans lui, la thèse devient simplement négative, si creuse qu’elle ne nous apprend finalement rien et s’avère par conséquent intellectuellement insatisfaisante. Mais sans l’argument du dénominateur commun, il est difficile de voir comment on peut légitimer le formalisme.

63 De toute évidence, cette difficulté n’a pas empêché les philosophes de s’y essayer puisque la notion d’autonomie de l’art cadre à la perfection avec leurs ambitions essentialistes. Toutefois, il convient d’insister sur le fait que l’on ne peut souscrire à l’essentialisme, lorsqu’il concerne l’Art avec un grand « A », que si l’on ignore la nature d’un grand nombre de formes d’art, de genres, de mouvements et de styleque ce concept est censé recouvrir mais qui, du fait de leurs propres buts essentiels, se mêlent de manière inextricable et hétéronome à des entreprises comme

(1) la recherche de connaissances (psychologiques, sociales et morales) ;

(2) la promotion d’analyses et d’interprétations (personnelles, politiques, éthiques, religieuses) ;

(3) l’élucidation et la dissémination de l’ethos d’une culture ou d’une sous-culture ; etc.

L’autonomisme au service de l’essentialisme appliqué à l’Art avec un grand « A » empêche de saisir la nature des arts (avec un « a » et un « s » minuscules). C’est un exemple de la manière dont la philosophie de l’art peut faire obstacle aux philosophies des arts [27][27]Voir Peter Kivy, Philosophies of the Arts : An Essay in….

64 En philosophie de l’art, la thèse de l’autonomie a contribué à aliéner la recherche philosophique portant sur le rapport entre l’art et d’autres pratiques sociales d’une manière qui n’est pas sans rappeler la façon dont, sous l’égide de l’autonomisme, l’art moderne s’est retiré de la vie culturelle au sens large. Cela a donné lieu à une conceptualisation philosophique de l’art indûment étroite, et même fausse, qui est restée pour ainsi dire aveugle à un grand nombre des dimensions – telle la portée éthique – qui font de l’art quelque chose d’important. Mais, outre l’injustice que cela constitue pour les faits, cette approche a également nui à la philosophie de l’art, qu’elle a quasiment vidée de tout intérêt. En effet, en découvrant, à ce qu’elle prétend, que l’art ne sert d’autre intérêt que le sien propre – c’est-à-dire la forme pour elle-même –, la philosophie « prouve » que personne en dehors du monde de l’art n’a besoin de s’y intéresser. En embrassant la thèse de l’autonomie, la philosophie de l’art s’est aliéné la culture au sens large et a, avec elle, aliéné l’art.

65 Bien entendu, en philosophie, le fait qu’une thèse ait des conséquences pratiques fâcheuses ne suffit pas à la réfuter. Mais en raison de la longue histoire de l’art, la charge de la preuve incombe au théoricien de l’autonomie [28][28]Pour une vue d’ensemble des débats récents sur la relation…. Il semble que son meilleur argument soit celui du dénominateur commun. Par conséquent, si ce dernier ne fonctionne pas, comme j’espère l’avoir montré, il nous est loisible de rouvrir le type d’enquêtes sur les arts que Platon et Aristote ont initié, enquêtes qui s’efforcent de démontrer la relation intime des arts avec les émotions, la morale, la politique, etc., des communautés qu’ils servent.

Conclusion

66 Pendant près de deux siècles, le monde de l’art et la philosophie de l’art ont, à un degré qui ne laisse pas de surprendre, défendu le point de vue selon lequel l’art est autonome par rapport aux autres pratiques sociales. Cela a notamment eu pour conséquence immédiate la dissociation de l’art et de l’éthique, en dépit d’attaches anciennes qui avaient jusqu’alors résisté. La tendance dominante de l’art ambitieux pendant la plus grande partie de l’époque moderne a consisté à souligner l’indépendance de l’art à l’égard de la morale, non seulement pour se dérober à la censure, mais également pour soustraire l’artiste aux contraintes qui, à ses yeux, entravent son expression personnelle. Durant la majeure partie de cette époque, l’artiste sérieux n’a pas considéré l’instruction et la réflexion morales comme une vocation digne d’intérêt, mais comme des thèmes réservés aux auteurs de livres pour enfants, aux créateurs de dessins animés et, peut-être, aux producteurs de soap operas. Toutefois, cette auto-aliénation de l’art à l’égard de la culture dans son ensemble a très largement marginalisé l’art ambitieux, lequel ne fait maintenant que des apparitions sporadiques à la faveur de tel ou tel scandale.

