Anthropologie culturelle ou anthropologie sociale ? Une dispute transatlantique. Erwan Dianteill. Dans L'Année sociologique 2012/1 (Vol. 62), pages 93 à 122.

so 1467378181235 SO | 2021-04-03 08:20

Introduction

L’expression « anthropologie sociale », en vigueur depuis une cinquantaine d’années, ne s’est pas imposée fortuitement en France. À la fin des années 1940, c’est plutôt l’expression « anthropologie culturelle » qui semblait devoir se généraliser, tandis que les mots « ethnologie » et « ethnographie », utilisés depuis le xixe siècle pour désigner l’étude des peuples sans écriture, passaient au second plan. Ainsi, présentant l’ouvrage Sociologie et anthropologie, qui réunit les principales études de Marcel Mauss, Georges Gurvitch souhaitait rééditer les textes « qui convergeaient vers un sujet qu’on commence à désigner de plus en plus par le terme d’anthropologie culturelle ». Et Gurvitch d’ajouter : « ... le titre Sociologie et anthropologie s’est imposé de lui-même, le terme anthropologie étant pris dans le sens large d’anthropologie culturelle usité en Amérique » (1950, VIII). Claude Lévi-Strauss (1950, XXIX), rédigeant une « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » dans le même volume, se réfère quant à lui à :

 

« La place éminente de l’ethnographie dans les sciences de l’homme, qui explique le rôle qu’elle joue déjà dans certains pays, sous le nom d’anthropologie sociale et culturelle[1][1]C’est moi qui souligne., comme inspiratrice d’un nouvel humanisme, provient de ce qu’elle présente sous une forme expérimentale et concrète ce processus illimité d’objectivation du sujet, qui, pour l’individu, est si difficilement réalisable. »
En 1950, l’anthropologie est donc toujours à la fois sociale et culturelle pour Lévi-Strauss. Dix ans plus tard, pourtant, c’est bien une chaire d’anthropologie sociale qui est créée au Collège de France, et Lévi-Strauss y fonde en outre un laboratoire d’anthropologie sociale, et non culturelle. Que s’est-il passé durant cette décennie ? On peut d’abord faire l’hypothèse que le choix du social contre le culturel n’est pas insignifiant ou arbitraire : la terminologie reflète effectivement une prise de position sur la nature de la discipline anthropologique. Il faut en outre faire un détour pour en saisir la portée : ce n’est pas dans le sens ordinaire des adjectifs « culturel » ou « social » en français que l’on trouvera la clef de ce glissement. Si l’on s’en tient à l’acception habituelle du « culturel » et du « social », on ne comprend pas pourquoi Lévi-Strauss, anthropologue social, se serait essentiellement consacré après 1960 à l’analyse structurale des mythes puis des œuvres d’art, sujets culturels par excellence. Le choix de l’expression anthropologie sociale s’explique en fait par la relation de Lévi-Strauss à l’univers académique britannique et nord-américain. Plus précisément, Lévi-Strauss est intervenu dans la polémique qui a opposé partisans nord-américains de l’anthropologie culturelle et thuriféraires britanniques de l’anthropologie sociale pendant quelques années à partir de 1951. À la fin des années 1950, il s’inscrit donc dans la filiation de l’École britannique, ou plutôt franco-britannique, ce qui a pour effet de marginaliser durablement l’anthropologie culturelle nord‑américaine en France. Après avoir décrit les tenants et les aboutissants de l’opposition anthropologique entre « culture » et « société », on verra comment Lévi-Strauss s’en est saisi dans les années 1950 [2][2]Je remercie Marshall Sahlins pour ses remarques amicales sur ce….

 

Section 1 – Avant l’affrontement

Jusqu’au début des années 1930, le concept de culture est partagé par l’anthropologie britannique et l’anthropologie nord-américaine [3][3]Les citations de Boas, de Malinowski et de Radcliffe-Brown sont…. Des deux côtés de l’Atlantique, la définition d’Edward Tylor (1871) de la culture comme « un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes et tout autre disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société », est à l’origine de la plupart des essais de définition disciplinaire [4][4]« Culture, or civilization, … is that complex whole which…. En 1930, Franz Boas signe ainsi l’article « Anthropology » dans l’Encyclopédie des sciences sociales, où il écrit :

 

« La culture embrasse toutes les manifestations des habitudes sociales d’une communauté, les réactions de l’individu affecté par les habitudes du groupe dans lequel il vit, et les produits des activités humaines en tant qu’elles sont déterminées par ces habitudes. »[5][5]« Culture embraces all the manifestations of social habits of a…

 

Pour Malinowski, qui rédige peu après l’article « Culture » dans la même encyclopédie, la culture se définit ainsi :

 

« Cet héritage social est le concept clef de l’anthropologie culturelle. C’est ce que l’on appelle en général culture. […] La culture comprend des objets, des biens, des procédés techniques, des idées, des habitudes et des valeurs. » [6][6]« This social heritage is the key concept of cultural…

 

Ces deux définitions sont extrêmement proches, Boas et Malinowski considérant la culture comme tout ce qui est acquis sous forme matérielle ou sous forme d’habitudes. Le fonctionnalisme de Malinowski et le particularisme historique de Boas convergent donc au moins sur une chose : l’un et l’autre pensent la culture comme concept central de l’anthropologie. Il est vrai que la théorie scientifique de la culture proposée par Malinowski une dizaine d’années plus tard (1944) met l’accent sur la satisfaction des besoins, la culture étant alors conçue comme un moyen de satisfaire les nécessités biologiques de l’être humain. La culture semble alors se limiter à un corps de techniques finalisées par la vie organique humaine. Il reste néanmoins dans cette théorie (qui nous apparaît bien fruste aujourd’hui) l’idée – en phase avec la définition précédente – que la culture n’est pas à proprement parler un fait biologique, même si elle vise à combler des besoins alimentaires ou sexuels. Que la culture soit au service du corps et de ses impératifs n’implique pas que les techniques et les habitudes soient elles-mêmes des faits de nature. La théorie de Malinowski n’est donc pas un biologisme : le culturel sert le biologique sans s’y réduire.

En d’autres termes, si Malinowski s’oppose à l’anthropologie nord-américaine, ce n’est pas au niveau de la conception de la culture que se situe le différend, mais bien plutôt dans la manière de l’étudier. Il en va tout autrement avec Alfred Radcliffe-Brown, pour qui l’anthropologie se conçoit comme une science naturelle de la société. La culture n’est plus l’objet central de cette science de l’homme, c’est la société qui occupe désormais cette place dans la théorie anthropologique :

 

« Nous n’observons pas une “culture” puisque ce mot ne désigne pas une réalité concrète mais une abstraction, et dans son usage commun une abstraction vague. Mais l’observation directe nous révèle que ces êtres humains sont connectés par un réseau complexe de relations sociales. J’ai utilisé l’expression “structure sociale” pour désigner ce réseau de relations existant effectivement. C’est ce que j’étudie en tant qu’anthropologue social, ce qui est différent de ce que fait un ethnologue ou un psychologue. Je ne veux pas dire que l’étude de la structure sociale représente la totalité de l’anthropologie sociale, mais je la considère, au sens fort, comme la plus fondamentale partie de la science. » [7][7]« We do not observe a “culture” since that word denotes not any…

 

Dans une perspective qui doit beaucoup à Durkheim, Radcliffe-Brown conçoit la structure sociale comme un ensemble d’institutions dont la fonction est de contribuer au maintien de la société dans le temps. Ce fonctionnalisme se distingue de celui de Malinowski, développé à la même époque : alors que ce dernier pense la fonction comme réponse aux besoins individuels et psycho-biologiques, Radcliffe-Brown considère que les institutions jouent un rôle de conservation de la totalité collective. Quant au mot « culture », il est presque absent du lexique structuro-fonctionnaliste, ou bien lorsque Radcliffe-Brown mentionne la « culture », c’est uniquement pour affirmer son caractère de dépendance par rapport à la structure sociale :

 

« La tradition culturelle est un processus social d’interaction de personnes au sein d’une structure sociale ».

 

La culture, ajoute-t-il, en tant que

 

« processus de tradition culturelle, est le processus par lequel, dans un groupe social donné ou une classe sociale donnée, le langage, les croyances, les idées, les goûts esthétiques, la connaissance, les savoir-faire, et les usages de toute sortes sont transmis (“tradition” signifie “transmettre”) de personne à personne et d’une génération à une autre. » [8][8]« Cultural tradition is a social process of interaction of…

 

La culture n’est donc qu’un effet processuel de la structure sociale, c’est-à-dire des groupements ou sous-groupements qui la composent. Dans cette perspective, c’est par exemple le groupe de parenté qui est à l’origine de l’éducation des enfants, c’est le groupe professionnel qui organise l’apprentissage des techniques de travail, c’est la communauté morale qui produit la croyance, et non l’inverse [9][9]Notons que E. Evans-Pritchard, même s’il critique en 1950 la….

