Antropologie contemporaine / L’anthropologie a pris conscience de la dimension de pouvoir inhérente au projet de décrire et d’expliquer l’Autre sur la base d’une enquête de terrain.

so 1467378181235 SO | 2021-01-07 18:15

Le pouvoir par les images

L’anthropologie contemporaine a attiré l’attention sur la dimension littéraire des textes d’anthropologie, tant en ce qui concerne les procédés rhétoriques que la narrativité. Dans la mesure où l’essor des sciences en Occident a secrété une idéologie aux termes de laquelle tous les phénomènes de l’univers devaient être minutieusement étudiés, les anthropologues se sont donné le droit de décrire les sociétés exotiques et de parler à la place de leurs ressortissants. Ils n’ont compris que très récemment, au début des années 1980, que ce droit n’allait pas de soi. Notamment sous l’influence de Michel Foucault, l’anthropologie a pris conscience de la dimension de pouvoir inhérente au projet de décrire et d’expliquer l’Autre sur la base d’une enquête de terrain.

Comme l’explique Elizabeth Edwards (1992 : 6, ma traduction), « les relations de pouvoir impliquées par la situation coloniale n’étaient pas seulement celles d’une oppression manifeste, mais aussi des relations inégalitaires qui pénétraient toutes les facettes de la confrontation culturelle ». La mise en cause porte sur ce que l’on peut appeler la politique de la représentation : quelles sont les voix qui s’expriment dans un texte d’anthropologie ? Quelles sont celles qui sont passées sous silence ?

Cette critique s’est rapidement étendue au contrôle des images : « Qui a la responsabilité (ou le pouvoir, ou l’autorité) de représenter les autres, pas seulement dans le sens de les décrire, mais aussi dans le sens de parler pour et d’exposer un cas ? » (Nichols 1994 : 64). Or, ce problème du partage du pouvoir au niveau de l’énonciation, il se trouve qu’un ethnologue-cinéaste l’avait pressenti dès les années 1950. Il s’agit de Jean Rouch, réalisateur, avec ses amis africains, de sortes d’ethno-fictions, comme Jaguar ou Moi un Noir. Voici comment Marc-Henri Piault (cité in Colleyn, ed. 2009 : 164) résume cette révolution qui a sans doute été mieux perçue par les théoriciens du cinéma que par l’anthropologie professionnelle :

« D’un seul coup et sans aucune forfanterie, avec une feinte innocence, Rouch non seulement donne la parole à ceux qu’il montre mais cette parole interpelle directement le spectateur, le laissant sans doute juge d’un spectacle mais l’obligeant à tenir compte de ce discours comme une intention délibérée et non pas une exposition naïve sinon même ignorante de ce à quoi elle s’exposerait. Cette parole franchit brusquement l’espace-temps de la colonisation, elle énonce une révolution en cours. La personne que la caméra révèle n’est plus soumise à l’attention décisive d’un observateur maintenu tout puissant parce qu’ignoré dans le mystère de son éloignement métropolitain ; bien au contraire ce discours d’adresse est le signe manifeste que celui qui parle a déjà une idée de celui auquel il envoie son message. Les images ne sont plus à sens unique, les estimations, les jugements, fondés ou non, peuvent être prononcés par toutes les parties. Les regards de l’Occident ne sont plus protégés par une glace sans tain ».

Fondée sur la pratique de terrain, l’ethnographie visuelle, dégagée de ses préjugés raciaux, évolutionnistes, ethnocentriques, colonialistes, ethnicistes, orientalistes et africanistes est aujourd’hui en mesure d’assumer les situations de rencontres pour ce qu’elles sont, avec leurs ambiguïtés, leurs attentes réciproques et leurs croisements de regards. Ce sont les progrès théoriques qui améliorent l’ethnographie en la libérant de cadres d’expérience périmés. Pratiquer l’anthropologie visuelle ce n’est plus ramener (dans le Nord, dans le Centre) des images de sociétés humaines (du Sud, périphériques), pour les traiter comme des documents portant sur des espèces naturelles. Il s’agit de documenter des situations complexes, des jeux de relations, des interactions, des engagements mutuels entre protagonistes ayant chacun leur histoire, leur langage, leurs manières et leurs idées. Ceux que filme l’anthropologue se plaisent aussi à imaginer des manières transculturelles de voir, ils ne sont pas des spécimens reflétant métonymiquement une culture homogène, ils s’expliquent car ils savent que tous les hommes ne partagent pas les mêmes modes de vie, mais ils ont aussi leurs propres écarts à la norme, leurs opinions et, souvent, leurs libres pensées.

https://journals.openedition.org/lhomme/23256#tocto1n5