67 La marginalisation de l’art sérieux est un problème pratique qui m’apparaît comme une conséquence de la déclaration d’autonomie constamment réaffirmée par le monde de l’art et des pratiques qui en découlent. Il y a une solution : pour le dire en termes généraux, les artistes doivent à nouveau s’impliquer dans la vie culturelle et se réapproprier une bonne partie des responsabilités que l’art moderne a négligées au nom de l’autonomie de l’art. Pour ce faire, ils doivent réintégrer la sphère éthique, pas seulement – j’insiste – pour produire une critique sociale, mais également pour transmettre et façonner ce qui est positif dans l’ethos de leur public. Les artistes ambitieux ici présents me demanderont probablement de dire comment cela doit être fait. Je ne le sais pas précisément ; et, de toute façon, c’est à eux que revient la résolution de cette énigme. Mais j’ai tout de même une suggestion : qu’ils commencent par penser aux constructivistes.

68 La philosophie de l’art est séduite par la thèse de l’autonomie pour des raisons plus théoriques que pratiques. L’influence de la thèse de l’autonomie, même lorsqu’elle n’est pas explicitement adoptée, transparaît partout dans la philosophie de l’art telle qu’elle est pratiquée de nos jours. C’est la raison pour laquelle il est rare que les manuels de la tradition analytique aient des sections dédiées à la relation de l’art avec la société, la politique, l’identité nationale, le racisme, la moralité, etc. En effet, si l’on part du présupposé que l’art en tant qu’art est autonome, et que le philosophe de l’art n’examine que les aspects qui sont essentiels à son objet d’étude, les relations que je viens de citer n’ont pas leur place.

69 En raison de cette myopie, la philosophie de l’art n’est plus vraiment prise au sérieux – quelle peut bien être l’importance ou l’urgence de l’étude d’une chose qui est totalement isolée du reste de la réalité ? Cela a également biaisé la recherche philosophique en ne prenant pas en compte le fait que, dans sa plus grande partie, l’art – y compris l’art d’aujourd’hui (quand bien même l’on voudrait nier qu’il s’agisse d’art ambitieux) – s’est impliqué et s’implique encore dans les questions sociales d’actualité. Par conséquent, en abandonnant, explicitement comme implicitement, la thèse de l’autonomie et en prenant en considération l’implication de l’art dans la société, la politique et l’éthique, la philosophie de l’art pourrait non seulement mieux rendre compte de son objet, mais aussi retourner l’opinion, courante même parmi les philosophes, selon laquelle l’art est aussi inutile et inessentiel qu’il s’est efforcé, à tort à mes yeux, de le démontrer.