Dans les années 1930, le développement d’une anthropologie sociale plutôt que culturelle au Royaume-Uni ne semble pas engendrer de réaction notable aux États-Unis. Alors que l’école malinowskienne privilégie les monographies détaillées, souvent en terrain océanien, le structuro-fonctionnalisme vise à dégager des constantes à partir d’études de cas, avec une prédilection pour l’Afrique. L’émergence d’un « nouveau » fonctionnalisme ne passe pas inaperçue aux États-Unis, mais c’est plutôt la voie de la conciliation qui l’emporte. Ainsi, Kroeber, lorsqu’il écrit un vigoureux plaidoyer en faveur de Boas attaqué d’un point de vue fonctionnaliste par Agnès Hoernlé (1933) pour son historicisme, affirme : « Il était fonctionnaliste, car son intérêt principal résidait dans les interrelations structurelles, le changement, les processus, avant même que Radcliffe-Brown ou Malinowski eurent écrit une ligne » (Kroeber, 1935, 541). Autrement dit, l’École anglaise d’anthropologie n’aurait rien proposé d’original par rapport à Boas : pour Kroeber, Hoernlé s’en prend à un Boas imaginaire par méconnaissance ou incompréhension de son œuvre, mais il y aurait peu de différences réelles entre l’anthropologie sociale britannique et l’anthropologie culturelle nord-américaine.

Jusqu’à la fin des années 1940, l’école dite « culturaliste » et le groupe des structuro-fonctionnalistes se développent donc de façon parallèle, avec peu d’échanges ou de débats. Certes, Radcliffe-Brown et Malinowski ont enseigné aux États-Unis dans les années 1930, mais l’anthropologie nord-américaine reste dominée par les élèves de Boas. Ce statu quo n’ira pas au-delà de 1950.

Section 2 – La guerre des anthropologues

Comment peut-on être un anthropologue social, si l’on considère que l’anthropologie est par définition culturelle ? Autrement dit, un anthropologue social est-il toujours un anthropologue ? C’est la question radicale que pose Murdock à l’occasion de la publication d’un ouvrage collectif sur la parenté dirigé par Radcliffe-Brown et Darryl Forde (1950).

George Murdock est célèbre dans l’histoire de l’anthropologie pour avoir organisé à partir de 1937 une vaste entreprise de compilation de données culturelles intitulée Human Relations Area Files (hraf), disponible pour la première fois en 1949. Il s’agit d’une base de données organisée en fichiers et portant sur la parenté, l’organisation sociale, l’art, les techniques. Mais Murdock est aussi l’auteur d’un article (1932) définissant la science de la culture, où, reprenant les conclusions de Kroeber (1917, 177-178) et de Stern (1929, 270), il récuse l’idée que l’être humain se distinguerait exclusivement des autres animaux par son caractère social. Bien des animaux supérieurs vivent en groupe, tout comme certains insectes : la vie collective n’est donc pas un trait spécifique de l’être humain. Pour Murdock (1932, 213), l’homme est un animal intelligent qui peut former des habitudes, vivant en groupe et possédant le langage. Bien des espèces sont dotées de plusieurs de ces capacités, mais seule l’espèce humaine les réunit toutes les quatre. Usant d’une métaphore technique, Murdock compare la culture au plateau d’un tabouret : s’il ne repose que sur deux ou trois pieds, l’objet est instable. Certains singes sont par exemple capables d’invention, mais ils sont incapables de la transmettre ; elles tombent immédiatement dans l’oubli, car les singes ne peuvent en faire des coutumes. Seul l’homme est donc capable de s’élever à l’étage culturel, au « super-organique » (Kroeber), sans choir. Seul l’homme peut innover, communiquer sa trouvaille à ses congénères, qui peuvent l’adopter de façon pérenne.

On comprend donc que la réduction de l’anthropologie à l’étude de l’organisation sociale par Radcliffe-Brown et ses élèves n’est pas acceptable pour Murdock. Après quelques éloges formels (ce volume collectif sera bien utile aux africanistes, les auteurs ont des compétences professionnelles de haut niveau, etc.), l’argumentaire se développe en sept moments polémiques que je résumerai à la suite :

 

« En contrepoint de ces mérites, néanmoins, on trouve un certain nombre de limitations que de nombreux professionnels en dehors du Royaume-Uni trouvent difficiles à comprendre et impossibles à défendre ».
(Murdock, 1951, 467)

 

En premier lieu, les anthropologues sociaux britanniques ne s’inté­ressent pas à la gamme complète des phénomènes culturels, mais se concentrent exclusivement sur la parenté et les sujets connexes, en particulier le mariage, la propriété, le gouvernement. La technologie, le folklore, l’art, l’éducation des enfants et même le langage sont presque complètement négligés.

En deuxième lieu, ces recherches sont limitées géographiquement ; elles sont toutes localisées dans le domaine colonial britannique. Il s’agit donc de recherches menées en Afrique anglophone.

En troisième lieu, un petit nombre de sociétés est effectivement étudié. Alors que selon Murdock deux ou trois mille sociétés primitives (sic) ont été recensées, les Britanniques de l’École de Radcliffe-Brown se limitent à une trentaine de cas. L’ethnographie produite en dehors du Royaume-Uni est négligée, en particulier les travaux publiés en français et en allemand, ce qui dénote un faible intérêt pour la comparaison.

En quatrième lieu, en plus d’ignorer l’ethnographie produite en dehors de leur pays, les anthropologues sociaux britanniques sont indifférents aux développements théoriques extérieurs ; seuls sont cités et discutés les auteurs britanniques.

En cinquième lieu, l’histoire fait l’objet d’un désintérêt presque total. Seule est étudiée la structure sociale dans la synchronie, afin de rendre compte des relations fonctionnelles. La question de la genèse des institutions n’est pas abordée ou extrêmement rarement.

En sixième lieu, les processus de changement culturel sont négligés. L’invention, l’acculturation, la réinterprétation, l’élimination sélective, les modifications intégratives, les dérives sont laissées hors du champ d’investigation.

Enfin, l’anthropologie sociale anglaise ignore la psychologie. Murdock remarque que cela est d’autant plus étonnant que l’approche de Malinowski, dont l’intérêt pour la psychologie individuelle était notable, est à l’origine de nombreuses études sur les relations entre culture et personnalité aux États-Unis.

Murdock poursuit ce qui s’apparente à un réquisitoire par une charge contre Radcliffe-Brown. Il lui est gré d’avoir mis de l’ordre dans les études de parenté, que Morgan et Rivers avaient laissées dans une sorte d’écheveau. Mais avec l’accent porté sur la structure synchronique dans une seule société, les voies ouvertes par Tylor (la comparaison), par Malinowski (l’anthropologie ouverte à la psychologie), par Boas (la méthode historique) sont closes.Le savant anglais est responsable d’avoir enfermé l’anthropologie, d’abord dans la recherche de lois universelles formulées à partir de l’étude d’un petit nombre de sociétés non représentatives de l’ensemble de l’humanité, et ensuite dans une expression de ces lois ne spécifiant pas le comportement concomitant des variables. En outre, la théorie de Radcliffe-Brown ne change pas, elle est répétée à l’identique depuis de nombreuses années : selon Murdock (1951, 470), le lecteur trouvera dans l’introduction du volume sur la parenté les mêmes vieilles erreurs, « et quelques nouvelles erreurs en plus ». La théorie de Radcliffe-Brown s’apparente donc à un dogme immuable (ou qui évolue pour le pire…) autour duquel s’organise une « école ».

Comment expliquer les particularités de cette école structuro-fonctionnaliste ? Murdock en arrive à la conclusion étonnante que ses partisans ne sont pas des anthropologues. En effet, si l’on considère que les anthropologues sont des scientifiques qui prennent la culture et ses ramifications pour objet, alors il apparaît que les anthropologues sociaux britanniques n’utilisent pas ce concept et n’étudient qu’une petite partie de ce qui est acquis en collectivité. Ils n’étudient pas le changement, l’éducation, la diffusion, phénomènes qui mènent les autres anthropologues à s’intéresser à l’histoire, la géographie, la psychologie. En somme, les anthropologues sociaux britanniques n’ont en commun avec les anthropologues culturels que l’étude de la parenté et celle des sociétés sans écriture. Et Murdock porte l’estocade finale :

 

« Dans leurs objectifs fondamentaux et leur orientation théorique, ils sont plutôt du côté des sociologues. Comme les autres sociologues, ils sont en premier lieu intéressés par les groupes sociaux et la structuration des relations interpersonnelles plutôt que par la culture, plutôt par les corrélations synchroniques que diachroniques. […] Notre interprétation s’appuie, bien sûr, sur le fait que cette école britannique provient du sociologue Durkheim, via Malinowski et Radcliffe-Brown. » [10][10]« In their fundamental objectives and theoretical orientation…

 

Avec une certaine ironie, Murdock rapproche les travaux de Radcliffe-Brown, non de ceux des éminents sociologues américains des années 1950, comme Merton et Parsons, mais des « meilleurs sociologues des années 1920, par exemple Sumner, Pareto et Thomas ». En somme, les anthropologues britanniques de 1951 sont des sociologues ayant plus de vingt ans de retard…

C’est donc une rupture disciplinaire franche et nette entre anthropologues des deux rives de l’Atlantique qui est proposée dans cet article. On peut s’étonner que le critère discriminant utilisé par Murdock ne soit pas la méthode d’observation participante, qui nous semble aujourd’hui au cœur de la discipline anthropologique. À vrai dire, Murdock ne la pratique guère, et il est même l’un des rares partisans de la méthode quantitative en anthropologie (appliquée aux hraf), d’où son usage fréquent de notions statistiques (« variable », « corrélation »). Un enquêteur de terrain n’est pas un anthropologue s’il ne s’intéresse qu’à la solidarité sociale, un anthropologue peut être un statisticien s’il procède à des comparaisons interculturelles. C’est donc bien autour des notions de culture et de société que se joue la définition disciplinaire.

Face au risque sérieux de divorce entre anthropologues sociaux et culturels, les responsables demandèrent à Raymond Firth de répondre à Murdock dans le même volume de la revue American Anthropologist. Firth est le successeur de Malinowski à la London School of Economics, dont il a pris la succession en 1944. Ce n’est donc nullement un élève de Radcliffe-Brown, qui fut professeur à Oxford de 1937 à 1946. En outre, Firth n’est pas un africaniste, mais un spécialiste de la société de Tikopia, dans les îles Salomon du Pacifique.

Il note donc que Murdock postule abusivement l’unité de l’anthropologie sociale britannique qui ne constitue pas selon lui une « école » : les différences sont importantes entre Malinowski et Radcliffe-Brown [11][11]Firth (1951, 480) remarque que l’œuvre de Malinowski est…. Firth accorde néanmoins que l’africanisme britannique n’est pas assez comparatif au sens où il n’utilise guère de données provenant d’autres aires culturelles, en particulier des Amériques.

En ce qui concerne le reproche principal fait aux anthropologues britanniques d’être des sociologues, il ne s’agit nullement d’une nouveauté : Malinowski, Firth lui-même, Radcliffe-Brown, Gluckman, Evans-Pritchard et Nadel ont revendiqué le rapprochement nécessaire entre anthropologues et sociologues sur le plan théorique. Ce qui distingue la sociologie de l’anthropologie n’est donc pas la construction conceptuelle, mais la méthode ethnographique[12][12]« The more general theory of the anthropologists, then, is… :

 

« La théorie la plus générale des anthropologues est difficile à distinguer de celle des sociologues théoriciens, bien que les bases ethnographiques lui donnent un contenu illustratif différent et un regard (focus) distinct, et parfois plus aigu (sharper) sur la réalité. Pour ce qui est des techniques de terrain, leur travail se distingue par un haut degré d’observation intensive et de première main du comportement social. »

 

La réponse de Firth est donc que l’anthropologie est une science sociale, proche parente de la sociologie, de la psychologie, de la science économique, de la science politique, de la jurisprudence, et de l’histoire quand elle est problématisée (problem-oriented). En revanche, la relation est lointaine avec l’anthropologie biologique, la technologie, l’archéologie. Le regard ethnographique donne à l’anthropologue de terrain une image plus fine des relations sociales, et, si on lit bien Firth, c’est peut-être la seule véritable particularité de l’anthropologie sociale, si on la compare aux « plans larges » caractéristiques du point de vue sociologique.

Comment Firth répond-il au reproche fait aux anthropologues britanniques de négliger la culture au profit de la société ? Les deux concepts représentent en fait pour Firth deux facettes de l’existence humaine :

 

« La “société” désigne la composante humaine, les gens et les relations entre eux ; la “culture” se réfère aux ressources accumulées, immatérielles et matérielles, que les gens ont acquises, transmises et modifiées par l’apprentissage social. Mais l’étude de l’une et de l’autre doit inclure l’étude des relations sociales et des valeurs, à travers l’examen du comportement humain. » [13][13]« “Society” emphasizes the human component, the people and the…

 

Firth affirme que les anthropologues britanniques ne se sentent donc pas séparés de leurs collègues américains même si ces derniers définissent leur discipline en termes culturels. Si certains Britanniques refusent d’utiliser la notion de culture, c’est pour se distinguer de la définition qu’en donne Malinowski, non de celle en vigueur outre-Atlantique. Mais à lire la définition donnée ci-dessus, on comprend bien que l’anthropologie est sociale avant d’être culturelle, puisque la vie en société est une condition de l’apprentissage et de la transmission des ressources immatérielles et matérielles. Même si Firth considère la culture comme une facette de l’existence humaine associée à l’apprentissage, l’anthropologie reste fondamentalement sociale, alors que pour Murdock, la socialité humaine ne constitue que l’un des vecteurs porteurs de la culture avec l’intelligence, l’habitude et le langage. Autrement dit, alors que pour Firth la culture est un aspect de la vie sociale, elle est pour Murdock un ordre de faits supérieurs (superorganic) à la vie biologique et sociale.

De ce point de vue, Murdock est proche de Ruth Benedict (1931 ; 1934) et de Ralph Linton[14][14]Dès 1936, Ralph Linton consacre un chapitre de son ouvrage The… (1936 ; 1959 [1945]) pour qui la culture façonne la vie sociale : ce sont les modèles culturels (patterns of culture) qui donnent une certaine forme aux relations entre individus dans une collectivité. La culture est donc non seulement irréductible à la société, mais elle est même un facteur d’organisation des rapports sociaux, de leur permanence et de leur transformation. Dans cette perspective, l’anthropologie est donc culturelle avant d’être sociale. C’est la science de la coutume (custom), c’est-à-dire de tout ce qui est appris, opposé à l’hérédité biologique.

Moins d’un an après la publication des articles de Murdock et Firth, Radcliffe-Brown (1952) répond à Murdock dans la même revue. Intitulé « Note historique sur l’anthropologie sociale britannique », titre qui est en soi une réponse au reproche fait à l’anthropologue anglais de négliger l’histoire, ce texte débute par une référence à Boas (1940, 633-634), qui donnait deux buts à l’anthropologie : reconstruire l’histoire de peuples, de sociétés ou de régions particulières, et d’autre part dégager les lois générales du développement culturel par la comparaison. Radcliffe-Brown considère que l’anthropologie sociale au Royaume-Uni s’est concentrée sur ce dernier objectif, le premier étant réservé à l’« ethnologie » comme science historique et muséologique. Quant à l’ethnographie, il s’agit de la description des peuples sans écriture. Frazer fut en 1906 le premier professeur d’anthropologie sociale, définie comme « sociologie des peuples primitifs ». À l’inverse, Westermarck est professeur de sociologie, mais selon Radcliffe-Brown, son œuvre se situe dans le champ de l’anthropologie sociale.

Avec le temps, l’ethnographie s’est vue glisser de la dépendance de l’ethnologie à celle de l’anthropologie sociale. Alors que cette dernière privilégiait la méthode comparative à grande échelle, sans lien direct avec l’enquête de terrain, Malinowski et Radcliffe-Brown ont établi un lien organique entre théorie et enquête empirique. L’ethnographie est donc dorénavant soumise, non à la collecte de données visant la reconstruction historique de la société étudiée, mais aux principes de l’étude comparative. L’ethnographe se concentrera par exemple sur la parenté ou sur l’organisation politique afin d’établir un corpus de données à mettre en regard d’un ensemble d’éléments du même type issus de l’ethnographie d’une autre société. Purement descriptive à l’origine, l’ethnographie est orientée par les concepts de l’anthropologie sociale.

Les anthropologues sociaux britanniques sont-ils donc des sociologues avec lesquels les autres anthropologues ne partagent plus rien, puisqu’ils ne s’intéressent ni à la technologie, ni au folklore, ni à l’art, ni à l’éducation des enfants, ni au langage ? La réponse de Radcliffe-Brown est presque affirmative :

 

« Il y a un danger de malentendu ici. Je ne pense pas que Murdock veuille dire que les anthropologues britanniques en général ne traitent pas de sujets comme la technologie, l’art, le folklore et le langage. C’est seulement que ces études ne sont pas incluses dans la branche de l’anthropologie que l’on nomme anthropologie sociale. L’étude des langues se fait à la School of Oriental and African Languages, et ailleurs aussi. Le folklore est l’objet de la Folklore Society, qui inclut des anthropologues parmi ses membres. La technologie et l’art sont étudiés dans les musées d’ethnologie. En d’autres termes, on considère en Angleterre depuis cinquante ans que l’anthropologie sociale n’est qu’une branche des études anthropologiques. » [15][15]« There is a danger of misunderstanding here. I do not suppose…

 

Autrement dit, Radcliffe-Brown admet que les anthropologues sociaux ne s’intéressent pas aux pratiques culturelles mentionnées ci-dessus, mais qu’ils se concentrent sur l’étude de la structure sociale. Et à lire l’argumentaire de Radcliffe-Brown, on perçoit fort mal ce qui justifie alors leur rattachement aux « études anthropologiques », qui paraissent fort disparates. Faut-il donc que les anthropologues sociaux abandonnent le terme « anthropologie » ? Radcliffe-Brown donne finalement une justification purement historique et institutionnelle à son maintien. Un grand nombre de départements d’anthropologie sociale existent au Royaume-Uni, il est devenu impossible de changer ce nom, même si Radcliffe-Brown admet qu’il est gênant (awkward). Le rattachement du structuro-fonctionnalisme à l’anthropologie se fonde donc finalement sur la contingence historique, non sur l’unité raisonnée d’une discipline.