Notes

  • [1]
    « Art et aliénation » est à l’origine une conférence prononcée par Noël Carroll au Maryland Institute College of Art (MICA) le 14 mars 2008, en hommage à Richard Kalter. Elle constitue le chapitre VIII de Art in Three Dimensions, Oxford et New York, Oxford University Press, 2010 (NDLT). L’auteur souhaite saisir l’opportunité qui lui est offerte pour remercier Sally Banes, Diarmiud Costello, Dominic Willsdon, Nigel Warburton et Adrian Piper pour leurs suggestions sur le présent chapitre. Toutefois, s’il reste des erreurs dans le texte, ils n’en sont nullement responsables.
  • [2]
    Karol Berger, A Theory of Art, New York, Oxford University Press, 2000.
  • [3]
    Film historique de Zhang Yimou, sorti en France en 2003 (NDLT).
  • [4]
    Cette trichotomie continue de prévaloir à l’heure actuelle. Voir Jürgen Habermas, « Philosophy as Stand-in and Interpreter », in James Bohman et Thomas McCarthy (dir.), After philosophy, Cambridge, MIT Press, 1987, p. 296-318.
  • [5]
    Voir Iredell Jenkins, « Art for Art’s Sake », in Philip P. Wiener (dir.), Dictionary of the History of Ideas, vol. I, New York, Scribners, 1973, p. 108-111.
  • [6]
    Carroll utilise l’expression anglaise fine arts et son équivalent en français dans le texte, « beaux-arts » (NDLT).
  • [7]
    Paul Oskar Kristeller, « The Modern System of the Arts », in Renaissance Thought and the Arts, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 163-221.
  • [8]
    Voir M.H. Abrams, « Art as Such : The Sociology of Modern Aesthetics » et « From Addison to Kant : Modern Aesthetics and the Exemplary Art », in Michael Fisher (dir.), Doing Things with Texts : Essays in Criticism and Critical Theory, New York, Norton, 1991, p. 135-158, 159-190. Voir également Jane Forsey, « The Disenfranchisement of Philosophical Aesthetics », Journal of the History of Ideas, n° 64/4, octobre 2003, p. 581-597.
  • [9]
    En français dans le texte (NDLT).
  • [10]
    Miles Rind, « The Concept of Disinterestedness in Eighteenth Century British Aesthetics », Journal of the History of Philosophy, n° 4/1, 2002, p. 85.
  • [11]
    Allusion au procès intenté pour « obscénité » au Centre d’art contemporain de Cincinnati qui avait accueilli en 1990 l’exposition Robert Mapplethorpe : The Perfect Moment, dont certaines photographies suggéraient des pratiques homosexuelles ou sadomasochistes. Le musée et son directeur furent déclarés non coupables (NDLT).
  • [12]
    John Wilcox, « The Beginnings of l’Art pour l’Art », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, n° 11, 1953, p. 363.
  • [13]
    Larry Shiner, The Invention of Art, Chicago, University of Chicago Press, 2001.
  • [14]
    En français dans le texte (NDLT).
  • [15]
    Larry Shiner, op. cit.
  • [16]
    M.H. Abrams, « Kant and the Theology of Art », Notre Dame English Journal, n° 13, 1981, p. 75-106.
  • [17]
    Crispin Sartwell, « Art for Art’s Sake », in Michael Kelly (dir.), The Encyclopedia of Aesthetics, vol. I, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 118-121. L’isolement de l’art dans notre civilisation est également remarqué par John Dewey dans Art as Experience, New York, Perigee Books, 1934, p. 337.
  • [18]
    Carroll utilise alienated et alienation (généralement construits avec from) au sens premier de ces termes : « être ou se rendre étranger à, séparé de », et non en leur sens hegelien ou marxiste. Ce qui explique qu’il articule, non sans une certaine ironie dans ses choix terminologiques, autonomie et aliénation (NDLT).
  • [19]
    Jane Golden, Robin Rice et Monica Yant Kinney, Philadelphia Murals and the Stories They Tell, Philadelphie, Temple University Press, 2002.
  • [20]
    « Rue du tissu » ; Philadelphie a longtemps été un centre important d’industrie textile (NDLT).
  • [21]
    Voir Noël Carroll, « Art and Recollection », Journal of Aesthetic Education, vol. XXXIX, n° 2, été 2005.
  • [22]
    Parmi les travaux qui nourrissent cette affirmation, on consultera Truth, Fiction and Literature de Peter Lamarque et Stein Haugom Olsen (Oxford, Oxford University Press, 1994), qui constitue peut-être la défense récente la plus remarquable de l’autonomie de la littérature et de son indépendance à l’égard de l’exigence de vérité. Quoique cela n’apparaisse pas au premier regard, la position que défend ce livre est formaliste, comme l’indique la manière dont les auteurs soutiennent que les œuvres littéraires déploient des concepts qui s’appliquent au monde non pas pour mettre au jour des vérités morales ou autres, mais pour organiser ou colliger les divers épisodes, personnages, descriptions, etc., du texte sous des notions englobantes – comme le destin. En d’autres termes, les artistes et les critiques ont recours à ces concepts pour unifier le texte (ou, du moins, d’importantes parties du texte). Ici, l’unité est une caractéristique formelle de l’œuvre littéraire. Selon Lamarque et Olsen, la pratique de la littérature est telle que les écrivains emploient des concepts non pas pour servir la vérité mais pour structurer leurs fictions. Telle est censée être l’une des prémisses de l’institution de la littérature. Mais, plus haut, je pose qu’en ce qui concerne certains genres, qu’ils soient littéraires ou autres, la création artistique ne saurait en pratique se contenter de présenter au spectateur des conceptions formelles unifiées.
  • [23]
    Quoique, dans la version originale en anglais, Carroll utilise souvent le féminin comme genre par défaut lors de ses démonstrations, j’ai choisi de retenir ici le masculin pour homogénéiser et alléger le texte (NDLT).
  • [24]
    Ernst Hans Gombrich, The Story of Art, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1995, p. 4. Également cité par Jane Forsey, « The Disenfranchisement of Philosophical Aesthetics », art. cit., p. 596.
  • [25]
    Par exemple, le récent roman de Tom Wolfe, I Am Charlotte Simmons, a été largement critiqué parce qu’il offrait plus de clichés que d’observations pénétrantes et minutieuses sur les styles de vie universitaires contemporains, qui constituent manifestement son sujet. Cette critique a dû être particulièrement difficile à recevoir pour Wolfe, qui a lui-même milité pour le retour au type de roman réaliste qui prend en compte les conditions de la réalité sociale au fur et à mesure qu’elles évoluent. Néanmoins, dans le contexte de la présente communication, cette critique du roman de Wolfe est pertinente, indépendamment de son exactitude, parce qu’elle montre que, en ce qui concerne la pratique de certains types d’art, l’on s’attend institutionnellement à ce que l’auteur nous procure des connaissances, et notamment une connaissances des mœurs. Si le romancier ne remplit pas ce rôle, il s’attire une juste critique. Le cas de Wolfe confirme clairement qu’il s’agit là d’une donnée du jeu de langage au sein duquel les romans réalistes sont créés, consommés et évalués.
  • [26]
    Edith Wharton, The House of Mirth, Harmondsworth, Penguin, 1995, p. 122. Également cité par M.W. Rowe dans « Lamarque and Olsen on Literature and Truth », in Philosophy and Literature, Aldershot, Ashgate, 2004, p. 133.
  • [27]
    Voir Peter Kivy, Philosophies of the Arts : An Essay in Differences, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [28]
    Pour une vue d’ensemble des débats récents sur la relation entre art et éthique, voir Noël Carroll, « Art and Ethical Criticism », Ethics, vol. CX, n° 2, janvier 2000, p. 350-387.