La première étape de cette polémique entre anthropologues nord-américains et britanniques s’achève donc par la reconnaissance, au plan théorique, d’une divergence entre anthropologie sociale et culturelle. Radcliffe-Brown ne conteste pas le constat de Murdock, il lui oppose simplement que d’autres que lui font de l’anthropologie culturelle en Angleterre. Il semble alors que la seule unité disciplinaire réside dans l’usage d’un mot imposé par l’histoire des institutions académiques. Si Murdock et Radcliffe-Brown sont tout compte fait d’accord sur leur divergence, Firth propose quant à lui un compromis incluant culture et société dans le domaine de l’anthropologie. Cette solution est néanmoins asymétrique : la culture est un aspect de la vie sociale, ce n’est pas l’objet principal de la science anthropologique.

Après la publication de ces trois articles, la polémique prend de l’ampleur des deux côtés de l’Atlantique. Si l’on suit Murdock et Radcliffe-Brown, le risque est grand, en effet, que l’anthropologie éclate en deux disciplines : une sociologie des peuples sans écriture d’un côté, une science de la culture privilégiant l’étude de l’art, du folklore, de la religion, du langage, de l’autre [16][16]Le court texte de Barbara Pym placé en épigraphe de cet article…. Cet éclatement ne s’est pourtant pas produit dans les années 1950 pour les raisons suivantes.

Section 3 – La paix des anthropologues ?

En juin 1952, un symposium proposant un panorama de l’anthropologie (Anthropology Today) se tient à New York, sous l’égide de la fondation Wenner-Gren et sous la présidence de A. L. Kroeber. Décidé à la fin de l’année 1951, ce colloque est organisé en séances dont la base est la discussion de textes distribués aux participants plusieurs semaines avant la rencontre. Ces documents touchent à tous les aspects de la discipline anthropologique (théories, méthodes classiques, nouvelles technologies, applications de l’anthropologie) et à ses relations avec les autres sciences, naturelles ou sociales (linguistique, biologie, archéologie, anthropologie physique).

Ce ne sont pas ces articles qui nous intéressent ici [17][17]Ces textes ont été réunis par Kroeber et publiés sous le titre…, mais les débats organisés lors de ce symposium réuni en juin 1952, qui ont été transcrits et publiés par certains participants (Tax et alii, 1953). Or, il se trouve que la seule session organisée lors du symposium lui-même eut pour thème « Anthropologie culturelle/anthropologie sociale ». Elle ne s’appuie donc sur aucun texte distribué préalablement, mais correspond évidemment aux suites des articles de Murdock, Firth et Radcliffe-Brown parus entre 1951 et 1952. Avec 44 intervenants, cette session est celle qui mobilise le plus d’orateurs durant ce symposium. Les Américains sont majoritaires (ils sont 30), mais on trouve parmi les Européens, S. F. Nadel, Autrichien d’origine, élève de Malinowski, professeur en Australie, ainsi que Darryl Forde, qui fut étudiant de Kroeber et Lowie, puis proche collaborateur de Radcliffe-Brown avec lequel il coordonne le volume collectif sur la parenté à l’origine de cette polémique anglo-américaine, et Lévi-Strauss, directeur d’études à l’École pratique des hautes études [18][18]On peut aussi remarquer la présence dans d’autres sessions du….

Après avoir discuté de l’organisation des subdivisions disciplinaires, la discussion, animée par Sol Tax, en vient au point central : la pertinence de la distinction entre anthropologie sociale et anthropologie culturelle, au sens que l’on donne à ces expressions aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Robert Lowie, spécialiste des Indiens des plaines d’Amérique du Nord (en particulier des Crow) et l’un des intervenants les plus âgés du débat [19][19]Lowie est né à Vienne en 1883, Kroeber est né en 1876 à New…, déclare pour commencer que « la culture étant la totalité de l’héritage social, la culture et la société sont des concepts associés (correlative) », et que dans l’idéal, l’anthropologie sociale et culturelle devrait être unifiée (would be one) (Tax et alii, 1853, 223). N’excluant aucunement la possibilité de généralisation ou de la découverte de « lois » (c’est Lowie qui place ce mot entre guillemets, marquant bien son doute tout de même), il refuse de limiter ses recherches à ce but, et se définit avant tout comme un ethnographe et un historien de la culture (cultural historian). Où et quand le renne a-t-il été domestiqué pour la première fois ? Voilà une question qui intéresse au plus haut point Lowie, et qui ne présente aucun intérêt pour l’anthropologie sociale britannique [20][20]Lowie développe son point de vue peu après le symposium Wenner….

Benjamin Paul, lecteur à Harvard, propose d’éclaircir les termes du débat. L’adjectif « culturel » à un sens métonymique, tout comme le mot day en anglais qui désigne à la fois un cycle de vingt-quatre heures et la partie de ce jour durant laquelle le soleil brille. Ainsi, l’anthropologie est culturelle lorsqu’on l’oppose à l’anthropologie physique, et au sein de l’anthropologie culturelle, une partie de la discipline est « sociale », l’autre « culturelle ». Cette dernière orientation privilégie l’histoire, l’espace et le temps. Aux États-Unis, se déclarer anthropologue culturel consiste en réalité à intégrer les deux domaines de la discipline, la culture et la société. La distinction entre les deux sections semble donc peu pertinente pour les Américains. Lorsque les Britanniques se disent anthropologues sociaux, ils semblent au contraire exclure la culture de leur étude et limiter leur recherche à un champ plus étroit.

Murdock approuve ce constat et revendique l’appellation anthropologie culturelle pour l’ensemble de la discipline. L’anthropologie sociale se limite à l’étude des relations interpersonnelles. Au Royaume-Uni, distinguer le social du culturel a eu pour effet néfaste de laisser l’étude de ce dernier en jachère (untilled). Si l’on continue à étudier la culture et la société de pair, on pourra considérer la structure sociale comme un système évolutif dans le temps, et l’on pourra comparer ces systèmes dans leur changement et leur adaptation. Implicitement, Murdock reproche donc à Radcliffe-Brown une définition de la discipline conduisant à ne rien comprendre aux transformations sociales.

Lévi-Strauss intervient en proposant alors une distinction fondamentale : l’homme peut être considéré comme un animal qui fabrique des outils ou bien comme un animal social. L’anthropologie culturelle part de l’étude des techniques matérielles et passe à celle des relations sociales ensuite. L’anthropologie sociale accomplit la démarche inverse : elle va des relations sociales aux outils et à la culture au sens large. Il ne s’agit que d’une différence de point de vue, et il n’y a pas de différence profonde entre l’anthropologie sociale et l’anthropologie culturelle.

Pour la partie anglaise, Nadel et Forde s’efforcent de minimiser le différend. Le premier remarque qu’en Angleterre, Malinowski était titulaire d’une chaire d’anthropologie sociale, et qu’il parlait de culture en permanence, tandis qu’un anthropologue culturel aux États-Unis peut parfaitement parler de structure sociale tout le temps. Nadel en conclut qu’il n’y a aucune différence entre les deux appellations. Quant à Forde, il souligne l’arbitraire historique de ces mots : la chaire de Malinowski a pris le nom « Anthropologie sociale » uniquement pour la distinguer de celle de Seligman, qui était professeur d’« ethnographie » et d’« ethnologie » à la London School of Economics. Pour Forde, comme pour Nadel, l’anthropologie sociale et l’anthropologie culturelle doivent constituer une seule discipline, même s’il approuve Lévi-Strauss lorsqu’il différencie les deux points de vue. Tax clôt le débat en donnant raison à Nadel :

 

« Je pense que le consensus, avec quelques exceptions, est que nous devrions utiliser les expressions “anthropologie culturelle” et “anthropologie sociale” de façon interchangeable, oublier les questions de terminologie et nous concentrer sur les problèmes qui sont en jeu. » [21][21]« I think the consensus here, with some exceptions, is that we…

 

On semble donc arrivé à une position de compromis fondé sur une minoration des appellations, considérées comme plus ou moins arbitraires. Mais il faut tout de suite remarquer que Sol Tax, qui modère ce débat, est un anthropologue nord-américain, mais qu’il n’est pas tout à fait représentatif de l’anthropologie « boassienne » aux États-Unis. En effet, Sol Tax a connu l’influence de Radcliffe-Brown à Chicago où celui-ci a enseigné dans les années 1930 (Hylland Eriksen & Sivert Nielsen, 2001, 58), il est donc certainement enclin à trouver un terrain d’entente entre culturalistes et fonctionnalistes.

Il ne faut pas s’étonner en revanche que Kroeber (1953, 365-366), l’un des pères du culturalisme, soit moins accommodant lorsqu’il prononce les conclusions du symposium. Contre l’opinion de Paul, il ne pense pas que la différence entre anthropologie culturelle et sociale soit fondée sur l’opposition entre la recherche de lois et la description de faits particuliers situés dans le temps et l’espace. Il s’agit d’un problème de primauté ou d’inclusion. Radcliffe-Brown ainsi que le sociologue Talcott Parsons pensent que la culture est secondaire par rapport à la société, que la première dérive de la seconde en quelque sorte : la culture serait une extension de la base sociale.

Kroeber, avec Murdock et la majorité des anthropologues américains, pense au contraire que la culture englobe la société. On ne peut pas définir la société de façon étroite comme « structure sociale » et en même temps de façon large afin d’inclure le langage et le symbolisme. Comment l’immense prolifération culturelle pourrait-elle être le produit de la structure sociale ? Pour Kroeber, il n’y a pas de primauté de la société sur la culture, et c’est la culture qui inclut la société et non l’inverse.

Ce sont dans des termes similaires que le débat se poursuit dans les colonnes de la revue American Anthropologist en 1953. Meyer Fortes, dont le texte a été rédigé avant que son auteur eut pris connaissance des articles de Murdock et Firth, y défend les résultats de l’anthropologie sociale britannique dans le domaine de la parenté. Mais de façon plus générale, Fortes (1953, 21-22) développe aussi dans cet article l’idée que si l’on considère la culture comme concept subsumant celui de structure sociale, comme l’ont fait Malinowski et Firth, on est conduit à accorder un poids égal à tout ce qui se produit dans une société donnée. L’anthropologue ne peut donc pas repérer les institutions les plus importantes du point de vue fonctionnel, c’est-à-dire la parenté, les institutions politiques et le système juridique. Certes, les observations ethnographiques peuvent être vues comme des faits de coutume, « des façons standardisées de faire, de savoir, de penser, de ressentir, obligatoires et valorisées universellement dans un groupe de personnes donné à un moment donné ». Fortes combine habilement ici la définition du fait social par Durkheim et celle de la culture par Tylor, mais il propose surtout d’analyser les données ethnographiques autrement que comme éléments culturels. Il faut se concentrer alors sur la structure sociale et envisager les coutumes comme la symbolisation et l’expression des relations sociales. La structure sociale n’est pas, de ce point de vue, « une partie de la culture, mais la culture tout entière d’un peuple, appréhendée (handled) dans un cadre théorique spécifique ».

À la lecture de Fortes, on pourrait penser qu’il défend une position perspectiviste similaire à celle de Lévi-Strauss. Pourtant, Fortes en vient à élaborer une théorie des rapports entre culture et société qui ne laisse aucun doute sur la nature de l’instance primordiale :

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« Je suggère qu’une culture est une unité dans la mesure où elle est liée à une structure sociale intégrée (bounded social structure). En ce sens, je dirais que la structure sociale est la fondation de la vie sociale complète de toute société qui perdure (continuing society). […] La structure sociale d’un groupe n’existe pas sans les normes coutumières et l’activité qui va avec elle. Nous pouvons conclure raisonnablement que là où la structure persiste, il doit y avoir persistance d’une coutume correspondante, et là où la coutume survit, il doit y avoir une base structurelle pour cela. » [22][22]« I would suggest that a culture is a unity in so far as it is…

 

Fortes nuance néanmoins en considérant qu’il existe d’importants facteurs d’autonomie dans la coutume : « Une maison ne se réduit pas à ses fondations et la coutume n’est pas réductible simplement à une manifestation de la structure sociale. » Ainsi, le cas des migrants comme les Chinois et les Indiens, ou bien celui des Noirs des Amériques (Fortes cite Herskovits) démontrent que la rétention de coutumes religieuses et esthétiques face à des changements radicaux dans la structure sociale est possible. Mais il reste que la métaphore de la « fondation » est significative : la structure sociale soutient le symbolisme, le langage ou la religion, qui ne tiendraient pas sans elle.

La réponse ne se fait pas attendre puisque la même année (1953), Lowie publie un article dans la même revue où il expose son avis sur les rapports entre ethnographie, anthropologie culturelle et sociale. Lowie reconnaît que les anthropologues britanniques sont de vrais ethnographes – la méthode ethnographique est bien ce que les anthropologues ont en commun des deux côtés de l’Atlantique (Lowie, 1953, 527-528). Ce sont des chercheurs qui ont, dans leurs meilleurs travaux, traité d’une « importante subdivision de la culture » (les relations sociales). Lowie admet même qu’il peut être utile de prendre la structure sociale pour point de départ de l’étude de la culture d’un peuple. Mais il rejette sans appel la déclaration de Fortes voulant que la structure sociale soit non « une partie de la culture, mais la culture tout entière d’un peuple, appréhendée (handled) dans un cadre théorique spécifique ». Tout au contraire, écrit Lowie, « la structure sociale d’un peuple est un aspect de leur culture, au sens de Tylor », et ce n’est pas parce que l’on peut associer certaines activités artisanales (crafts) à certains groupes sociaux, ou certaines croyances religieuses à certains segments sociaux qu’il faut se dispenser d’étudier les techniques elles-mêmes et le contenu des croyances (Lowie, 1953, 531-532). La structure sociale, conçue comme déterminant la culture, laisse en fait un très large résidu culturel inexpliqué. Autrement dit, la structure sociale n’explique qu’une toute petite partie de la totalité culturelle.

Terminons cette section avec Fred Eggan, qui prononce l’allocution présidentielle de l’Association américaine d’anthropologie en 1953. Tout comme Sol Tax, Eggan est un anthropologue de Chicago [23][23]Eggan est un spécialiste des Indiens d’Amérique du Nord. On… ayant suivi les enseignements de Radcliffe-Brown. Eggan constate l’existence d’un « schisme » entre ceux qui se réclament de l’ethnologie, et qui sont majoritairement américains, et le nouveau groupe des partisans de l’anthropologie sociale, pour la plupart britanniques. Les premiers s’intéressent à la culture, à son histoire et ses transformations (process), les seconds à la structure sociale et ses fonctions. Cette différence n’est pas seulement terminologique et ne peut être balayée d’un revers de main comme le proposait Nadel : elle a bien un fondement. Ayant un « pied dans chaque camp depuis vingt ans » (1954, 743) puisqu’il a été formé d’abord dans l’École boassienne, notamment par Edward Sapir, avant d’adopter en partie le fonctionnalisme sous l’égide de Radcliffe-Brown lui-même, Eggan se propose donc de délimiter un terrain d’entente satisfaisant pour les deux parties.

Certes, on peut considérer que les Britanniques ont d’excellentes techniques d’observation de terrain dans certains domaines limités, même si leur approche théorique est pauvre (barren) et sans vie (lifeless) comparée à la large focale des études de l’anthropologie américaine. La proposition d’Eggan consiste au contraire à adopter l’approche structuro-fonctionnelle en l’intégrant dans la tradition américaine d’intérêt pour les processus culturels et l’histoire. Les faiblesses des Britanniques sont les points forts de l’ethnologie américaine (i.e. de l’anthropologie culturelle) : Eggan propose donc une synthèse des deux approches.

Il est nécessaire de distinguer la société de la culture, comme le fait Radcliffe-Brown. Les structures sociales (en particulier la parenté, l’organisation politique, le système juridique) tendent à présenter un nombre limité de formes, ce qui permet la classification et la comparaison. D’un autre côté, les données culturelles correspondent à des modèles (patterns) que l’on peut repérer dans le temps et l’espace, même s’ils n’ont pas la stabilité des structures sociales : on retrouve ici la problématique des modèles culturels formulée par Ruth Benedict (1934). Eggan conserve donc le cadre théorique des aires culturelles, classique dans l’anthropologie américaine (Kroeber, 1939). Formes sociales et modèles culturels peuvent varier indépendamment, tout en ayant pour siège (locus) le comportement des individus dans les groupes sociaux.

C’est dans la méthode comparative que l’on doit pouvoir trouver un terrain d’entente selon Eggan. Cette méthode, disqualifiée par Boas à cause de son caractère spéculatif, a été minorée aux États-Unis au profit de l’histoire particulière de chaque culture. À l’inverse, le fonctionnalisme se propose de trouver des lois universelles régissant toutes les sociétés humaines. La première approche est trop particulière, la seconde trop générale. Eggan (citant Merton, 1949) propose donc de développer une méthode comparative intermédiaire entre la singularité et la généralisation ; le concept d’aire culturelle en vigueur aux États-Unis serait un excellent outil, si l’on ne verse pas dans le diffusionnisme, et pourrait être ainsi opérationnalisé hors du continent américain dans un but comparatif, tant au niveau des structures sociales que des modèles culturels.

Le texte d’Eggan – qui clôt ce cycle de publications polé­miques – constitue en fait une brillante synthèse asymétrique. L’anthropologie culturelle américaine y est reconnue comme supérieure dans sa capacité à proposer l’ethnographie totale d’une culture (sans se limiter à la structure sociale), mais elle est inférieure à l’anthropologie sociale dans le domaine théorique. L’approche structuro-fonctionnaliste donne une nouvelle dimension à l’ethnographie américaine, trop « plate » (flat) selon Eggan (1954, 746). Le terrain d’entente « penche » donc plutôt du côté britannique : la distinction société/culture, rejetée par Murdock, Kroeber et Lowie est bien validée, même si Eggan intègre les concepts d’aire culturelle, de processus historique et de changement social que les Britanniques ont minoré. On peut donc considérer que les Britanniques ont réussi leur entrée dans l’univers académique nord-américain, même si l’hostilité américaine contre l’anthropologie sociale ne s’affaiblira définitivement qu’au début des années 1980 aux États-Unis (Watson, 1984, 351-352).

Il nous reste à examiner les répercussions de ce débat en France.

Section 4 – Comment l’anthropologie française est devenue « sociale »

Lévi-Strauss a participé activement au symposium de 1952 à New York, comme nous l’avons vu plus haut. Il est alors partisan d’une solution perspectiviste dans le débat entre anthropologie culturelle et anthropologie sociale : l’être humain est un Homo faber (susceptible d’être étudié par l’anthropologie culturelle) et un animal social (ce qui rend possible l’anthropologie sociale). En 1954, il revient sur cette question dans un texte publié par l’unesco (reproduit avec de légères modifications dans Lévi-Strauss, 1958, 414-418).

Après avoir présenté les termes du débat tels qu’ils ont été posés par Murdock, Firth et les participants au symposium, Lévi-Strauss affirme qu’il n’y a « aucune contradiction, et pas même d’opposition, entre les deux perspectives » (1958, 415). Durkheim, qui demande que les faits sociaux soient considérés comme des choses, aurait anticipé le point de vue de l’anthropologie culturelle (car celle-ci part de la culture matérielle), tandis que Mauss aurait adopté ensuite le point de vue typique de l’anthropologie sociale, puisqu’il tient les choses pour des faits sociaux.

On peut s’étonner ici que Lévi-Strauss considère que Durkheim est proche de l’anthropologie culturelle. En premier lieu, celui-ci n’a jamais conduit de recherche sur la technologie, et l’expression « comme des choses » signifie que les faits sociaux s’imposent aux individus en tant que faits extérieurs indépendants de leur volonté, sans pour autant être de nature matérielle. En deuxième lieu, Lévi-Strauss réduit l’anthropologie culturelle aux études technologiques ; or, l’École boassienne ne limite en aucune manière le concept de culture à la fabrication et l’usage d’outils. Quant à la convergence de Mauss et de l’anthropologie sociale, dans sa version britannique, elle est tout aussi douteuse. La variété de thèmes abordés par Mauss (le sacrifice, la magie, le don, la personne, les techniques du corps…) donne à son œuvre une amplitude qui rappelle la conception américaine de la culture. Ajoutons que le caractère éclectique de son œuvre diffère fondamentalement de l’effort de scientificité systématique affiché par Radcliffe-Brown.

Il nous semble donc que c’est l’inverse qui est juste : Durkheim est bien à l’origine de l’anthropologie sociale britannique (origine revendiquée comme telle par Radcliffe-Brown), et Mauss entretient en revanche une affinité certaine avec l’École américaine d’anthropologie. Il suffit de lire L’Essai sur le don pour comprendre la dette de Mauss à l’égard de Boas, abondamment cité dans ce texte pour ces travaux sur le potlatch (1950 [1924], 152 sq. ; 194 sq.). En prenant à contre-pied la généalogie théorique revendiquée par Radcliffe-Brown, le renversement opéré par Lévi-Strauss a pour effet de brouiller encore plus la différence entre anthropologie sociale et anthropologie culturelle. La première approche l’« homme total » à partir de ses représentations (ce qui la met en relation étroite avec la psychologie et la sociologie), la seconde à partir de ses productions, en particulier ses outils (ce qui fait de l’anthropologie culturelle une proche parente de la géographie, de la technologie et de la préhistoire). Mais l’essentiel est de reconnaître, pour l’auteur des Structures élémentaires de la parenté (1949), que la culture comme la société sont régies par des structures, dont le paradigme est la structure linguistique. Le langage étant à la fois un fait culturel (les animaux ne parlant pas, c’est l’un des marqueurs de l’opposition nature/culture) et un fait social (la parole établit le lien entre individus), il est légitime de s’inspirer, pour comprendre la culture et la société, de la linguistique conçue comme pont disciplinaire entre anthropologie sociale et anthropologie culturelle.

Comment saisir, alors, le choix final de Lévi-Strauss pour l’expression anthropologie sociale ? Il nous faut peut-être revenir au texte « Social Structure » (traduit et adapté en français sous le titre « La notion de structure en ethnologie », 1958 [1952], 229-378) présenté et discuté au symposium Wenner-Gren, pour en saisir la portée. Ce texte célèbre est une sorte de manifeste du structuralisme où Lévi-Strauss nomme « culture », « tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l’enquête, présente, par rapport à d’autres, des écarts significatifs » (1958 [1952], 352). Cette formulation est sans aucun doute issue de la linguistique saussurienne, et Lévi-Strauss avait déjà rendu compte de cette influence théorique en 1945 (repris dans 1958 [1945], 43-69). On est loin des définitions classiques de la culture aux États-Unis, ce qui soulève une véhémente protestation de la part de Margaret Mead : « Je ne crois pas que nous arriverons où que ce soit si nous essayons de chercher des analogues des morphèmes et des phonèmes dans le reste de la culture » (Tax et alii (eds.), 1953, 296). Mead pense que le langage n’est pas séparable de la culture, et que ce sont donc les catégories de l’anthropologie culturelle qui permettent de penser le langage : la linguistique ne peut être le modèle épistémologique de l’anthropologie. Ajoutons que dans l’ensemble des débats, Mead et Lévi-Strauss ont à plusieurs reprises de vifs échanges : par exemple à propos de l’existence de cultures nationales, Mead regrette l’absence de coopération des Français dans son projet sur ce sujet (Tax, 1953, 138-139), ou à propos de l’usage par Lévi-Strauss du mot « déchets » (garbage) pour désigner les cultures non occidentales, ce qui déplaît fort à l’anthropologue américaine (Tax, 1953, 351). Les propositions de Lévi-Strauss se sont donc heurtées aux États-Unis à l’opposition résolue de l’une des principales figures du culturalisme [24][24]Mead est citée et commentée positivement dans Les Structures….

En revanche, Lévi-Strauss conçoit ses propositions théoriques comme un prolongement/dépassement du structuro-fonctionnalisme de Radcliffe-Brown, et son succès sera ainsi beaucoup plus notable au Royaume-Uni qu’aux États-Unis [25][25]En 1953, Talcott Parsons, en visite à Paris, propose à…. La première grande œuvre de Lévi-Strauss est une étude de la parenté, sujet privilégié de l’anthropologie sociale britannique comme on l’a vu [26][26]La deuxième édition des Structures élémentaires de la parenté…. Il y inscrit son œuvre dans le domaine de la « sociologie comparée » et s’y présente comme un « sociologue comparatiste » (1949, XI), tout comme Radcliffe-Brown l’a fait à l’occasion. Il partage aussi avec ce dernier l’idée que l’anthropologie doit devenir une science comme les autres, en s’éloignant de l’impressionnisme humaniste qu’admettent et valorisent certains anthropologues américains, comme Mead ou Lowie par exemple (Tax, 1953, 152). Les modèles de Lévi-Strauss se trouvent dans la linguistique structurale, mais aussi dans la théorie des jeux et la cybernétique, nullement dans la philologie ou les humanités en général. Sa conception de l’anthropologie comme science des propriétés générales de la vie sociale (1958 [1954], 404) l’éloigne du particularisme historique qui laissait une grande place à l’étude des contingences et des spécificités locales.

76À la fin des années 1950, l’expression « anthropologie sociale » s’impose donc, comme en témoignent le rapport de Maurice Merleau-Ponty pour la création d’une chaire d’anthropologie sociale (2008 a [1958] ) et sa présentation de la candidature de Lévi-Strauss à cette même chaire (2008 b [1959] ). Dans le premier texte ((2008 a [1958], 49), le philosophe écrit :

77

« Ce que nous appelons aujourd’hui anthropologie sociale – d’un mot, usuel hors de France, qui se répand en France – c’est ce que devient la sociologie quand elle admet que, comme l’homme lui-même, le social a deux pôles ou deux faces : il est signifiant, on peut le comprendre du dedans, et en même temps l’invention personnelle y est généralisée, amortie, elle tend vers le processus, elle est, selon le mot célèbre, médiatisée par les choses. »

 

78Partant de Mauss, qui aurait anticipé cette « sociologie assouplie », Merleau-Ponty en arrive à proposer la création d’une chaire tout entière consacrée à l’étude des structures sociales. On retrouve, sans qu’il ne soit jamais nommé, un résumé des principales thèses de Lévi-Strauss dans ce texte : il ne faisait aucun doute que cette chaire, si elle devait être créée, serait destinée à l’auteur d’Anthropologie structurale, ouvrage qui venait d’être publié (1958). Merleau-Ponty ne se cache nullement de son dessein, puisqu’il achève ce texte en écrivant explicitement « que cette esquisse de l’anthropologie sociale » est aussi « le signalement abstrait de quelqu’un ». Une fois la chaire créée, Merleau-Ponty présente le candidat en commençant ainsi (2008 b [1959], 54) :

79

« C’est récemment que l’anthropologie sociale, entre sociologie et ethnographie, a conquis son autonomie. Les travaux de M. Claude Lévi-Strauss sont presque les seuls en France à suivre précisément cette ligne. »

 

80À aucun moment dans ces deux textes, Merleau-Ponty ne mentionne l’existence d’une anthropologie « culturelle » plutôt que « sociale ». Dans le premier document, l’adjectif « social » est à rapporter à la tradition durkheimienne, dans laquelle Merleau-Ponty situe explicitement la création de la chaire. Mauss est présenté comme le « père » de cette discipline, même s’il fut titulaire d’une chaire de « sociologie ». Quant à la référence à un usage général hors de France de l’expression « anthropologie sociale », elle est abusive, dans la mesure où c’est seulement au Royaume-Uni, on l’a vu plus haut, que cette formulation est dominante. Dans le deuxième texte, Merleau-Ponty identifie Lévi-Strauss comme le candidat idéal à cette chaire : et pour cause, puisqu’elle est créée en réalité comme chaire d’anthropologie structurale[27][27]Eût-elle été définie plus largement, au moins quatre candidats….

81Une fois élu, Lévi-Strauss prononce son discours inaugural ; il y précise brièvement sa conception de l’articulation entre anthropologie sociale et anthropologie culturelle (1973 [1960], 19). Si l’on considère que l’anthropologie est l’étude des signes au sein de la vie sociale, alors comment considérer « l’outillage, les techniques, les modes de production et de consommation » (1973 [1960], 19) ? Ces choses sont-elles des signes ? Non, mais elles sont « imprégnées de signification ». Pour désigner cette partie de l’anthropologie sociale, proche de la géographie et de la technologie, Lévi-Strauss propose l’expression « anthropologie culturelle »… Celle-ci devient donc une sous-discipline, comme si la culture se réduisait à la culture matérielle.

82Partant d’un point de vue perspectiviste en 1952, sans hégémonie du « social » sur le « culturel », Lévi-Strauss en arrive donc en 1960 à privilégier une approche inclusiviste : la culture est seulement un aspect de la société. Dans la mesure où l’anthropologie sociale étudie tous les signes en société, son champ d’application inclut la signification attachée aux objets matériels. Il ne s’agit pas pour autant d’un retour à Durkheim ou à Radcliffe-Brown. Ces derniers privilégiaient l’étude des formes de la solidarité collective, Lévi-Strauss définit l’anthropologie sociale comme une séméiologie.

Conclusion

83Pour comprendre comment l’anthropologie sociale (et non culturelle) s’est imposée en France, il nous a donc fallu faire un long détour par les États-Unis et le Royaume-Uni. L’acteur déterminant de cette généalogie fut Lévi-Strauss, certes, mais ce n’est qu’en tenant compte de sa relation avec les deux espaces scientifiques britannique et nord-américain que l’on peut saisir le sens du choix accompli en faveur du « social » contre le « culturel ». Lévi-Strauss est perçu comme un continuateur de Durkheim et de Mauss dans les années 1950, puisqu’il a édité le volume Sociologie et anthropologie de Mauss (1950), ce qui joue assurément en sa faveur lors de son accession au Collège de France en 1959. La référence au « social » lui permet donc de manifester cette filiation avec l’École française de sociologie, d’autant plus qu’il s’est lui-même défini à l’occasion comme « sociologue comparatiste ». Mais le choix de l’« anthropologie sociale » s’explique aussi par l’implication de Lévi-Strauss dans le débat anglo-américain initié par Murdock et Firth. En choisissant le social contre le culturel, Lévi-Strauss prend ses distances à l’égard de l’anthropologie nord-américaine, bien qu’il soit de formation américaniste. La définition très large de la culture comme coutume, habitude ou tradition, associée à une approche esthétisante et compréhensive, typique de l’anthropologie des élèves de Boas comme Lowie, Benedict ou Mead, est aux antipodes de la voie « scientifique » qu’il entend suivre. Rien n’est effectivement plus étranger au structuralisme que l’anthropologie psychologique de l’école dite « Culture et personnalité », et on a vu que Mead manifeste d’ailleurs les plus grandes réserves, dès 1952, à l’égard des propositions de Lévi-Strauss : l’antipathie est réciproque. En revanche, les propositions de Radcliffe-Brown sont à plus d’un titre compatibles avec l’anthropologie de Lévi-Strauss : il s’agit de dégager des lois universelles (ou des invariants) de l’organisation sociale (ou de l’esprit humain). La science anthropologique doit se dégager de tout impressionnisme, de tout subjectivisme pour proposer des résultats valables. C’est un but commun au structuro-fonctionnalisme britannique et au structuralisme français. Voilà comment l’anthropologie sociale a triomphé en France, après s’être imposée au Royaume-Uni.

Évitons pourtant l’ethnocentrisme. Si l’expression « anthropologie sociale » est peut-être dominante dans le monde francophone, ce n’est pas le cas dans l’aire anglophone. La conception de l’anthropologie comme étude de la culture, incluant donc la société sans s’y réduire, est toujours très largement répandue aux États-Unis. À titre d’exemple, ni Clifford Geertz (1973) ni Marshall Sahlins (1999) ne l’ont jamais abandonnée. Elle permet aux chercheurs d’aujourd’hui d’être attentifs à la diversité humaine plutôt qu’aux invariants, à privilégier l’étude de l’événement (imprévisible) sur celui des structures, à éviter le dogmatisme en respectant le sens que les sujets donnent à leurs actes. Cela n’exclut évidemment nullement la dimension collective du champ de l’anthropologie culturelle. La signification – saisie au niveau de la parole et des actes, non au niveau d’hypothétiques « structures » ou « ontologies » [28][28]Dans sa recherche d’un tableau des « ontologies » valable…se développe toujours dans la relation interpersonnelle, qu’elle soit pacifique ou conflictuelle. Si l’on considère que l’anthropologie vise avant tout à comprendre la différence culturelle ou à interpréter les cultures (Geertz, 1973), c’est-à-dire la variété des significations et des symboles dans l’humanité, alors l’avenir de la discipline appartient peut-être à l’anthropologie culturelle.

Notes

  • [1]
    C’est moi qui souligne.
  • [2]
    Je remercie Marshall Sahlins pour ses remarques amicales sur ce texte ; les thèses qui y sont présentées et les erreurs éventuelles sont de mon entière responsabilité.
  • [3]
    Les citations de Boas, de Malinowski et de Radcliffe-Brown sont issues de l’ouvrage de Kroeber & Kluckhohn (ca. 1960 [1952] ) sur le concept de culture et les définitions successives dont il a fait l’objet depuis le xixe siècle.
  • [4]
    « Culture, or civilization, … is that complex whole which includes knowledge, belief, art, law, morals, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society » (Tylor, 1871, 1).
  • [5]
    « Culture embraces all the manifestations of social habits of a community, the reactions of the individual as affected by the habits of the group in which he lives, and the products of human activities as determined by these habits » (Boas, 1930, 79).
  • [6]
    « This social heritage is the key concept of cultural anthropology. It is usually called culture… Culture comprises inherited artifacts, goods, technical processes, ideas, habits, and values » (Malinowski, 1931, 621).
  • [7]
    « We do not observe a “culture” since that word denotes not any concrete reality but an abstraction, and as it is commonly used a vague abstraction. But direct observation does reveal to us that these human beings are connected by a complex network of social relations. I used the term “social structure” to denote this network of actually existing relations. It is this that I regard as my business to study if I am working not as an ethnologist or psychologist, but as a social anthropologist. I do not mean that the study of social structure is the whole of social anthropology, but I do regard it as a being in a very important sense the most fundamental part of science » (Radcliffe-Brown, 1940, 2).
  • [8]
    « Cultural tradition is a social process of interaction of persons within a social structure. […] I regard the word “culture” as applying to the process of cultural tradition, the process by which in a given social group or social class, language, beliefs, ideas, aesthetic tastes, knowledge, skills and usages of many kinds are handed on (“tradition” means “handing on”) from person and from one generation to another » (Radcliffe-Brown, 1949, 511).
  • [9]
    Notons que E. Evans-Pritchard, même s’il critique en 1950 la recherche de « lois » en anthropologie et s’oppose ainsi à Radcliffe-Brown, est bien en accord avec ce dernier pour définir sa discipline comme anthropologie sociale, « branche de la sociologie étudiant principalement les sociétés primitives » (Evans-Pritchard, 1951, 11).
  • [10]
    « In their fundamental objectives and theoretical orientation they are affiliated rather with the sociologists. Like other sociologists, they are interested primarily in social groups and the structuring of interpersonal relationships rather than in culture, and in synchronic rather than diachronic correlations. […] Our interpretation accords, of course, with the historical derivation of the British school from the sociologist Durkheim through both Malinowski and Radcliffe-Brown. » (Murdock, 1951, 471-472)
  • [11]
    Firth (1951, 480) remarque que l’œuvre de Malinowski est teintée de romantisme, tandis que celle de Radcliffe-Brown est pénétrée par l’esthétique classique. Le premier a le goût des irrégularités et de variations individuelles, le second des systèmes ordonnés par des lois.
  • [12]
    « The more general theory of the anthropologists, then, is hardly distinguishable in its scope from that of the professed theoretical sociologist, though its different ethnographic base gives it a different illustrative content and a different – sometimes sharper-focus. In field techniques, their work is distinguished by a high degree of intensive first-hand observation of social behavior. » (Firth, 1951, 477)
  • [13]
    « “Society” emphasizes the human component, the people and the relations between them; “culture” emphasizes the component of accumulated resources, non-material and material, which the people through social learning have acquired and use, modify and transmit. But the study of either must involve the study of social relations and values, through examination of human behavior. » (Firth, 1951, 483)
  • [14]
    Dès 1936, Ralph Linton consacre un chapitre de son ouvrage The Study of Man à la notion de fonction, ce qui lui permet de se situer par rapport au structuro-fonctionnalisme britannique émergent, courant scientifique qu’il situe explicitement dans la lignée de la French School, c’est-à-dire de l’École durkheimienne. Alors que Linton entend utiliser l’expression « structure sociale » au sens restreint désignant des « formes gouvernant les interrelations individuelles », les fonctionnalistes étendent selon lui de façon abusive le sens de ce concept à un secteur large et indéfini de la « culture », incluant la vie économique et religieuse (Linton, 1936, 401). Pour Linton, la culture c’est « l’hérédité sociale », ce n’est pas la « structure sociale » (ibid., 80). C’est bien la culture qui est la condition de possibilité de la « structure sociale », et non l’inverse : il affirme ainsi en 1945 que « la structure d’une société, c’est-à-dire son système d’organisation, est elle-même une affaire de culture […] Sans la culture, il ne pourrait y avoir ni systèmes sociaux de type humain ni la possibilité d’y ajuster de nouveaux membres. » (Linton, 1959 [1945], 24?25).
  • [15]
    « There is a danger of misunderstanding here. I do not suppose that Murdock intends to say that British anthropologists in general do not deal with such subjects as technology, art and folklore, and language. It is only that these studies are not included in that branch of anthropology that is called social anthropology. The study of languages is carried out at the School of Oriental and African Languages, as well as else-where. Folklore is dealt with the Folklore Society, which includes anthropologists in its membership. Technology and art are studied in connection with ethnological museums. In other words the view that has been taken in England for fifty years is that social anthropology is only one branch of anthropological studies. » (Radcliffe-Brown, 1952, 277)
  • [16]
    Le court texte de Barbara Pym placé en épigraphe de cet article traduit cette opposition de façon saisissante. Barbara Pym, célèbre romancière anglaise du début des années 1950, décrit dans son quatrième roman (Less than Angels, 1955) les relations sentimentales au sein d’un petit groupe d’anthropologues rentrant ou partant sur leur « terrain ». La haie séparant Alaric, anthropologue culturel passionné de masques africains (il en porte à ses heures, à la stupéfaction de ses voisins anglais), du jeune Tom, partisan du structuro-fonctionnalisme et fasciné par le rôle de l’oncle maternel dans les matrilignages, symbolise littérairement l’animosité entre les deux tendances. Barbara Pym, qui fut aussi secrétaire de rédaction de la revue Africa, connaissait fort bien les mœurs des anthropologues de son temps…
  • [17]
    Ces textes ont été réunis par Kroeber et publiés sous le titre Anthropology Today: an Encyclopedic Inventory en 1953.
  • [18]
    On peut aussi remarquer la présence dans d’autres sessions du linguiste André Martinet, alors en poste à l’université Columbia, de Pierre Teilhard de Chardin, qui réside à New York, et de Henri Vallois, directeur du musée de l’Homme à Paris.
  • [19]
    Lowie est né à Vienne en 1883, Kroeber est né en 1876 à New York dans une famille germanophone. Rappelons que plusieurs figures fondatrices de l’anthropologie américaine (dont Boas, né en Westphalie en 1858) sont ainsi originaires du monde germanique. On pourrait donc aussi interpréter cette polémique entre anthropologues britanniques et américains comme une opposition entre une tradition allemande, héritière des sciences historiques et du diffusionnisme, et une tradition positiviste franco-anglaise, prolongeant Spencer et Durkheim.
  • [20]
    Lowie développe son point de vue peu après le symposium Wenner Gren dans un article publié comme suite au débat Murdock/Firth/Radcliffe-Brown dans American Anthropologist (Lowie, 1953).
  • [21]
    « I think the consensus here, with some exceptions, is that we ought to use the words “cultural” and “social” anthropology interchangeably and forget about the question of terminology and deal with the problems involved ». (Tax, 1953, 225)
  • [22]
    « I would suggest that a culture is a unity in so far as it is tied to a bounded social structure. In this sense I would agree that the social structure is the foundation of the whole social life of any continuing society. […] The social structure of a group does not exist without the customary norms and activities which work through it. We might safely conclude that where structure persists there must be some persistence of corresponding custom and where custom survives there must be some structural basis for this. » (Fortes, 1953, 22?23).
  • [23]
    Eggan est un spécialiste des Indiens d’Amérique du Nord. On notera que son ouvrage de 1937 se situe explicitement dans le domaine de l’anthropologie sociale.
  • [24]
    Mead est citée et commentée positivement dans Les Structures élémentaires de la parenté (1967 [1949], 556 ; 559) et dans les textes antérieurs à 1952 du volume Anthropologie structurale (1958) ; mais le volume de la Pléiade réunissant sept œuvres de Lévi-Strauss (2008) et les quatre volumes des Mythologiques ne comportent aucune référence à cet auteur. Margaret Mead a presque totalement disparu de l’horizon théorique de Lévi-Strauss après 1952 : à ma connaissance, la seule exception serait l’article intitulé « Réflexions sur l’atome de parenté » (1973, 103?135), où Lévi-Strauss utilise abondamment un ouvrage comparatif de Mead sur la parenté (1935) pour illustrer son point de vue.
  • [25]
    En 1953, Talcott Parsons, en visite à Paris, propose à Lévi-Strauss un poste de professeur à Harvard ; celui-ci refuse. S’il s’est permis de relater cette anecdote, déclare Lévi-Strauss, c’est « à l’intention d’une dame américaine qui a méchamment écrit dans un livre qu’ [il était] retourné en France parce qu’ [il ne trouvait] pas de poste aux États-Unis ». Kurt Lewin et Kroeber auraient aussi proposé un poste à Lévi-Strauss un peu plus tôt, sans succès (Lévi-Strauss & Didier Eribon, 1988, 82). Reste que le retrait de Lévi-Strauss de l’univers académique américain a certainement nui à son influence outre-Atlantique.
  • [26]
    La deuxième édition des Structures élémentaires de la parenté (1967) comprend ainsi une nouvelle préface presque entièrement consacrée à l’interprétation des thèses de Lévi-Strauss par Rodney Needham (1962), professeur à Oxford, introducteur et propagateur du structuralisme au Royaume-Uni. Cette interprétation est erronée selon l’auteur, mais il reste reconnaissant à Needham d’avoir fait connaître son œuvre au public anglophone. En 1969, c’est à Londres (chez l’éditeur Tavistock), et non aux États-Unis, qu’est publiée la version anglaise du premier livre de Lévi-Strauss, Needham participant à la traduction.
  • [27]
    Eût-elle été définie plus largement, au moins quatre candidats supplémentaires auraient pu se présenter à cette chaire : Georges Balandier, Roger Bastide, Michel Leiris et Alfred Métraux. Tous étaient sociologues et ethnographes au même titre que le candidat retenu et avaient publié plusieurs œuvres majeures à la date de l’élection au Collège de France.
  • [28]
    Dans sa recherche d’un tableau des « ontologies » valable universellement, Philippe Descola (2005) reprend le modèle de l’anthropologie sociale tel qu’il fut défini par Lévi-Strauss dans les années 1950.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/05/2012
https://doi.org/10.3917/anso.121.0093